Malgré la chute récente de certains titres importants dans le domaine des technologies de l’information et des communications (TIC), ce secteur continue-ra à jouer un rôle important dans l’économie canadienne. D’une part, la croissance dans ce domaine a été fulgurante dans les années quatre-vingt-dix : selon Industrie Canada, entre 1993 et 2000, le secteur des TIC a compté pour 16,5 p. 100 de la croissance économique, alors que ce secteur ne comptait que pour 6,6 p. 100 de la production totale. D’autre part, autant les entreprises que les gouvernements continuent de faire de l’innovation une priorité. Mais l’innovation ne peut être soutenue que si le pays dispose d’un bassin suffisant de personnel hautement qualifié. C’est ce dont il sera question dans cet article.
L’analyse présentée ici se fonde sur une enquête intitulée Survey of Student and Faculty Trends in Canadian University Electrical and Computer Engineering Programs réalisée pour le compte de l’Institut canadien de recherche en télécommunications. Cette enquête visait à identifier les principales tendances de la dynamique de l’effectif étudiant et du corps professoral dans les départements de génie électrique et de génie informatique (GÉ-GI).
L’intérêt principal de cette enquête tient au fait que Statistique Canada ne publie pas encore de données pour les programmes de génie informatique; seules des données pour les programmes de génie électrique sont disponibles à l’heure actuelle. Le génie informatique est une discipline récente, en pleine expansion, et elle constitue un des apports importants à l’industrie œuvrant dans les TIC. Un autre domaine important pour cette industrie est le domaine de l’informatique; nous ne l’avons toutefois pas inclus dans notre étude puisque des données satisfaisantes existent déjà à ce sujet.
De façon générale, nos questions portaient sur les demandes d’admission et les inscriptions, les diplômes décernés et le nombre de professeurs. L’enquête a été réalisée entre les mois d’aoët et d’octobre 2000 auprès de 26 universités. Des questionnaires ont été envoyés aux responsables des deux programmes. Les réponses de 21 d’entre elles représentant plus de 75 p. 100 de la population étudiante en génie électrique et en génie informatique ont été utilisées pour construire la base de données. L’échantillon est donc très représentatif de ces programmes. Pour ce qui est de l’interprétation des résultats, nous nous sommes concentrés sur la dynamique des cinq dernières années scolaires (1995-1996 à 1999-2000).
En ce qui concerne les inscriptions au premier cycle, le phénomène le plus marquant est la croissance fulgurante des programmes de génie informatique : en cinq ans, les inscriptions ont crë de 78 p. 100, comparativement à une augmentation de 20 p. 100 pour l’ensemble des programmes de génie pendant la même période. Les inscriptions dans le programmes de génie électrique ont, quant à elles, crë de 14 p. 100. Pris ensemble, les programmes de GÉ-GI ont cree de 35 p. 100 (voir la Figure 1). Il convient de souligner l’importance de l’Ontario dans cette croissance. En effet, l’Ontario a, à elle seule, absorbé 53 p. 100 de la croissance des inscriptions dans les programmes de GÉ-GI. Cette proportion est beaucoup plus importante que la part de l’Ontario dans l’ensemble des inscrits. Cette tendance est probablement due en bonne partie à l’initiative nommée Access to Opportunities Program (ATOP) mise de l’avant par le gouvernement ontarien en 1998 et visant à doubler en trois ans le nombre d’inscrits au premier cycle dans les domaines d’études liés aux TIC (incluant l’informatique). On observe donc une croissance rapide des inscriptions au premier cycle, particulièrement en génie informatique.
Une autre tendance qu’il importe de souligner est la hausse marquée des demandes d’admission pendant la même période. Elles ont cree encore plus rapidement que les inscriptions, de sorte que le ratio des demandes d’admission sur les inscriptions était beaucoup plus important en 1999-2000 qu’en 1995-1996 il a presque doublé pour
les programmes de génie informatique. Un nombre grandissant de candidats sont rejetés et ce, même s’ils sont qualifiés. Cela nous indique que les ressources dont disposent les universités ne sont pas suffisantes pour satisfaire la demande dans ce secteur.
En ce qui a trait aux diplômes de premier cycle, on observe des tendances du même ordre que celles identifiées pour les inscriptions : une forte augmentation pour les diplômes de génie informatique et une augmentation modérée pour ce qui est des programmes de génie électrique. En effet, l’augmentation du nombre de diplômes a été de 66 p. 100 pour les premiers, de 12 p. 100 pour les seconds et de 27 p. 100 pour les deux programmes ensemble (voir Figure 2).
Si on se porte maintenant du côté des cycles supérieurs, on observe des tendances significativement différentes et pour tout dire inquiétantes. Les inscriptions dans les programmes de maîtrise de GÉ-GI n’ont crë que de 14 p. 100, et les inscriptions dans les programmes de doctorat ont diminué de 11 p. 100 depuis 1995-1996 (voir Figure 3). Encore plus inquiétantes sont les tendances observées pour les diplômes décernés. Le nombre de diplômes de maîtrise décernés dans les deux programmes a diminué de 4 p. 100, et le nombre de diplômes de doctorats décernés a littéralement chuté de 35 p. 100 (voir Figure 4). Contrairement aux inscriptions de premier cycle, l’Ontario accuse ici un certain retard par rapport au Québec et aux provinces des Prairies : les inscriptions à la maîtrise ont crë moins rapidement et la chute du nombre de diplômes décernés a été plus marquée. Nous discuterons plus loin des causes possibles et de la signification de ces tendances.
En ce qui concerne le nombre de professeurs, la croissance a été de 11 p. 100 entre 1995-1996 et 1999-2000. Comme dans le cas des inscriptions de premier cycle, l’Ontario a dominé la croissance. Par ailleurs, le nombre de professeurs de génie électrique et informatique en congé non sabbatique a doublé au cours de la période étudiée. Toutefois, les nombres demeurent faibles, et il faudrait suivre l’évolution dans les années futures afin de voir si cette tendance se confirme. Il convient de remarquer que l’augmentation du nombre de professeurs a été beaucoup plus faible que l’augmentation du nombre d’étudiants de premier cycle, ce qui fait que le ratio professeurs-étudiants n’a cessé d’augmenter pendant la période étudiée.
Cette tendance a aussi été observée dans les autres programmes de génie, mais les programmes de GÉGI sont désavantagés depuis longtemps : bon an mal an, le ratio professeurs-étudiants y est 25 p. 100 plus élevé que dans l’ensemble des programmes de génie (voir Figure 5).
Les principales tendances observées sont donc les suivantes : premièrement, le nombre d’inscriptions dans les programmes de GÉ-GI a crë de façon importante dans les cinq dernières années, plus que dans les autres programmes de génie. En raison d’une augmentation modeste de la taille du corps professoral, cela a provoqué une augmentation du ratio professeurs-étudiants. De plus, on peut affirmer qu’un nombre croissant de candidats doivent être refusés dans ces programmes en raison d’un manque de ressources. Finalement, des tendances inquiétantes ont été observées du côté des cycles supérieurs : d’abord, une augmentation limitée du nombre d’inscriptions à la maîtrise accompagnée d’une diminution du nombre d’inscriptions dans les programmes de doctorat; ensuite, une diminution du nombre de diplômes décernés autant à la maîtrise qu’au doctorat.
L’enjeu pour le secteur des TIC est de pouvoir disposer d’une relève suffisante et de bon niveau. Les besoins de l’industrie sont très importants et les universités ne sont pas en mesure d’y répondre à l’heure actuelle. De façon générale, assurer une relève suffisante en cette matière est essentiel à la productivité et à la compétitivité du Canada. Pour y parvenir, les programmes de GÉ-GI devront relever deux grands défis : stopper l’érosion des programmes de cycles supérieurs et assurer un financement adéquat pour les départements et pour la recherche.
Cela est essentiel pour plusieurs raisons. La première est que ce sont les diplômés de cycles supérieurs qui nourrissent l’activité de recherche et développement, autant dans les universités que dans les entreprises. Ce sont eux qui contribuent le plus à l’innovation et, ainsi, au développement de la productivité. Des lacunes à cet égard inciteront aussi les entreprises à effectuer leurs activités de recherche et développement ailleurs qu’au Canada. Par ailleurs, les diplômés de cycles supérieurs assurent la relève du corps professoral. Comme les étudiants de premier cycle sont de plus en plus nombreux, et que l’augmentation du corps professoral est déjà insuffisante pour couvrir les besoins, il faudra accentuer les efforts de ce côté; mais si les diplômés de doctorat continuent à être de moins en moins nombreux, cette tâche sera presque impossible à accomplir.
L’industrie joue ici un rôle double : d’une part, le succès des entreprises du secteur des TIC a, dans les années 1990, attiré un nombre croissant d’étudiants vers les programmes de GÉ-GI; d’autre part, ce succès a rendu beaucoup moins attrayants les programmes de maîtrise et de doctorat. Pendant plusieurs années, obtenir un bon salaire dans ce domaine n’était pas difficile pour un bachelier.
Il y a donc un effort important à faire de la part des universités, du gouvernement et de l’industrie elle-même pour attirer plus d’étudiants aux cycles supérieurs. Une première voie à emprunter serait d’intensifier les efforts d’orientation chez les étudiants de baccalauréat. Les gouvernements et les universités peuvent travailler de concert à ce chapitre. Par exemple, il serait utile de réaliser des études pour bien comprendre le profil des étudiants de cycles supérieurs dans ces programmes et les facteurs qui poussent certains bons candidats dans d’autres voies. Cette information permettrait de mieux cibler les efforts de recrutement. Mais il faut se rendre à l’évidence que ces efforts ne pourront pas être couronnés de succès si les conditions financières des programmes de GÉ-GI continuent de se détériorer. Il faudra donc, dans un second temps, trouver les fonds nécessaires pour s’assurer que les départements de GÉ-GI soient dynamiques.
Il va sans dire qu’il s’agit là d’un défi majeur pour les programmes dont il est question ici, mais aussi pour l’ensemble des programmes universitaires. Le problème est évidemment connu, ce qui ne veut pas dire que les solutions le sont. Dans un premier temps, les départements doivent jouir d’un solide financement de base. Cela sert autant à permettre l’embauche (et la rétention) de professeurs qu’à s’assurer que le nombre de classes est suffisant, que les bibliothèques sont bien garnies, etc. Comme on l’a vu plus haut, le ratio professeurs-étudiants est élevé et ne cesse de croître, ce qui nuit à la qualité de l’enseignement prodigué.
La majeure partie de leur financement vient des gouvernements provinciaux, et ces derniers ont réduit sensiblement les montants disponibles pour l’enseignement supérieur ces dernières années. De plus, les autres sources envisageables pour compenser ces pertes sont limitées. D’une part, les frais de scolarité ont augmenté de façon très importantes dans les universités canadiennes dans les cinq dernières années (exception faite du Québec), et des questions commencent à se poser quant à la menace que cela pose à l’accessibilité. Par ailleurs, les entreprises ne financent pas directement les départements, mais bien des chaires, des projets de recherche ou des fondations.
Mais chacun de ces canaux a ses limites : les chaires peuvent financer des salaires de professeurs, mais elles ne sont pas principalement orientées vers l’enseignement; les projets de recherche peuvent permettre d’embaucher des étudiants ou de financer des laboratoires, mais ils sont orientés vers des buts très précis, et les laboratoires financés par ces projets peuvent même parfois devenir une charge pour les universités en raison des coëts d’entretien; finalement, les dons aux fondations ne peuvent servir à la gestion générale des universités. La plupart des gouvernements provinciaux, qui émergent progressivement d’une période de compressions, devront faire les choix qui s’imposent concernant le support aux universités, c’est-à-dire réinvestir dans le financement de base afin de conserver un réseau universitaire de qualité.
Dans un second temps, la vitalité des départements de GÉ-GI est fortement liée au dynamisme de la recherche qu’on y fait. À ce titre, le gouvernement fédéral joue un rôle prépondérant. L’objectif du gouvernement fédéral de doubler les sommes consacrées à la recherche d’ici dix ans, énoncé dans le dernier discours du Trône, est certes bienvenue. Mais il faudra attendre de voir si cet engagement se concrétise et quels seront les domaines privilégiés dans cette entreprise.
En plus des bénéfices généraux de la recherche, l’augmentation des fonds de recherche est essentielle pour deux raisons. La première est qu’elle permet de garder ou d’attirer de bons professeurs. À ce sujet, bien qu’il n’y ait pas de consensus sur l’étendue de l’« exode des cerveaux », le Canada perd incontestablement un nombre significatif de professeurs au profit des États-Unis, et la qualité des installations de recherche est un facteur important dans ce phénomène.
La seconde est qu’elle améliore les conditions de travail des étudiants des cycles supérieurs, ce qui permet d’attirer de bons candidats, de faciliter la rétention des bons étudiants et d’encourager la persévérance des étudiants inscrits. S’il faut éviter que tous les bons éléments acceptent des emplois immédiatement après avoir obtenu leur baccalauréat, les conditions de recherche devront connaître une amélioration majeure.
En terminant, il convient de souligner à nouveau l’importance d’avoir au Canada un personnel hautement qualifié. Le secteur des TIC, entre autres, continuera à en avoir grandement besoin. Assurer la relève dans ce secteur est déjà difficile, mais il est essentiel d’agir si nous ne souhaitons pas nous retrouver à la remorque des autres pays industrialisés.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement celles de l’Institut canadien de recherche en télécommunications.