Monique Jérôme-Forget a été présidente de l’IRPP de 1991 à 1998, remplissant ainsi le mandat le plus long à la tête de l’Institut. Auparavant, elle avait été sous-ministre adjointe au ministère fédéral de la Santé et du Bien-être social, présidente de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST) du Québec, vice-rectrice aux finances de l’Université Concordia et présidente du comité sur les politiques sociales de l’OCDE. Mme Jérôme-Forget a été élue en novembre 1998 à l’Assemblée nationale du Québec, où elle agit actuellement comme critique de l’opposition en matière de finances. William Watson, rédacteur en chef d’Options politiques, s’est entretenu avec elle le 13 avril dernier.

 

William Watson”ˆ:”ˆDepuis quand connaissez-vous l’IRPP?

Monique Jérôme-Forget”ˆ:”ˆDepuis ses tout débuts, pratiquement. Je lisais les études que l’Institut publiait, avant de les perdre un peu de vue pour m’engager dans les secteurs de la santé et de l’éducation. Puis j’ai repris contact et l’on m’a proposé la présidence de l’organisme, poste que j’ai occupé pendant sept ans.

William Watson”ˆ:”ˆQuels étaient les principaux problèmes à votre arrivée?

Monique Jérôme-Forget”ˆ:”ˆIl fallait consolider l’Institut, qui possédait des bureaux dans tout le pays ”” à Halifax, Québec, Ottawa et en Colombie-Britannique ”” et disposait d’un budget particulièrement mince. C’est le premier mandat que m’a confié le conseil d’administration”ˆ:”ˆrassembler les forces. Pour ce faire, nous avons d’abord établi le siège social à Ottawa afin de développer la recherche et de créer une véritable synergie. Puis nous avons déplacé le siège social à Montréal, car l’Institut était souvent perçu comme une annexe du gouvernement fédéral. Au point qu’on m’avait demandé à Ottawa quel ministère nous finançait. Il était devenu très difficile de nous démarquer du gouvernement et d’éviter ce genre de perception.

Mais il y avait une autre raison à ce déménagement. Plusieurs membres du Conseil estimaient que l’Institut devait s’installer à Montréal puisqu’il était prévu de le faire dès sa fondation. On jugeait la machine gouvernementale si imposante à Ottawa qu’il deviendrait inévitable d’y travailler dans l’ombre du gouvernement. Montréal étant une ville parfaitement bilingue, j’ai aussitôt approuvé cette idée. J’en ai discuté avec Tom Kierans, du C.D. Howe Institute. Celui-ci se trouvant à Toronto, il semblait tout à fait opportun que l’IRPP s’établisse à Montréal.

C’est ainsi que nous avons déménagé le siège social pour consolider l’Institut et regrouper ses forces.

William Watson”ˆ:”ˆVous étiez donc satisfaite de cette décision?

Monique Jérôme-Forget”ˆ:”ˆOui, j’en étais très heureuse. Mais soyons franc. J’ai vécu une grande partie de ma vie à l’extérieur de Montréal, et je passe aujourd’hui beaucoup de temps à Québec. Sans oublier mes années à Ottawa comme sous-ministre adjointe. Ce n’était donc pas un choix personnel. Mais pour l’Institut, c’était l’idéal. D’autant plus que Montréal compte quatre universités et que j’ai rapidement tissé des liens privilégiés avec McGill. Le bilinguisme est aussi un solide atout pour un organisme comme l’IRPP, institut national qui sert en quelque sorte d’étendard à un Canada bilingue. Et si l’essentiel de ses travaux sont publiés en anglais, son fonctionnement interne se fait naturellement dans les deux langues. Bref, l’Institut a toujours tenu compte de cet atout qui fait du Canada le pays que nous connaissons.

William Watson”ˆ:”ˆQuelle est votre vision actuelle des instituts de recherche et comment a-t-elle évolué depuis vos débuts à la présidence de l’IRPP?”ˆNous pourrons ensuite parler de la perception que vous en avez maintenant que vous êtes en politique active.

Monique Jérôme-Forget”ˆ:”ˆÀ mon arrivée, il y a eu au conseil d’administration un débat consacré à notre pla­nification stratégique qui a duré une journée entière, laquelle faisait suite à deux jours de rencontres avec différents acteurs du pays, dont un à Toronto avec d’importants leaders d’opinion. Les échanges portaient sur la nature de nos recherches. Allait-on privilégier les recherches à long terme ou les débats à plus court terme, axés sur des questions d’actualit锈?”ˆCertains favorisaient le long terme, mais je crois que c’était un rêve irréalisable. La recherche fondamentale nécessite beaucoup plus d’argent que les instituts de recherche canadiens n’en disposent. La Rand Corporation peut se le permettre, et c’est d’ailleurs ce qu’elle fait. Mais l’IRPP, voire le C.D. Howe Institute, manquent de ressources pour mener à bien des recherches fondées sur une vision à long terme. À mon entrée en fonctions, l’Institut assurait les services d’une maison d’édition en publiant tous les bons essais qu’on lui soumettait. La démarche avait du bon et nous faisions en la matière de l’excellent boulot.

Mais nous avons choisi de rajuster le tir en définissant plutôt nos propres domaines de recherche, pas plus de quatre ou cinq, et d’y concentrer nos efforts. Compte tenu de nos moyens limités, nous avons aussi décidé de faire appel à des chercheurs contractuels. La plupart des études étaient donc menées en dehors de l’Institut, le plus souvent par des universitaires.

William Watson”ˆ:”ˆMalgré un certain attrait pour la recherche à long terme, vous aviez donc le sentiment qu’à ce stade du développement de l’IRPP…

Monique Jérôme-Forget”ˆ:”ˆOui, nous aurions aimé favoriser la recherche à long terme mais il nous semblait impossible d’en assumer les coëts. Et par suite d’une longue réunion du Conseil, nous avons adopté le schéma du C.D. Howe Institute. À cette différence que nous allions mettre l’accent sur les politiques sociales.

William Watson”ˆ:”ˆEt quelles grandes questions ont retenu votre attention?

Monique Jérôme-Forget”ˆ:”ˆEn partie les relations Québec-Canada. Nous avons aussi travaillé sur l’emploi et la sécurité du revenu. France St-Hilaire avait amorcé une étude qui a incité Pierre Lefebvre et Philippe Merigan à s’intéresser aux politiques familiales. Et nous avons abordé le problème constitutionnel en cherchant à offrir, à partir du Québec, des perspectives inédites. Au même moment, le C.D. Howe Institute lançait une série d’études sur les embëches que le Canada aurait à surmonter si le Québec se séparait, la perte de notre passeport par exemple. Mais je ne crois pas à l’exploitation du sentiment de peur. Nos propres études ont-elles été utiles”ˆ?”ˆJe ne peux l’affirmer, mais je sais qu’elles ont servi même après la rencontre de Charlottetown et qu’on a longtemps continué d’y faire référence.

William Watson”ˆ:”ˆJ’ai parlé à Gordon Robertson, qui était président de l’IRPP lors du premier référendum québécois. D’après lui, l’Institut n’avait pas grand-chose à ajouter à la masse d’information produite pendant cette période référendaire par les deux gouvernements, fédéral et québécois. àŠtes-vous du même avis?

Monique Jérôme-Forget”ˆ:”ˆL’un des grands problèmes des instituts de recherche réside dans la composition de leur conseil d’administration, qui rend difficile les prises de position. Les instituts canadiens sont rarement en­thousiastes à l’idée de prendre clairement parti sur certaines questions. C’est peut-être inévitable, mais ils se trouvent alors à publier des études dont ils n’endossent pas pleinement les conclusions. C’est un peu le règne de l’auteur. Et bien qu’on puisse se réjouir d’être couvert par les médias, je doute que cette pratique contribue à changer les choses.

On peut dès lors s’interroger sur leur influence. Dans le cas du premier référendum, sans doute avons-nous manqué d’assurance. Mais je crois que l’IRPP et le C.D. Howe Institute ont tous deux joué un rôle décisif au moment de l’Accord de libre-échange. Dick Lipsey et Murray Smith passaient à la télévision presque chaque soir pour en vanter les mérites. Mais cela pose problème lorsque certains membres du Conseil sont en désaccord. À mon arrivée à l’Institut, par exemple, plusieurs de nos membres s’opposaient fortement au libre-échange. Il nous a donc fallu préciser que les études qui y étaient favorables exprimaient le point de vue de leurs auteurs sans nécessairement engager l’Institut.

William Watson”ˆ:”ˆEt curieusement, la presse ne semble jamais relever cette distinction.

Monique Jérôme-Forget”ˆ:”ˆC’est vrai, mais les instituts de recherche manquent aussi de détermination. Une fois qu’ils ont publié une étude, ils omettent souvent de définir une vraie stratégie de communication, comme l’avait fait Dick Lipsey avec l’Accord de libre-échange. Il s’était rendu à Ottawa pour en débattre avec l’opposition, rencontrer personnellement plusieurs députés et défendre vigoureusement son point de vue.

Et nous vivons aujourd’hui une situation analogue. Les soins de santé arrivent en tête des préoccupations des Canadiens ou, sinon, tout juste derrière. Mais qui met de l’avant d’authentiques propositions de réforme du système de sant锈?”ˆUn Don Mazankowski embauché par le gouvernement albertain aurait plus d’influence que n’importe quel institut de recherche. À l’époque, en tant que présidente de l’IRPP, j’aurais certainement pu insister davantage pour que nous adoptions une position ferme sur une ou deux questions majeures. Sur la fusion de Toronto, par exemple, nous aurions pu raffermir notre engagement. J’avais déjà quitté l’IRPP mais je ne suis pas sëre que ma présence y aurait changé quelque chose. Or, nous avions beaucoup étudié la question des villes, mais nous avons très peu participé au débat pu­blic. De même, pendant la fusion de Montréal, l’IRPP est resté en retrait. Et cela me semble un peu triste puisqu’il avait consacré beaucoup d’efforts à sensibiliser les gens à l’importance des villes et de leur financement.

On pourrait également citer l’exemple des «”ˆgarderies à 5 $”ˆ». L’excellente étude de Pierre Lefebvre et Philip Merigan a établi que ces places à 5 $ par jour profitent surtout aux parents disposant de bons revenus, et que les familles plus pauvres perdent en fait de l’argent. Leur étude est très bien documentée, mais l’attrait politique de cette mesure est si grand qu’elle est restée en vigueur et que les gens continuent de la juger très avantageuse. Sauf qu’il manque toujours 50 000 places pour des parents qui ne savent où faire garder leurs enfants. Ici encore, l’Institut s’est placé en retrait. Il y a eue débat avec Pauline Marois, alors”ˆministre responsable de cette politique, et nous avons publié quelques articles auxquels celle-ci a répondu, mais tout s’est passé comme si l’IRPP avait manqué de la conviction nécessaire pour véritablement diffuser son point de vue.

William Watson”ˆ:”ˆCette vision préconisant que les instituts de recherche s’engagent plus directement dans le processus politique, je suis persuadé qu’elle s’est renforcée depuis votre propre entrée en politique active.

Monique Jérôme-Forget”ˆ:”ˆJe suis en effet plus convaincue que jamais de la nécessité de leur engagement actif. Selon la règle démocratique, les hommes et femmes politiques doivent être élus pour mettre en œuvre leur programme. Mais les instituts de recherche n’ont pas à rechercher d’appuis électoraux. Ils n’en ont pas besoin pour s’acquitter de leur mandat.

C’est pourquoi je crois qu’ils peuvent jouer un rôle majeur. Et l’IRPP est assurément l’un des plus solides quand il s’agit de penser hors des sentiers battus. Sur la question des soins de santé et bien d’autres. À mes yeux, l’IRPP est tout simplement le meilleur institut de recherche canadien. Je lui prédis un excellent avenir, surtout sous la direction de son président actuel, un homme disponible et très ouvert, qui déborde d’énergie. Et pour ce trentième anniversaire, c’est de tout cœur que je souhaite longue vie, très longue vie à l’Institut.

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