Selon sa lettre de mandat, la ministre des Institutions démocratiques Karina Gould doit mener à terme un processus de consultation en vue de la création d’un poste de commissaire indépendant chargé d’organiser les débats des chefs des partis politiques lors d’élections fédérales. De façon concomitante à une consultation en ligne organisée par le gouvernement qui s’est terminée en février 2018, le Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre des communes a également décidé de réaliser une étude sur la création d’un tel poste.

Nous constatons que le point de vue des communautés francophones vivant en situation minoritaire au Canada (CFSM) a été complètement occulté lors des travaux du Comité. Pour leur part, la ministre et son adjoint parlementaire ont participé à une série de tables rondes organisées dans les grandes villes du pays. Nous ne savons pas si des personnes des milieux minoritaires francophones y ont participé. Néanmoins, le gouvernement canadien doit s’assurer de prendre en compte le point de vue des CFSM afin d’éviter qu’elles se sentent exclues de la réflexion collective sur les meilleurs moyens de faire entendre la voix de tous les citoyens durant la période électorale.

Les négligences du passé

Selon les données du recensement de 2016, environ un million de citoyens au Canada à l’extérieur du Québec déclarent avoir le français comme première langue officielle parlée. De plus, selon la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada (FCFA), environ 2,7 millions de Canadiens connaissent le français, ce qui représente près de 10 % de la population canadienne à l’extérieur du Québec. L’électorat francophone et francophile au Canada n’est donc pas négligeable. Qui plus est, lors des élections fédérales de 2015, la FCFA avait dressé une liste d’une trentaine de circonscriptions partout au pays dans lesquelles le vote francophone et francophile pouvait être décisif. Un tel état des lieux devrait interpeller ceux qui organisent les débats des chefs de parti lors d’élections fédérales et leur rappeler l’importance d’aborder les préoccupations et les besoins des membres des CFSM. Or les débats en 2015 et en 2011 ont démontré le contraire.

En 2015, un consortium dont faisait partie Radio-Canada a organisé un débat des chefs des partis fédéraux en français qui devait avoir une portée nationale. Mais il a provoqué de vives réactions au sein des CFSM pendant et après le débat, témoignant toutes d’un sentiment d’exclusion. Le mot-clic #nouscomptons avait été largement utilisé sur les réseaux sociaux pour dénoncer l’absence complète de toute question sur les CFSM et leurs préoccupations. Radio-Canada a répondu aux critiques en précisant qu’il était impossible de traiter de tous les enjeux dans un tel exercice et que, de toute façon, les questions retenues avaient de l’intérêt pour tous les Canadiens. Il reste que les chefs de parti s’étaient principalement adressés à un auditoire québécois et que les préoccupations propres aux CFSM avaient été passées sous silence. À cet égard, le débat en français a été une occasion ratée pour les chefs de parti et le consortium d’assurer une représentation des CFSM dans la campagne électorale.

Pourtant, ce n’était pas la première fois que les CFSM réagissaient négativement à un débat de chefs fédéraux en français. Lors de l’élection de 2011, la FCFA et d’autres organismes francophones avaient dénoncé la perspective trop québécoise du débat, estimant que les CFSM en avaient été exclues. Le consortium avait invité les citoyens à participer au débat en soumettant des questions aux chefs. Or aucune des questions choisies et préenregistrées ne provenait d’un citoyen de l’extérieur du Québec, et les animateurs relançaient les chefs avec des questions reposant principalement sur l’actualité québécoise.

Élargir l’espace des débats

Certes, les membres des CFSM sont des citoyens canadiens comme les autres, qui s’intéressent aussi à l’économie, à l’environnement, à la place du Canada dans le monde. Les questions portant sur ces thèmes permettent d’informer tous les Canadiens des différentes positions des partis sur ces enjeux. Là où le bât blesse, c’est que les membres du consortium utilisent la tribune du débat en français pour poser des questions ancrées dans la réalité québécoise et que les chefs de parti en profitent pour présenter leurs engagements précis à l’égard de l’électorat québécois.

Les CFSM n’ont pas eu droit, lors des deux dernières campagnes électorales, à la même courtoisie. Pourtant, on s’attendrait à ce que l’on tienne compte de leurs réalités lors des débats en français. Les CFSM souhaitent que les chefs de parti traitent de leurs préoccupations sur une telle tribune nationale, d’autant plus que ces enjeux sont pratiquement absents des médias anglophones et que les chefs mettent très peu en avant leurs engagements à l’égard de leur épanouissement.

Il serait également pertinent pour l’ensemble des francophones du Canada, incluant ceux qui vivent au Québec, de comprendre ce que les chefs des partis politiques pensent de plusieurs enjeux, notamment le plein respect de la Loi sur les langues officielles et les droits linguistiques de l’ensemble des francophones, les investissements du gouvernement fédéral dans les domaines de l’éducation en français, l’immigration francophone, le mandat de Radio-Canada dans les milieux minoritaires francophones et l’appui fédéral aux médias en milieu minoritaire, le bilinguisme des juges à la Cour suprême, la représentation des francophones dans les institutions fédérales. Les enjeux ne manquent pas, mais les tribunes pour en traiter, elles, font défaut.

Le mandat d’un nouveau commissaire

Compte tenu des négligences du passé, nous pensons que toute nouvelle structure visant l’organisation des débats des chefs devrait s’assurer que les enjeux propres aux CFSM sont pris en compte lors d’un débat en français à vocation nationale. Il faudra que la ministre aux Institutions démocratiques s’engage à considérer le nouveau commissariat chargé d’organiser les débats comme une institution fédérale aux termes de la Loi sur les langues officielles. Dès lors, celui-ci se verra dans l’obligation de prendre des mesures pour favoriser l’épanouissement des CFSM, d’appuyer leur développement et de promouvoir la pleine reconnaissance des langues officielles dans la société canadienne. Le commissaire remplira ses obligations en s’assurant que les francophones qui résident à l’extérieur du Québec profitent de cette tribune vouée à la promotion de la démocratie et à l’éducation populaire.

Pour le soutenir dans son travail, le commissaire indépendant pourra compter sur de nombreux interlocuteurs crédibles qui œuvrent dans les CFSM et qui les connaissent bien. Premièrement, il pourra faire appel à un réseau associatif dense, varié, mobilisé et au fait des enjeux tels qu’ils se vivent au quotidien dans chacune des communautés. Deuxièmement, il trouvera de l’appui dans le milieu universitaire, auprès de chercheurs, de chaires et d’instituts de recherche partout au pays, ayant des approches diversifiées. Troisièmement, il bénéficiera de l’expertise d’un écosystème médiatique qui offre une couverture régulière des enjeux propres à la francophonie canadienne, grâce, notamment, aux journalistes des salles de nouvelles de radios et d’hebdomadaires communautaires, de médias électroniques et d’antennes régionales de Radio-Canada. Quatrièmement, il pourra mobiliser les citoyens francophones et francophiles de partout au pays qui souhaitent contribuer à leur façon à cet exercice démocratique.

En somme, nous considérons que si le gouvernement fédéral va de l’avant et propose la création d’un poste de commissaire indépendant chargé de l’organisation des débats des chefs lors des prochaines campagnes électorales fédérales, celui-ci devrait avoir des obligations particulières à l’égard de la représentation et de la participation des CFSM. À défaut de la mise en place d’un tel poste, nous appelons les partis politiques d’exiger, dans leurs négociations avec un consortium chargé d’organiser des débats en français, qu’on leur garantisse la représentation et la participation des CFSM. Si le gouvernement souhaite que les débats permettent aux électeurs de comparer différentes positions en matière de politiques et s’il veut mobiliser les Canadiens lors des campagnes électorales, il se doit également de veiller à ce que tous les francophones du pays puissent bénéficier équitablement de cet exercice démocratique.

Photo: THE CANADIAN PRESS/Adrian Wyld


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Martin Normand
Martin Normand est stagiaire postdoctoral et professeur à temps partiel à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa. Il est coordonnateur du Groupe de recherche interdisciplinaire sur les politiques d’offre active de services en français.
Linda Cardinal
Linda Cardinal est professeure et membre de l’équipe rectorale de l’Université de l’Ontario français (Toronto). Elle est aussi membre du Centre d’études en gouvernance de l’Université d’Ottawa et professeure émérite à l’École d’études politiques. Elle a notamment publié « Les politiques linguistiques du Canada sont bien établies mais susceptibles d’amélioration » (2022) en collaboration avec Miranda Huron, dans le cadre de la nouvelle série sur les politiques linguistiques dans les pays fédéraux du Forum des fédérations.
Rémi Léger
Rémi Léger est professeur agrégé de science politique et directeur du programme en affaires publiques et internationales à l’Université Simon Fraser. Il est directeur de la revue Francophonies d’Amérique depuis 2017.

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