À cheval sur l’Ontario et le Québec, la conurbation d’Ottawa-Hull sert depuis un quart de siècle de terrain d’essai aux principes de personnalité et de territorialité qui sous-tendent respectivement la Loi sur les langues officielles du Canada et la Charte de la langue française du Québec. Nous évaluons ici l’incidence des politiques en cause sur la situation linguistique régionale, notamment en ce qui concerne le bien-fondé de la clause Québec de la loi 101, arasée par le coup de force constitutionnel de 1982.

Peu de gens sont conscients du drame linguistique qui se joue dans la région. Peu connaissent, par exemple, le combat de Marcel Chaput. Hullois de naissance, il a été biochimiste au Conseil de recherches pour la défense, à Ottawa. Consterné entre autres par le mauvais sort réservé à la langue française et aux fonctionnaires francophones dans la capitale canadienne, il devint en 1961 le premier président du Rassemblement pour l’indépendance nationale.

La poussière est désormais retombée derrière les bulldozers qui, en réponse à l’agitation souverainiste, ont brutalement transformé le cœur de la ville de Hull en une piètre copie du centre-ville d’Ottawa. Mais l’héritage de Chaput—la politique territoriale québécoise en faveur du français et, par-dessus tout, l’éventualité de l’indépendance du Québec—a jusqu’ici empêché la majorité anglophone d’Ottawa de déborder du côté québécois et d’y accentuer par le fait même l’anglicisation des francophones.

Entre-temps, du côté d’Ottawa, l’autre volet du drame continue de se dérouler en sourdine. À première vue, le français y paraît en bien meilleure posture qu’auparavant. Dès 1969, la Loi sur les langues officielles assurait au public des services fédéraux dans les deux langues dans la Région de la capitale nationale (RCN). Elle consacrait aussi le droit des fonctionnaires fédéraux de travailler dans la langue officielle de leur choix sur le territoire de la RCN.

Mais la réalité demeure autre. Les enquêtes du Commissariat aux langues officielles et du Conseil du trésor montrent qu’il n’est pas toujours possible d’obtenir des services satisfaisants en français dans les bureaux fédéraux de la partie ontarienne de la RCN, que les trois quarts des fonctionnaires francophones de la région continuent à travailler surtout ou exclusivement en anglais et que 20 p. 100 des fonctionnaires occupant un poste désigné bilingue ne maîtrisent toujours pas suffisamment le français—le niveau d’incompétence atteint 32 p. 100 parmi les gestionnaires.

En somme, à Ottawa, la fonction publique fédérale reste la machine assimilatrice qu’elle était à l’époque de Chaput. Avant d’examiner les plus récentes données sur l’anglicisation dans la RCN, mettons mieux en perspective les politiques et tendances linguistiques régionales.

Aux yeux de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, ou Commission BB, Hull et Ottawa symbolisaient les Deux Solitudes, l’une riche et à prédominance anglaise, l’autre pauvre et de langue française. Les commissaires ont donc diagnostiqué deux problèmes spécifiques : du côté ontarien de la rivière des Outaouais, le français souffrait d’un statut inégal vis-à-vis de l’anglais; du côté québécois, la population francophone accusait un sous-développement économique. La région présentait de la sorte deux arguments distincts en faveur du séparatisme québécois.

Dans son optique réductrice, la Commission recommanda d’améliorer le statut du français dans la partie ontarienne et de partager la richesse en établissant des bureaux et ministères fédéraux dans la partie québécoise. Elle préconisait le transfert à grande échelle de fonctionnaires à Hull, sans tenir compte des incidences éventuelles sur la vie hulloise, sans prévoir que ce bouleversement risquait d’exporter chez les francophones québécois l’assimilation qui sévissait à Ottawa.

Pour tout constat de la dynamique linguistique régionale, la Commission s’est contentée de souligner que 60 p. 100 de la minorité d’origine française de la région se disait capable de parler l’anglais alors que seulement 10 p. 100 de sa majorité d’origine britannique affirmait pouvoir parler le français. Or, le recensement de 1961—le plus frais à la disposition des commissaires—offrait des renseignements autrement plus significatifs sur l’anglicisation. Du côté ontarien de la Région métropolitaine de recensement (RMR) d’Ottawa-Hull qui englobe la partie la plus urbanisée de la RCN, la population de langue maternelle française affichait un déficit de 14 p. 100 en regard de celle d’origine française. Du côté québécois, le déficit correspondant n’était que de 0,1 p. 100.

Il s’agit là d’assimilation dite ancestrale parce qu’une différence entre la langue maternelle et l’origine ethnique d’une personne indique un changement dans le comportement linguistique de ses parents, grands-parents ou ancêtres. Une question sur la langue principale parlée à la maison par le répondant au moment du recensement aurait permis de déterminer l’assimilation courante, c’est-à-dire une modification du comportement d’une personne au cours de sa propre vie. La collecte de données de cette nature ne devait commencer qu’en 1971.

La Commission aurait pu néanmoins constater aussi la tendance de l’assimilation en comparant les données les plus récentes à celles des recensements antérieurs, comme l’avait fait Marcel Chaput une dizaine d’années plus tôt. L’anglicisation ancestrale de la population francophone dans l’ensemble de la RMR d’Ottawa- Hull n’était que de quatre p. 100 en 1941, contre huit p. 100 en 1961. Elle n’aurait pas pu s’accroître aussi rapidement sans être portée par une hausse significative de l’anglicisation courante. De plus, dans le comté d’Ottawa-Carleton qui correspond assez bien au segment ontarien de la RCN, l’anglicisation ancestrale de la minorité d’origine française avait plus que doublé, passant de 7 à 15 p. 100 entre 1941 et 1961. En revanche, elle demeurait pratiquement nulle dans le comté de Hull à forte majorité d’origine française.

Ainsi, les commissaires auraient dû faire ressortir deux aspects essentiels de la dynamique linguistique dans la RCN. D’une part, l’anglicisation de sa population francophone était à la hausse. D’autre part, dans ses deux composantes provinciales, l’anglicisation évoluait en proportion inverse du poids relatif des francophones. S’ils en avaient tenu compte, ils auraient pu éviter le traumatisme que leurs recommandations allaient causer dans la région de Hull—sans parler du conflit entre clause Québec et clause Canada, qui allait secouer le pays tout entier. Il aurait fallu préconiser une politique visant à mettre fin à l’inégalité croissante du rapport des langues dans la partie ontarienne de la RCN, sans déstabiliser la position du français dans sa partie québécoise—au contraire, en y affirmant sa prédominance territoriale.

La philosophie politique de Pierre Elliott Trudeau, devenu premier ministre au cours des activités de la Commission, exaltait au contraire les droits individuels et faisait fi de la réalité socio-linguistique. Sous son influence, les commissaires, outre leur recommandation voulant que Hull puisse profiter des richesses de la capitale, ont plutôt prôné, dans le livre V de leur rapport, intitulé La capitale fédérale (1970), une politique linguistique uniforme associée à une totale liberté de mouvement sur tout le territoire de la RCN :

Nous ne croyons pas en une politique qui consisterait à encourager les regroupements selon la langue […] nous proposons une politique de liberté maximale en ce qui concerne le choix du secteur d’habitation […] il importe tout particulièrement que chacun puisse se fixer dans le quartier de son choix, sans être en butte à des difficultés d’ordre linguistique. (52)

Conformément à cette vision des choses, la Commission de la capitale nationale (CCN), qui jouissait d’un pouvoir décisionnel en matière de développement urbain, planifiait entre autres la migration interprovinciale qui suivrait la voie tracée par ses bulldozers du côté québécois. Les gouvernements Trudeau et Bourassa ont refaçonné le centre-ville de Hull afin de défendre et d’illustrer l’unité canadienne. Son noyau historique a été anéanti. Entre 1969 et 1974, 1 315 logements furent supprimés et 4 265 personnes durent déménager. Les élites locales, coterie libérale en tête, veillèrent à profiter des retombées. Des membres et proches du parti, dont un ministre fédéral, ont été impliqués dans la spéculation foncière.

Des quartiers francophones d’Ottawa avaient déjà goûté au renouveau urbain à la mode de la CCN : à Hull, le coeur même de la ville a été littéralement extirpé. Comme le dit Alice Parizeau dans sa préface à Qui a volé la rue Principale (1986), il suffisait de « marcher le soir à travers les rues sectionnées par les voies rapides, regarder les maisons basses et les immeubles à bureaux qui les dominent, pour se rendre compte qu’on a détruit le tissu social, la base même de cette ville qui en fait ne ressemble plus du tout à ce qu’elle aurait voulu devenir ».

Des comités de citoyens ont surgi en réponse à ces interventions. Aux prises depuis 1969 avec les difficultés provoquées par la division du pouvoir entre les divers niveaux de gouvernement et plusieurs ministères fédéraux en ce qui concerne l’aménagement régional, le président de la CCN, Douglas H. Fullerton, saisit en 1973 le premier ministre Trudeau de son intention de démissionner. Trudeau le charge aussitôt d’une étude spéciale sur les problèmes posés par l’administration de la région de la capitale.

Le mandat donné à Fullerton ravive au Québec la crainte qu’il ne recommande la création d’un district fédéral sur le modèle de Washington, D.C., la Commission BB ayant jugé qu’un « Territoire de la capitale […] ouvrirait la voie à une égalité linguistique complète » (119). Mais Fullerton savait conserver sa liberté d’esprit. Plusieurs citoyens de l’Outaouais lui expriment leur inquiétude à la suite de la publication des résultats du recensement de 1971 qui, pour la première fois, révèlaient directement l’ampleur de l’assimilation courante. Le changement de langue principale parlée à la maison se produit le plus souvent lorsque de jeunes adultes fondent leur propre ménage : du côté ontarien de la RMR, 27 p. 100 des jeunes adultes de langue maternelle française âgés de 25 à 44 ans avaient adopté l’anglais comme langue principale de leur nouveau foyer. Le taux correspondant était de cinq p. 100 du côté québécois. Voilà qui confirmait singulièrement la dynamique suggérée par les recensements antérieurs.

Fullerton prend les nouveaux renseignements au sérieux et les reproduit dans son rapport La Capitale du Canada : Comment l’administrer (1974) :

La population québécoise de la région s’inquiète, à juste titre, de l’influence de l’invasion des anglophones sur sa culture […] de la menace que représente pour la langue et la culture l’« invasion » de la région de l’Outaouais par une affluence massive d’anglophones travaillant dans les nouveaux édifices fédéraux à Hull et par le nombre—restreint sans doute, mais croissant rapidement—des anglophones qui achètent ou qui louent une maison du côté du Québec. (210 et 246)

Il écarte donc l’idée d’un district fédéral et conclut plutôt que le gouvernement fédéral doit ralentir le taux de croissance dans la RCN en décentralisant ses opérations vers d’autres parties du pays. Il trouve également qu’une politique linguistique de nature territoriale conviendrait mieux à la région.

En établissant des ministères ou des organismes fédéraux à Hull, le gouvernement canadien devrait accorder la priorité à ceux qui comptent une proportion élevée de francophones. Il devrait aussi encourager la concentration de groupes francophones ou anglophones dans certains quartiers. Fullerton propose carrément de raffiner les fondements philosophiques de la Commission BB en introduisant le principe de la concentration raisonnable, lequel :

consiste en gros à promouvoir le regroupement de francophones à l’intérieur d’enclaves mais dans la mesure où c’est pratique. Le principe de la concentration raisonnable risque d’autant plus de paraître rébarbatif à première vue qu’il ne manquera pas d’évoquer l’idée de ghettos canadiens-français et qu’on y verra l’érection de murailles là où l’on tente de les démolir. À cela, je rétorquerai que l’édification de la compréhension mutuelle entre les cultures n’est possible que si les parties éprouvent un sentiment de sécurité quant à leur propre identité, que ce n’est que lorsqu’une communauté ne craint plus rien qu’elle peut s’épanouir et que la concentration ou le regroupement représente le meilleur moyen qu’on ait trouvé jusqu’ici de contrer l’assimilation. (173)

Il cite la ville d’Aylmer comme exemple d’enclave anglophone du côté québécois et celle de Vanier comme contrepartie francophone du côté ontarien.

Notre figure met en évidence le rapport entre concentration et anglicisation des francophones dans les principales municipalités des deux rives de l’Outaouais, parmi les jeunes adultes âgés de 25 à 44 ans. Anglicisation et poids des francophones varient partout en proportion inverse, au Québec comme en Ontario. L’anglicisation est même plus forte à Aylmer qu’à Vanier : elle semble bel et bien fonction du poids relatif de la population francophone locale.

La figure montre également que l’anglais exerce un pouvoir d’assimilation certain partout dans la région. Devant une situation à ce point déséquilibrée, le bilinguisme uniforme et l’absence de contraintes linguistiques quant au choix du lieu de résidence retenus par la Commission BB ne pouvaient qu’alimenter l’anglicisation. En tenant compte, au contraire, du rapport entre le poids des francophones et l’assimilation, les propositions de Fullerton auraient pu infléchir de manière plus heureuse les desseins de la CCN.

Dans La capitale de demain (1974), la CCN fait aussitôt savoir qu’elle n’entend pas déroger à son plan :

Une interaction plus marquée des deux côtés de la rivière hâterait l’avènement d’une Capitale plus représentative d’une société canadienne reposant sur le principe que d’étroites relations économiques et sociales ne peuvent que renforcer l’identité culturelle. (13)

Tout en disant souhaitable de « préserver le caractère à prédominance francophone de la population québécoise de la Région », l’organisme planifie la venue de dizaines de milliers de fonctionnaires fédéraux de plus dans les bureaux établis du côté québécois et propose de hausser de 25 à 35 p. 100 la part québécoise de la population régionale avant la fin du siècle. D’après ses prévisions, cela aurait triplé la population du côté de Hull. La plupart des nouveaux venus auraient nécessairement été de langue anglaise, ce qui aurait fragilisé la majorité francophone de la région hulloise et assuré à terme l’anglicisation de l’Outaouais.

Il n’était pas question non plus pour l’administration Trudeau de concentrer ses fonctionnaires francophones dans ses bureaux de Hull. Les libéraux provinciaux au pouvoir à Québec n’allaient pas, quant à eux, casser l’assiette au beurre. Ils prétendaient pouvoir réaliser la quadrature du cercle : poursuivre le développement de Hull tel que prévu par la CCN tout en renforçant son caractère français. Or, à seule fin de conserver ce caractère, les spécialistes de l’Office de planification et de développement du Québec et de la Communauté régionale de l’Outaouais estimaient qu’il fallait maintenir à 80 p. 100 la majorité francophone du côté québécois.

Pour bien apprécier les tendances entre 1971 et 1976, années cruciales pour le projet d’unifier la région de la capitale, il faut les comparer avec celles de la décennie précédente. Entre 1961 et 1971, la croissance démographique se répartissait de façon égale sur les deux rives de l’Outaouais. Les populations de langue maternelle anglaise et française connaissaient une augmentation semblable en territoire québécois. Du côté de l’Ontario, la population de langue maternelle anglaise augmentait deux fois plus vite que celle de langue française : l’anglicisation est l’un des déterminants majeurs de cette inégalité.

Entre 1971 et 1976, par contre, la croissance du côté québécois double presque celle du côté ontarien. Et la population de langue maternelle anglaise augmente partout beaucoup plus rapidement que celle de langue française. Dans Le Dossier Outaouais (1979), l’urbaniste Jean Cimon conclut que « Le gouvernement fédéral et la Commission de la capitale nationale ont réussi leur chirurgie plastique : imprimer dans l’esprit des anglophones d’Ottawa une image bilingue de l’agglomération urbaine de Hull, ce qui génère désormais une immigration croissante des Ontariens anglophones du côté québécois. » (11)

Au cours de ce seul lustre, la croissance de 18 p. 100 enregistrée dans la partie québécoise de la RMR dépasse celle de toutes les autres régions métropolitaines—même celle de Calgary alors en plein boom pétrolier. Et la minorité de langue maternelle anglaise du côté de Hull progresse de 25 p. 100 tandis que la majorité de langue française n’augmente que de 16 p. 100. Le pays en train de se bâtir en sol outaouais commence ainsi à réduire la majorité francophone du côté québécois, qui passe de 82,5 à 81 p. 100 en cinq années seulement.

À mesure que l’invasion anglophone se fait sentir dans leur vie quotidienne, les Hullois se montrent de plus en plus hésitants devant les projets et prétentions des gouvernements fédéral et provincial. Le sentiment croissant d’aliénation explique sans doute pourquoi les candidats du Parti québécois remportent les circonscriptions de Hull et de Gatineau aux élections de 1976, même si le gouvernement fédéral est le plus grand pourvoyeur d’emplois de la région. « On ne mord pas la main qui nous nourrit », comme Chaput s’était fait dire par son patron. Pourtant, plusieurs l’ont fait. Et l’invasion s’est arrêtée.

Le vent des dépenses fédérales et de la centralisation a lui aussi tourné. D’autres parties du Canada réclamaient leur part du gâteau. La décentralisation subséquente de fonctionnaires fédéraux a freiné la croissance locale. La CCN n’a jamais obtenu son « Boulevard du Canada » pour relier le centre-ville de Hull aux édifices du Parlement par une voie circulaire qui aurait emprunté les ponts du Portage et Interprovincial. Cet anneau unissant le Québec au reste du Canada devait être asphalté de rouge, symbole concret de l’unité canadienne.

Le nouveau gouvernement Lévesque est très conscient de la situation qui règne dans l’Outaouais. Camille Laurin propose de restreindre l’accès à l’école anglaise aux seuls enfants dont au moins l’un des parents a été scolarisé en anglais au Québec ou qui, résidant déjà au Québec, ont fait leurs études en anglais dans une autre province ou un autre pays. Tous les nouveaux venus provenant du reste du Canada ou de l’étranger seraient tenus d’inscrire leurs enfants à l’école française. Ces dispositions de la loi 101 forment ce qu’il a été convenu d’appeler la « clause Québec » de la Charte de la langue française.

Taillée sur mesure pour l’Outaouais, la clause Québec agissait comme un filtre. Elle obligeait les anglophones qui, en provenance de l’Ontario ou du reste du Canada, voulaient déménager du côté québécois de la région de la capitale à envoyer leurs enfants à l’école française. Sinon, ils peuvaient les inscrire dans une école privée de langue anglaise—ou bien tout simplement élire domicile du côté ontarien.

Deux semaines avant la deuxième lecture du projet de loi 101, Laurin dépose une étude montrant qu’entre 1972-1973 et 1976-1977, le nombre d’enfants inscrits dans les écoles anglaises de l’Outaouais a augmenté de cinq p. 100 alors que les inscriptions dans les écoles françaises ont baissé de 6,5 p. 100. Dans son discours d’ouverture, il signale que les deux tiers des personnes arrivant au Québec proviennent d’ailleurs au Canada, et souligne la hausse disproportionnée du nombre des arrivants de langue anglaise. Quelques années plus tard Laurin confiait, à propos de l’été « chaud » de 1977 et des discussions enflammées du Cabinet sur le projet de loi 101, que Lévesque aurait préféré une « clause Canada » mais que la clause Québec avait été maintenue sur la foi d’études ayant démontré la croissance déconcertante du réseau scolaire anglais et l’ampleur de l’assimilation courante à l’anglais dans les régions de Hull et de Montréal.

La clause Québec était ainsi une réponse rationnelle aux politiques prônées par la Commission BB et aux bulldozers de la CCN. C’était pour la région de Hull un geste de légitime défense devant le refus du gouvernement fédéral de tenir compte de son caractère français et du formidable pouvoir d’assimilation de l’anglais dans la RCN.

Après que Lévesque eût perdu son référendum de 1980 sur la souveraineté-association, les gouvernements du Canada et des neuf autres provinces réduisirent unilatéralement les pouvoirs du Québec en matière d’éducation, de langue et de culture : l’article 23 de la Charte canadienne des droits et des libertés remplaçait la clause Québec par la « clause Canada ». Les Canadiens scolarisés en anglais ailleurs au Canada ont dès lors, en déménageant au Québec, de nouveau accès à l’école anglaise.

La population francophone de la région de Hull avait néanmoins gagné un temps précieux. Entre la charte de Laurin et la charte de Trudeau, l’expansion du gouvernement fédéral dans Hull avait été contenue. Et bien que les Ontariens qui s’étaient établis du côté de Hull avant la loi 101 avaient conservé le libre accès à l’école anglaise, la perspective de l’indépendance avait produit une perte migratoire nette pour l’Outaouais de près de 7 000 anglophones entre 1976 et 1981.

La Cour suprême a par la suite maintenu la clause Canada contre la clause Québec. Le bilinguisme uniforme ayant triomphé de l’une des plus importantes dispositions territoriales de la loi 101, il reste à examiner le tableau des tendances de l’assimilation dans la région depuis 1971. La comparaison entre 1991 et 1996 est particulièrement intéressante puisque ni le territoire de la région métropolitaine ni les questions portant sur la langue n’ont changé entre ces deux recensements.

Fullerton s’était imaginé que, dès le recensement de 1981, la politique canadienne des langues officielles aurait commencé à réduire l’anglicisation des francophones dans la RCN : « [Les] pressions en faveur du conformisme anglais ont probablement diminué, et il sera intéressant de voir […] si la nouvelle atmosphère « bilingue » n’aura pas encouragé de plus en plus de jeunes familles francophones à conserver leur langue » (171). La partie supérieure de notre tableau montre que, au contraire, l’anglicisation courante des francophones n’a cessé d’augmenter.

Le milieu du tableau expose le pouvoir d’assimilation massivement supérieur de l’anglais en regard du français dans la région parmi les allophones, c’est-à-dire les personnes d’une autre langue maternelle que l’anglais ou le français. La légère hausse depuis 1971 de la part des allophones francisés est en grande partie attribuable à la préférence que le Québec accorde désormais aux immigrants ayant une connaissance préalable du français, ainsi qu’à la scolarisation en français rendue obligatoire pour leurs enfants en vertu de ce qu’il reste de la loi 101 : cela ne concerne, bien entendu, que la petite fraction d’allophones établis du côté hullois de la rivière.

La dernière partie du tableau fait ressortir le déséquilibre croissant entre l’anglais et le français dans la RMR, dû à l’anglicisation.

L’inefficacité de l’actuelle politique linguistique canadienne, dominante dans la région, est plus évidente encore quand on compare les tendances de part et d’autre de l’Outaouais. Sur la rive ontarienne, l’anglicisation courante des francophones, tous âges confondus, est passée de 16 p. 100 en 1971 à 23 p. 100 en 1991 et à 25 p. 100 en 1996. Le fiasco est plus frappant encore si l’on prend comme base de comparaison le territoire fixe de la Municipalité régionale d’Ottawa- Carleton devenue depuis peu la nouvelle ville d’Ottawa. L’anglicisation courante des jeunes adultes de langue maternelle française âgés de 25 à 34 ans—groupe d’âges le plus crucial—y a presque doublé, passant de 22 p. 100 en 1971 à 26 p.100 en 1981, 33 p.100 en 1991 et 40 p.100 en 1996.

Du côté de Hull, la francisation relative de sa petite population allophone, qui progresse lentement, est maintenant presque suffisante pour effacer le solde négatif de l’assimilation pour le français, causé par la légère anglicisation de sa majorité francophone, qui est demeurée stable à 1,2 p. 100 entre 1991 et 1996 : cette perte nette est passée de 0,3 p. 100 de la population de langue maternelle française en 1991 à 0,1 p. 100 en 1996. Ce maigre succès de la politique québécoise demeure bien relatif, car le déséquilibre en faveur de l’anglais subsiste là aussi. L’apport de l’assimilation à l’anglais y reste équivalent, en 1996, à 14 p. 100 de la minorité de langue maternelle anglaise, ce qui est autrement mieux que le solde à peu près nul pour le français.

Le livre V du rapport de la Commission BB s’ouvre sur une citation de Montesquieu : « C’est la capitale qui, surtout, fait les moeurs des peuples; c’est Paris qui fait les Français ». Selon les commissaires, l’objectif résidait pour la capitale canadienne dans « un état d’équilibre entre les deux langues officielles […] Si la capitale d’un pays bilingue doit inspirer le respect et la fidélité chez ses citoyens des deux langues, elle ne doit pas refléter la domination d’une langue sur l’autre » (31). De toute évidence, les moyens que la Commission recommandait pour atteindre cet objectif ont échoué. Il faut d’urgence repenser la politique linguistique canadienne.

Charles Castonguay est ancien professeur titulaire au département de mathématiques et de statistique à l’Université d’Ottawa. Sa présente contribution est une version révisée d’un article en langue anglaise paru ce printemps dans la revue Inroads. Elle s’inscrit dans le cadre de travaux subventionnés par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

Charles Castonguay
Charles Castonguay is a retired professor of mathematics at the University of Ottawa. His areas of expertise include: demography and sociology of language groups in Canada and linguistic assimilation.

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