C’est en 1968 que le gouvernement fédéral a demandé à Ronald Ritchie, qui était alors cadre supérieur chez Imperial Oil, de produire un rapport sur la possibilité de fonder un nouvel « institut de recherche en politiques publiques », un titre qui deviendrait à la fois l’intitulé de son rapport et le nom de l’institut qu’il recommandait de créer. M. Ritchie s’intéressait depuis déjà longtemps aux politiques publiques, soit au moins depuis sa participation à la commission des prix et du commerce en temps de guerre et son affectation à titre de directeur exécutif auprès de la Commission royale d’enquête sur l’organisation du gouvernement (1960-1962). Économiste de formation, M. Ritchie fut par la suite secrétaire parlementaire du ministre des Finances dans le gouvernement de Joe Clark. Il est le tout premier récipiendaire du prix Roland Lutes pour services exceptionnels rendus à l’IRPP. William Watson, rédacteur en chef d’Options politiques, s’est entretenu avec Ronald Ritchie le 4 avril dernier.

 

William Watson : Comment est née l’idée de l’IRPP?

Ronald Ritchie : Je ne sais pas vraiment. Pierre Elliott Trudeau en avait glissé un mot dans son premier discours du Trône, à l’automne 1968. Et je me rappelle l’avoir noté, mais je n’ai rien eu à voir avec l’idée initiale. J’ai donc été surpris qu’on me propose de mener une étude visant à concrétiser ce projet.

William Watson : Dans quelles conditions l’avez-vous entreprise”ˆ?”ˆQui vous en avait parlé et comment avez-vous réagi?

Ronald Ritchie : Si ma mémoire est bonne, c’est en novembre qu’on m’a fait cette proposition, deux semaines après le discours du Trône. On m’a invité à Ottawa pour en discuter. Je ne sais si l’invitation provenait directement de M. Trudeau, mais je suis sër qu’elle m’a été faite en son nom. J’avais déjà quelques idées sur l’approche à donner à cette étude. Je n’étais pas tout à fait novice en la matière, m’étant toujours intéressé aux politiques publiques, ayant donné des conférences et écrit sur la question. Mais ma curiosité n’a cessé de grandir à mesure que les choses évoluaient.

Quoi qu’il en soit, j’ai accepté en novembre de mener seul cette étude qu’on me proposait. Le bureau du premier ministre attendait mon rapport final à la fin du premier trimestre de 1969. Travaillant sous pression à partir de l’approche qui me semblait la meilleure, j’ai déposé mon rapport en décembre 1968. Pour ne plus en entendre parler pendant un bon moment. Au point de m’en inquiéter un peu et de faire discrètement savoir que si Ottawa tardait à me faire signe, j’agirais de mon propre chef. Car j’en étais venu à considérer comme essentielle la mise sur pied d’un institut du genre, qui n’avait pas nécessairement besoin d’un appui gouvernemental.

Mais Gordon Robertson, avec son habituelle capacité d’apaisement, m’en a dissuadé pour m’annoncer peu de temps après que les choses commençaient à bouger. Si bien qu’autour d’avril 1971, M. Trudeau s’est effectivement engagé en faveur du rapport en m’autorisant à jeter les bases de l’organisme.

William Watson : Il vous a fallu attendre de décembre 1969 à avril 1971 pour donner forme au projet. De fait, c’est plutôt long.

Ronald Ritchie : D’autant plus qu’on avait exigé mon rapport en ce mois de décembre parce que Pierre E. Trudeau et Michael Pitfield faisaient à Noà«l une croisière en Méditerranée, et qu’ils voulaient le consulter à bord. Pourtant, comme je le disais, il m’a semblé qu’ils souhaitaient le reléguer aux oubliettes. En partie parce qu’ils n’étaient pas sërs d’en apprécier les conclusions, plutôt éloignées de leur idée initiale. Je prévoyais en effet d’accorder à l’Institut un peu trop d’autonomie à leur goët. Je crois qu’ils espéraient en faire une sorte d’annexe du gouvernement. Tout le contraire de ce que je proposais.

William Watson : À l’époque, ils disposaient déjà du Conseil économique pour remplir ce rôle, n’est-ce pas?

Ronald Ritchie : Oui, et le rapport expliquait de façon assez détaillée que ce genre d’affiliation convenait plutôt mal à un institut de recherche en politiques publiques. On en a discuté, puis M. Trudeau m’a finalement donné le feu vert. Je suis resté anxieux pendant un bon bout de temps, car on tardait à annoncer le projet. On me répétait que le premier ministre attendait le meilleur moment d’en faire l’annonce en Chambre. Finalement, en aoët 1971, on m’a fait venir à Ottawa à quelques heures d’avis. Heureusement, j’avais facilement accès à des billets d’avion. Sinon, je doute avoir pu assister à la conférence de presse.

William Watson : Dans quel domaine travailliez-vous à l’époque?

Ronald Ritchie : J’étais vice-président-directeur et membre du conseil d’administration d’Imperial Oil, où j’étais entré en 1947.

William Watson : Quelle vision de l’Institut proposiez-vous, et comment l’a-t-on modifiée”ˆ?

Ronald Ritchie : On n’y a pas modifié grand-chose, en fait. Cette vision était étonnamment bien formulée dans mon rapport, que j’ai relu pour la première fois depuis longtemps hier soir, en prévision de cet entretien. J’y avais défini assez clairement une approche de mise en œuvre. Outre le mandat proposé et diverses modalités, ma principale contribution a consisté à donner former à cette vision en mettant sur pied le premier conseil d’administration et le conseil des fiduciaires, à lancer une collecte de fonds et à tenter d’intéresser au projet à tout le moins les gouvernements provinciaux, ce qui me semble avoir été accompli. Mais je doute que leur intérêt se soit maintenu, et vous sauriez mieux que moi dans quelle mesure les provinces ont conservé des liens plus ou moins formels avec l’Institut. Car ma contribution s’est arrêtée peu après, à l’arrivée du premier président, dont je n’ai pu vraiment apprécier le travail puisque j’ai quitté le monde des affaires à la fin janvier 1974 pour ­entrer en politique fédérale. Et dès lors, j’ai dë manifester une grande prudence dans mes rapports avec l’IRPP. J’en ai discuté avec le conseil d’administration et quelques autres personnes, et y suis finalement resté jusqu’au milieu de 1974, lorsque ce président, Fred Carrothers, est entré en fonctions.

William Watson : Quelles autres difficultés avez-vous rencontrées une fois le projet de l’Institut bien amorc锈?

Ronald Ritchie : Il fallait bien sër trouver l’argent nécessaire à son fonctionnement. Le gouvernement fédéral s’était engagé à hauteur de près d’un million de dollars en guise de premier versement, sur un total de 10 millions conditionnels à l’obtention d’un financement équivalent en provenance d’autres sources. J’ai donc entrepris de collecter des fonds en coiffant ma casquette d’Imperial Oil, qui faisait meilleur effet dans certains des milieux où j’espérais trouver l’argent. J’ai convaincu quelques entreprises, mais les provinces se sont montrées beaucoup moins généreuses. John Robarts a versé une contribution, et d’autres semblaient prêts à suivre son exemple, mais je ne me rappelle pas si leurs intentions se sont matérialisées.

William Watson : Les provinces ont-elles fourni une explication à ce faible enthousiasme?

Ronald Ritchie : Non. Même si, à une exception près, toutes se disaient favo­rables à la création d’un tel organisme auquel se référer de temps à autre. Aucune province ne voulait toutefois s’engager sur cette seule idée. La plus réfractaire était donc la Colombie-Britannique de W.A.C Bennett, le premier ministre que je connaissais sans doute le mieux après John Robarts. Dès le départ, M. Bennett a rejeté l’idée en la jugeant parfaitement inutile. Cela contrastait fortement avec le solide appui des autres premiers ministres provin­ciaux, que j’avais tous personnellement rencontrés sauf celui du Manitoba, qui avait délégué ses principaux représentants. Mais nos échanges se sont arrêtés avant d’aborder la question d’un véritable appui financier, et je reste incertain de la suite des événements.

Fait intéressant, l’emplacement du siège social de l’Institut a soulevé un débat véhément et passionné. Les trois provinces de l’Ouest ont vivement plaidé en faveur d’une installation dans les Prairies pour renforcer leur influence nationale, ce qui était bien compréhensible. Et l’on a discuté tout aussi vivement du choix d’Ottawa. C’est finalement Montréal qui a raflé la mise, pour se concilier Québec me semble-t-il. Nous nous opposions à ce que l’Institut s’installe à Ottawa, beaucoup trop près du gouvernement fédéral.

Tout ce qui précède explique en partie la lenteur qui a caractérisé les véritables débuts de l’IRPP.

William Watson : Quel était votre point de vue sur la nature des rapports entre l’Institut et le gouvernement”ˆ? Celui-ci devait-il considérer l’orga­nisme comme une ressource utile ou lui transmettre plutôt ses demandes touchant certains domaines d’étude”ˆ?

Ronald Ritchie : L’institut n’avait certainement pas à se plier aux demandes gouvernementales. Oui, il pouvait servir de ressource et répondre à certaines demandes, à condition de déterminer lui-même si le domaine d’étude considéré s’intégrait à son programme et lui assurait de préserver son indépendance. Une ressource, donc, mais aucunement contrôlée ou orientée par le gouvernement.

William Watson : L’Institut s’est doté de fiduciaires et d’un conseil d’admi­nistration. Quel raisonnement a motivé cette décision?

Ronald Ritchie : C’est surtout Michael Pitfield qui a mis de l’avant cette idée et, en coulisses, Pierre Elliott Trudeau. C’est en tout cas ce que je crois, sans savoir si M. Trudeau a vraiment insisté pour qu’il en soit ainsi. Mais il a clairement donné son aval.

À l’origine, un conseil d’administration me paraissait suffisant. L’idée de nommer des fiduciaires visait à étendre la portée de l’organisme en y intégrant des représentants du gouvernement fédéral et, si possible des provinces. Surtout, il s’agissait d’en faire un organisme véritablement national. Et c’était parfaitement légitime. Je me suis vite rangé à cet argument, même sans l’avoir envisagé au départ.

William Watson : L’Institut tel qu’il s’est finalement mis en place correspond-il d’assez près à vos recommandations et à votre vision”ˆ?

Ronald Ritchie : Oui, si j’en juge aujourd’hui par ses réalisations, la va­riété des sujets étudiés et, me semble-t-il, et la façon dont elle est centrée sur la recherche. Cela correspond assez bien aux idées formulées dans mon rapport initial.

William Watson : À tout le moins au Canada, quelle comparaison feriez-vous entre le monde actuel des instituts de recherche et celui d’il y a 30 ans, qui était alors un très petit monde”ˆ?

Ronald Ritchie : C’est le moins qu’on puisse dire. Disons que malgré ma connaissance relative des instituts de recherche actuels, un organisme comme l’IRPP me semble tout aussi important qu’à l’époque. Surtout comme organisme de premier ordre exerçant une forte influence. Et peu importe la présence d’autres instituts aux points de vue parfois singuliers. L’IRPP doit conserver son impartialité et sa capacité d’analyse approfondie. Et tout indique qu’il y parvient.

William Watson : Parlons de ce pro­blème récurrent de la presse, qui laisse entendre qu’un institut de recherche endosse nécessairement les études qu’il publie, y compris leurs conclusions et les recommandations politiques qui peuvent s’ensuivre. Quel était votre point de vue sur ce lien entre l’IRPP et les recherches qu’il pu­bliait à l’époque? Les endossiez-vous ou disiez-vous simplement qu’il s’agissait d’excellentes études auxquelles prêter toute l’attention nécessaire?

Ronald Ritchie : L’Institut devait avoir à mes yeux un rôle d’éclaireur auprès du gouvernement comme de la population, et cela sur une variété de questions très complexes réclamant des décisions à court comme à long terme. J’espérais qu’il contribue ainsi au développement d’une riche pensée politique, ce qui n’exigeait pas d’a­dhérer à toutes les études qu’il publiait. En favorisant l’expression d’une diversité d’opinions, il en viendrait naturellement à produire suffisamment d’analyses correspondant à sa vision propre.

Il me semblait aussi très important pour l’Institut d’éviter toute controverse à outrance pour qu’on ne puisse lui accoler aucune étiquette partisane. Il s’agissait d’alimenter en idées et concepts la réflexion du gouvernement et de la population, sans jamais être perçu comme un groupe de pression aux intérêts particuliers. Aujourd’hui, la revue Options politiques prend parti sur certaines questions, ce qui est inévitable, et l’Institut lui-même se prononce avec plus de fermeté que je ne l’aurais envisagé. Mais sans doute est-ce nécessaire de nos jours. Pour autant, personne ne songe à lui acco­ler d’étiquette. Du moins pas que je sache.

William Watson : Jugez-vous nécessaire de maintenir des liens relativement étroits avec le gouvernement, ou celui-ci est-il capable de nos jours de mener par lui-même le travail de recherche?

Ronald Ritchie : Les relations doivent rester bonnes, au sens d’une bonne communication, et sans doute aussi pour mener certains projets à sa demande. Mais il est indispensable que l’Institut se tienne suffisamment à distance pour s’assurer de rester parfaitement indépendant, de conserver la pleine confiance du public, y compris du monde universitaire, et d’être bien davantage qu’une branche du gouvernement.

William Watson : En terminant, permettez-moi de vous féliciter pour la distinction que l’IRPP vous accordera le 28 mai en reconnaissance de votre contribution à l’élaboration des politiques publiques au Canada et, bien entendu, au développement de l’Institut lui-même.

Ronald Ritchie : Merci beaucoup de cette marque d’estime, qui me fait vraiment très plaisir.

 

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