Il y a peu d’idées qui ont été aussi puissantes et qui ont connu une fortune aussi grande que les « quatre libertés » de Franklin Roosevelt. Au moment ouÌ€ la tyrannie se déployait sur l’Europe, Roosevelt, lors de son Discours sur l’État de l’Union de janvier 1941 a élaboré une vision constituée de quatre libertés interconnectées et indis- pensables aÌ€ l’existence d’un monde juste et suÌ‚r : é‚tre libre de la peur, libre de la pauvreté, jouir de la liberté de parole et d’expression et enfin de la liberté de religion. Ces libertés saisirent l’imagina- tion de la plané€te et ont plus tard été inscrites parmi les droits de la personne convenus entre les nations : la Charte des Nations unies (1945), la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) et les engagements contrai- gnants inclus dans les traités ultérieurs sur les droits de la personne.

D’une manié€re fort optimiste, eu égard aux événements subséquents, Roosevelt a prédit que l’épanouisse- ment complet de ces quatre libertés pourrait é‚tre réalisé en une seule génération. Et mé‚me si ces buts n’ont pu é‚tre atteints au cours du XXe sié€cle, ce n’est pas par manque de ressources pour y parvenir. Malgré une base crois- sante en capital financier et humain, une technologie de plus en plus sophistiquée, et l’expérience de plusieurs décennies de coopération interna- tionale, la pauvreté, les inégalités et la répression continuent d’alimenter les menaces aÌ€ la sécurité autant au sein des sociétés qu’entre les pays. La globalisa- tion, mé‚me si elle a répondu aÌ€ certaines attentes en générant une plus forte croissance économique, ne distribue la plupart de ses bénéfices que dans les mains de quelques heureux. (…)

Qu’en est-il des droits de la person- ne chez nous, au Canada? Les valeurs telles que la liberté, l’égalité et la tolérance reflé€tent un tré€s large consen- sus au Canada. Ce sont des valeurs qui ont été enchaÌ‚ssées dans la Constitution graÌ‚ce aÌ€ la Charte des droits et des libertés de 1982 et intégrées aÌ€ nos obligations internationales par la Convention inter- nationale sur les droits civils et poli- tiques, la Convention internationale sur les droits économiques, sociaux et cul- turels et la Convention sur l’élimination de toutes formes de discrimination con- tre les femmes, parmi d’autres instru- ments. On peut cependant se demander si nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour accorder aÌ€ ces valeurs et aÌ€ ces engagements légaux une présence effective dans notre vie quoti- dienne en tant que nation.

Au cours des années 1990, nous nous sommes réjouis de notre premié€re place comme nation dans l’Index de développement humain (…) mais l’Index de pauvreté humaine dépeint une image tré€s différente puisque le Canada, l’an dernier, s’est retrouvé tout juste en 12e position parmi les 17 pays de l’OCDE, un état de choses regret- tablement constant depuis que le PNUD a commencé aÌ€ publier cet index. D’autres rapports, des études et des indicateurs, tant au pays qu’aÌ€ l’étranger, révé€lent que les Premié€res nations, les familles monoparentales dirigées par une femme, les personnes handicapées et bien d’autres groupes continuent d’é‚tre confrontés dans notre pays aÌ€ des conditions qui portent atteinte aÌ€ leurs droits fondamentaux aux niveaux éco- nomique, social, civil, politique et cul- turel, tous droits qui, en droit international, sont reconnus aÌ€ tous les é‚tres humains dé€s leur naissance. (…)

Je crois qu’il est impossible de par- venir aÌ€ une pleine appréciation de l’ex- périence canadienne dans le domaine des droits de la personne, ni de bien comprendre nos valeurs et notre histoire si on les sépare du contexte juridique et politique international dont l’expé- rience canadienne constitue un élément inextricable. J’aimerais donc prendre un peu de recul pour examiner les idées et les valeurs fondamentales qui étayent le systé€me international des droits de la personne, en soulignant le roÌ‚le qu’a joué le Canada dans ce processus. Cela devrait nous aider aÌ€ mieux comprendre l’évolution de l’histoire politique et de la culture juridique canadiennes et, en fin de compte, de notre adhésion tré€s par- tielle et hésitante aux droits économiques, sociaux et culturels. (…)

Les quatre libertés groupées par Roosevelt ont saisi l’imagination mondiale. L’histoire de la Déclaration universelle comme l’espace qu’elle réserve aux droits socio-économiques reflétaient une vision intégrée de l’é‚tre humain, incarnant les intéré‚ts et les droits nécessaires aÌ€ une vie vécue dans la dignité. Cette histoire est en grande partie une histoire canadienne. La taÌ‚che de rédaction de la Déclaration avait été officiellement confiée aÌ€ la Commission des droits de l’homme récemment formée, qui s’est réunie pour la premié€re fois aÌ€ New York en 1947. La présidente de la Commission était Eleanor Roosevelt, une ardente partisane des droits économiques, sociaux et culturels. René Cassin, qui représentait la France, reçut plus tard le prix Nobel de la paix pour ses contributions aux diverses étapes de la rédaction de la Déclaration universelle et de la Convention. Ce fut cependant la responsabilité du directeur de la Direction des droits de l’homme au Secrétariat de la Commission, le Canadien John P. Humphrey, de rédiger une premié€re ébauche de la Déclaration universelle, tenant compte des projets et des sugges- tions soumis par les États membres et des organismes spécialisés. (…)

La relation entre le Canada et la gené€se de la Déclaration n’est pas cir- conscrite au seul roÌ‚le de Humphrey. Considéré par plusieurs comme l’une de nos plus grandes figures politiques, Lester B. Pearson a été un protagoniste tout aussi remarqué de l’histoire de la Déclaration. On ne s’en étonne gué€re vu les développements en politique sociale qui ont eu lieu pendant les années 1950 et 1960 sous le leadership de M. Pearson. (…) Moins connue, la marque laissée par Pearson, alors qu’il avait été récemment nommé secrétaire d’État aux Affaires extérieures, n’a pas été celle aÌ€ laquelle un observateur superficiel de l’histoire connaissant ses réalisations ultérieures pourrait s’attendre. En fait, tout le roÌ‚le du Canada dans la gené€se de la Déclaration universelle a baigné dans la controverse et les intrigues politiques. Plus particulié€rement, la position du Canada sur la question des droits socio- économiques a varié de l’ambivalence aÌ€ la franche hostilité. (…)

Dans les années qui ont suivi, le Canada s’est joint aÌ€ d’autres pays occi- dentaux pour contrecarrer les aspirations aÌ€ un traité international unique incluant tous les droits dans la Déclaration uni- verselle. Avec, comme résultat, le développement de deux conventions parallé€les et, par conséquent, l’élabora- tion d’une frontié€re artificielle entre les droits en question ”” civils et politiques d’une part, économiques, sociaux et cul- turels d’autre part. Mé‚me si nous avons été témoins au Canada ces dernié€res années d’importants progré€s dans la reconnaissance des droits économiques et sociaux, les échos ambivalents des mots prononcés par Pearson lors de la Journée des droits de la personne, le 10 décembre 1948, continuent de résonner dans nos cultures politiques et juridiques actuelles ; cela fait partie d’une répu- gnance tenace aÌ€ rendre effectifs les droits économiques, sociaux et culturels. (…)

Quelles qu’aient été les raisons pour remettre en question, il y a 60 ans, le statut égal et la justiciabilité des droits économiques, sociaux et cul- turels, une chose est claire : de nos jours, il n’y a aucun fondement aux exclusions par catégories. Le statut d’égalité, l’indivisibilité et l’inter- dépendance de tous les droits de la per- sonne ont été affirmés unanimement et fréquemment par la communauté internationale des États, plus parti- culié€rement lors de la Conférence mondiale sur les droits de l’homme de Vienne, en 1993, et au Sommet du Millénaire, en 2000. Les droits socio- économiques ont force de loi dans une multitude de traités internationaux sur les droits de la personne, dont quelques-uns ont reçu une ratification presque universelle, ainsi que dans les systé€mes régionaux de droits de la per- sonne inter-américain, africain et européen, ouÌ€ les procédures sont en place pour assurer une réparation des violations de ces droits.

L’ « affranchissement du besoin » de Roosevelt, né dans le cadre de la Déclaration universelle sur les droits de la personne, a poursuivi son parcours dans des douzaines de constitutions dans toutes les régions du monde, depuis l’Afrique du Sud jusqu’aÌ€ la France, la Finlande, l’Inde, la Syrie, la Roumanie, l’Argentine, le Nigéria, les Philippines, le Sri Lanka, la Papouasie–Nouvelle-Guinée et le Bangladesh.

Comme c’est le cas pour les libertés publiques et les droits politiques, les droits économiques et sociaux peuvent ”” et souvent doivent ”” s’appuyer sur des réparations en justice. Les tribunaux du monde entier ont joué un roÌ‚le de plus en plus vital dans l’application des droits socio-économiques, aÌ€ l’intérieur du cadre de leur justiciabilité, les faisant passer du domaine de la charité aÌ€ celui de la justice.

En 2001, en Inde, la Cour supré‚me a affirmé le droit aÌ€ la nourriture comme élément intégral du droit aÌ€ la vie. L’Afrique du Sud offre un autre exemple remarquable dans le contexte du droit aÌ€ la santé. Alors que les démarches poli- tiques ont échoué, l’action menée par la Campagne d’action pour les traitementsa été couronnée de succé€s devant la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud et a obtenu une ordon- nance qui imposait au gouvernement de rendre les médicaments antirétroviraux disponibles pour les femmes enceintes qui avaient le virus VIH et le SIDA afin de prévenir de manié€re plus efficace le trans- fert du VIH de la mé€re aÌ€ l’enfant. En Argentine, on peut raconter une histoire semblable, ouÌ€ les tribunaux ont ordonné au gouvernement de prendre les mesures raisonnables et abordables pour faire face aux fié€vres hémorragiques qui sont endémiques dans ce pays.

Ces exemples démontrent que la mobilisation sociale, le droit de révision judiciaire et l’action politique peuvent affirmer l’existence de droits, qui, dans certains cas, peuvent mé‚me sauver des vies. Dans ce sens, je crois qu’il y a ici d’importantes leçons pour le Canada. La réalisation des droits économiques et sociaux est essentiellement une entre- prise politique qui implique des négocia- tions, des désaccords, des échanges, des concessions et des compromis. Mais les processus politiques ne servent pas tout le monde de manié€re égale. L’égalité exige, entre autres, que les plus désavan- tagés aient le pouvoir de participer véri- tablement aÌ€ la fois dans le processus politique et dans le processus judiciaire ; cela vise aÌ€ les affranchir de leur dépen- dance envers le bon vouloir ou le caprice des plus puissants, leur permettant ainsi de controÌ‚ler leur propre destin. (…)

Que ce soit en regard des principes ou de la pratique, l’épanouissement des droits sociaux et économiques ne relé€ve pas d’un sys- té€me politique ou économique parti- culier, quoique les extré‚mes du spectre politique ne leur sont probablement gué€re favorables. Le fait que les droits sociaux et économiques ont été recon- nus par les tribunaux de différents sys- té€mes juridiques le confirme. Les allégations quant aÌ€ la nature uniformé- ment et singulié€rement onéreuse des droits socio-économiques paraissent, pour dire le moins, étranges ou mal informées, ou, au pire, de mauvaise foi, quand on les confronte aÌ€ ces réa- lités. Les obstacles aÌ€ une discussion rationnelle de ces questions s’ex- pliquent sans doute mieux en tenant compte des préférences idéologiques qui les sous-tendent, spécialement celles qui sont associées aux idéaux li- bertaires d’un état minimaliste.

La liberté comme telle et les libertés politiques, autant que les revendica- tions socio-économiques, dépendent des impoÌ‚ts. Dans la plupart des cas, les dépenses encourues pour la mise en œuvre des droits de la personne sont de l’argent bien dépensé. Il a par exemple été démontré que l’éducation des filles constitue le meilleur investissement aÌ€ long terme qui soit. L’assurance d’une permanence d’emploi, les droits des femmes et les droits aÌ€ la participation ont tous porté des fruits évidents quant au développement. Inversement, des recherches récentes effectuées par la Banque mondiale expriment des doutes quant aÌ€ la possibilité de main- tenir une progression constante de la croissance économique en présence du déclin d’une distribution équitable.

La vraie question n’est pas la régle- mentation ou l’action de l’État en tant que telles, mais plutoÌ‚t de savoir qu’est- ce qui est réglementé, et dans l’intéré‚t de qui : du marché, des élites nationales, des intéré‚ts confondus de la majorité, ou bien des défavorisés et de ceux et celles qui sont vulnérables? La pauvreté et l’exclusion sont trop facilement acceptées par la majorité qui les trouve regrettablement accidentelles, ou naturelles ou inévitables, plutoÌ‚t que le résultat de choix politiques conscients. Tous les agendas sous-entendus et toutes les préférences cachées doivent faire sur- face si on veut que ces débats mé€nent aÌ€ des décisions de politique qui pro- duisent des résultats justes. (…)

Les efforts se poursuivent avec succé€s au niveau international pour pro- mouvoir la justiciabilité des droits économiques, sociaux et culturels, et il existe de bonnes occasions d’assumer le leadership dans ce domaine. Récemment, les États membres des Nations unies ont étudié les options visant aÌ€ l’élaboration d’un protocole optionnel aÌ€ la Convention interna- tionale sur les droits économiques, so- ciaux et culturels. Selon la forme qu’on lui donnera, un protocole optionnel pourrait permettre aÌ€ des individus de s’adresser aÌ€ un forum international laÌ€ ouÌ€ des recours nationaux auraient fait défaut. Il s’agit d’un développement important en droit international, un développement qui promet d’aider les parties prenantes aÌ€ la Convention aÌ€ remplir les engagements légaux qu’elles ont pris, complétant et élargissant les mécanismes qui existent dans les sys- té€mes régionaux de droits de la person- ne européen, inter-américain et africain, en affirmant le sérieux de leur engagement social dans la reconnais- sance et le respect véritable de la dignité de chaque individu. La réalisation d’un tel instrument est une expression, et non une abrogation, de la souveraineté de l’État. Les décisions qu’il faut pren- dre dans ce sens relé€vent bien suÌ‚r exclu- sivement des États. En tant que Canadienne, je ne peux qu’espérer que le Canada jouera un roÌ‚le de leadership dans les futurs débats, projetant une voix morale qui mobilise et saisisse l’appui international en faveur de ce proto- cole et de tout ce qu’il représente.

Les droits de la personne reflé€tent un consensus international quant aux conditions essentielles aÌ€ une vie vécue dans la dignité. Mais les droits de la personne ne sont pas un idéal utopique. AÌ€ n’importe quel moment, ils doivent é‚tre compris comme le pro- duit d’une lutte ”” qu’elle soit explicite ou non ”” entre les États et aÌ€ l’intérieur des États, mettant en cause des idées, des idéologies, des politiques et des ressources. C’est le jeu entre ces forces et le résultat de ces luttes qui influen- cent la formulation textuelle et les interprétations formelles des droits de la personne, tout comme leurs chances de succé€s aÌ€ travers les processus légis- latifs, politiques et judiciaires. La raison pour laquelle les revendications basées sur les droits font l’objet d’une résis- tance de la part du pouvoir est juste- ment parce qu’elles menacent ”” ou promettent ”” de corriger une distribu- tion du pouvoir politique, économique et social qui est, selon les normes internationales déjaÌ€ acceptées, injuste.

Ces vérités sont particulié€rement évidentes dans la reconnaissance hési- tante et l’application sélective par le Canada de quelques-unes de ses obligations internationales dans le domaine des droits de la personne. Mais apré€s soixante ans, le fait de rejeter et de déprécier le statut d’égalité des droits socio-économiques en tant que vérita- bles droits humains, droits fondamen- taux aÌ€ l’égalité et aÌ€ la dignité de tous les Canadiens et les Canadiennes, ce rejet et cette dépréciation sonnent creux et faux aÌ€ la lumié€re de l’expérience interna- tionale et des comparaisons avec d’autres pays. Il n’y a rien aÌ€ craindre du concept des droits socio-économiques comme droits humains réels et applicables au mé‚me titre que tous les autres droits de la personne ; et il n’y a aucune raison pour créer des distinctions simplistes et catégoriques entre ces droits et ceux que l’on décrits comme « civils et politiques ». Les obligations qui dérivent des droits de la personne n’exigent ni plus ni moins que des efforts raisonnables dans le cadre élargi que des ressources limitées permettent, les priorités étant déter- minées selon un processus démocratique inclusif, engagé aÌ€ améliorer la situation des plus désavantagés.

La possibilité pour les individus de réclamer leurs propres droits par l’in- termédiaire du processus judiciaire est essentielle pour que les droits de la per- sonne aient un sens pour ceux et celles qui sont en marge de la société, une preuve de leur valeur égale et de leur humanité. Il y aura toujours une place pour la charité, mais les réactions cari- tatives n’offrent pas de substitut effi- cace, durable et basé sur les principes aux garanties contraignantes des droits de la personne.

Louise Arbour est haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme. Ce texte est extrait du discours prononcé aÌ€ l’occasion du sixié€me symposium annuel LaFontaine-Baldwin. Le symposium annuel a été créé par John Ralston Saul et l’Institut du Dominion pour encour- ager le débat sur l’avenir de la culture civique canadienne. Pour de plus amples renseignements sur le symposium, visitez www.lafontaine-baldwin.com

 

Ce texte est extrait du discours prononcé à l’occasion du sixième symposium annuel LaFontaine-Baldwin. Le symposium annuel a été créé par John Ralston Saul et l’Institut du Dominion pour encour- ager le débat sur l’avenir de la culture civique canadienne. Pour de plus amples renseignements sur le symposium, visitez www.lafontaine-baldwin.com

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