Cet automne, le principe de l’universalité a refait surface dans les débats publics. Il y a d’abord eu le projet néodémocrate de créer un programme pancanadien de services de garde, qui garantirait à chaque enfant une place pour un coët maximal de 15 dollars par jour. Puis, l’annonce, par le gouvernement Harper, d’une bonification de la Prestation universelle pour la garde d’enfants (PUGE), qui reconfigurait et haussait un transfert tordu, mais tout de même universel. Et enfin, bien sër, la décision de moduler les tarifs des services de garde en fonction du revenu familial dans les Centres de la petite enfance du Québec (CPE).

Tous ces débats ont donné lieu aux arguments habituels à propos de l’universalité. Les opposants soulignaient l’inutilité d’aider davantage les plus riches, et la sagesse, dans un monde où les ressources ne sont pas illimitées, de cibler les dépenses en faveur des moins fortunés. Classique, cet argument peut facilement apparaître comme du gros bon sens. Pourquoi voudrait-on aider la proverbiale femme du juge ?

Parce que, répondent les tenants de l’universalité, ce faisant on met en place de meilleurs programmes sociaux, qui réduisent davantage les inégalités. Des programmes ciblant uniquement les pauvres ont toutes les chances de demeurer de pauvres programmes, loin des préoccupations de la majorité. Quand tous les citoyens se sentent concernés, au contraire, ils acceptent de payer les impôts nécessaires et exigent des programmes de qualité, pour tous. N’est-ce pas comme ça que l’on pense le financement de nos services de santé et de nos écoles (primaires à tout le moins) ? Et puis, si l’on souhaite tant faire payer les riches, il y a un instrument à toute épreuve pour cela, soit l’impôt sur le revenu.

Moduler, d’accord, mais dans un contexte universaliste.

L’idée que l’on puisse redistribuer davantage en donnant également à tous plutôt qu’en effectuant un simple transfert des riches vers les pauvres a même un nom : c’est le paradoxe de la redistribution, documenté en 1998 par deux sociologues suédois, Walter Korpi et Joakim Palme. Le constat de Korpi et Palme apparaissait implacable : les pays les plus égalitaires étaient précisément ceux qui avaient misé sur l’universalité.

En comparaison, le modèle Robin des Bois, qui prend aux riches pour donner aux pauvres, sert mieux les premiers que les seconds. Les partisans les plus acharnés des mesures sélectives sont d’ailleurs rarement aux premières loges quand il s’agit, disons, d’améliorer les prestations d’aide sociale, sûrement les mesures ciblées par excellence. Très souvent, les arguments contre l’universalité sont en réalité des arguments voilés contre la redistribution.

Cela dit, les choses se sont un peu compliquées au 21siècle. En effet, les recherches les plus récentes jettent un doute sur le paradoxe de la redistribution. Notamment les travaux d’Ive Marx, sociologue à l’Université d’Anvers, montrent que les résultats de Korpi et Palme ne semblent plus tenir pour les années récentes.

Les explications à cet égard demeurent encore incertaines, mais on constate, depuis la fin des années 1990, l’émergence d’une nouvelle façon de faire des politiques sociales, qui combine les deux logiques opposées, l’universalité et le ciblage. Prenons la politique québécoise du Soutien aux enfants : la mesure est universelle, mais le montant annuel pour un enfant varie de 2 341 dollars à 657 dollars, selon la situation et le revenu de la famille. C’est ce que les spécialistes appellent de l’universalisme ciblé, une pratique de plus en plus répandue et, de toute évidence, efficace pour redistribuer adéquatement les revenus. Les Français sont précisément en train de débattre, avec beaucoup d’émotions, d’un tel virage pour leurs allocations familiales, qui seront dorénavant modulées en fonction du revenu.

Curieusement, au Canada, ce sont les conservateurs de Stephen Harper qui pratiquent encore un universalisme d’une autre époque en accordant un même petit montant (préélectoral) à toutes les familles, un transfert dénué de toute logique puisqu’il prétend soutenir la garde pour des enfants qui peuvent avoir jusqu’à 17 ans !

Faut-il donc accepter d’emblée toute proposition de modulation en fonction du revenu ? Non, parce que dans l’universalisme ciblé, il y a encore l’universalisme. Un équilibre doit être maintenu entre la modulation et l’idée de prestations de qualité, accessibles à tous dans des conditions à peu près semblables.

En Suède, par exemple, le coût des services de garde est modulé en fonction du revenu, mais, pour un enfant, il ne peut dépasser 3 p. 100 du revenu familial, soit environ 9,60 dollars par jour. La modulation vise donc moins à faire payer les riches qu’à exempter les moins fortunés. La part des parents dans le financement des services de garde ne dépasse d’ailleurs pas 7 p. 100 du total, le reste étant payé par l’État. Surtout, cette modulation limitée s’inscrit dans un contexte où tous les enfants ont accès à une garderie de qualité. Parmi les trois à cinq ans, 94 p. 100 fréquentent un service de garde public.

Une étude comparative récente de Wim Van Lancker et Joris Ghysels, également de l’Université d’Anvers, montre que le principal facteur d’inégalité dans l’accès à de bons services de garde n’est pas tant le coût pour les parents que la disponibilité limitée de places dans le secteur public. En ce sens, insister trop sur un tarif unique pourrait être une erreur. Si une certaine modulation permettait d’ouvrir davantage de places dans les CPE, elle contribuerait, dans les faits, à rendre le système plus universel. Mais le projet du gouvernement ne va pas dans ce sens puisqu’il favorise le développement de garderies privées, à moindre coût pour l’État.

Par ailleurs, les politiques familiales n’ont pas simplement pour fonction d’égaliser les revenus et les chances. Elles contribuent aussi à soutenir la participation des parents au marché du travail, à favoriser le développement dans la petite enfance et à promouvoir l’égalité entre les hommes et les femmes. Ces préoccupations justifient, elles aussi, une offre suffisante de places à faible coût.

L’universalité sans compromis, dans sa version pure et dure, n’est peut-être plus le meilleur guide pour les politiques publiques. Dans sa version dévoyée, comme avec la PUGE, elle risque même de s’avérer contre-productive. Il peut donc être avantageux de cibler et de moduler en fonction du revenu et de la situation familiale. Mais pour obtenir de bons résultats, il faut encore le faire dans un contexte universaliste. Le succès, en effet, demande des transferts généreux et de bons services publics, accessibles à tous à des coûts raisonnables. C’est vrai pour l’éducation et les soins de santé, c’est vrai également pour les services de garde.

Photo: Shutterstock

Alain Noël
Alain Noël est professeur de science politique à l’Université de Montréal ; il est l’auteur du livre Utopies provisoires : essais de politique sociale (Québec Amérique, 2019)

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