En tant que genre littéraire, les rapports de comités parlementaires défient les cadres trop contraignants. Plusieurs visent avant tout à exprimer et à rationaliser une politique qui a fait consensus parmi les membres du comité, quitte à s’accorder pas mal de libertés avec les témoignages qui ont été présentés. D’autres prennent acte de l’impossibilité des membres d’en arriver à un consensus interpartisan et nous laissent sur notre faim, mais la qualité des présentations des intervenants constitue un acquis socialement utile, susceptible de déboucher plus tard sur des mesures plus concrètes.

Coiffé d’un titre un brin tape-à-l’œil, le rapport du Comité spécial de la Chambre des communes sur la réforme électorale appartient à la deuxième variante du genre. Décevant pour ce qui est des recommandations, il a bénéficié d’une expertise scientifique de haut calibre, dont il résume la teneur d’une façon assez complète et équilibrée. Un effort réel a été fait pour joindre les meilleurs spécialistes canadiens du domaine, qui ont eu l’occasion durant l’été et l’automne de pouvoir exprimer leur savoir et leurs opinions de façon complète. On était loin de la pratique habituelle qui les oblige à comprimer leur expertise en « clips » de cinq minutes sous peine de rappel à l’ordre. Grâce à la vidéoconférence, on a pu entendre des spécialistes étrangers de la trempe d’Arend Lijphart et Pippa Norris, ainsi que des témoignages de première main sur le fonctionnement concret des systèmes en vigueur dans plusieurs pays lointains.

De même, le comité a été créatif dans l’accomplissement de son mandat de consulter le grand public. Comme le veut la coutume, des séances ont été tenues dans plusieurs villes canadiennes, mais en plus, des assemblées publiques spéciales ont eu lieu dans les circonscriptions, un questionnaire a été mis en ligne, et le public a même eu la possibilité de suggérer des questions aux députés en mal d’inspiration.

L’incapacité du comité d’articuler des recommandations plus substantielles était prévisible. Comme le soulignait avec candeur le rapport du comité sénatorial sur l’aéroport Pearson en 1995, « par définition un comité parlementaire obéit à une discipline de parti ». Les positions de chaque parti sur le sujet étaient pour la plupart connues, et inconciliables, même si les députés du parti au pouvoir ont tenté de demeurer aussi impénétrables que possible et n’ont abattu leurs cartes qu’à la toute fin des travaux. Leur dissidence finale, qui plaide pour de nouvelles consultations et déclare inatteignable l’échéance de 2019 pourtant décidée par le premier ministre, prive le rapport du plus gros de son impact pratique.

En acceptant de se minoriser lui-même au sein du comité, en rupture avec la pratique habituelle en contexte majoritaire, le parti au pouvoir a créé une dynamique qui a abouti à son propre isolement. Il n’y avait aucun consensus véritable parmi les autres partis sur la question de la réforme du mode de scrutin. L’hostilité des conservateurs à la proportionnelle et au vote alternatif (ranked ballots) était notoire, tout comme l’appui des néodémocrates et des verts à une forme de proportionnelle et leur rejet du vote alternatif. La surprise est venue de ces deux derniers partis qui, en fin de course, ont mis sous le boisseau leur opposition antérieure à la tenue d’un référendum sur la question, quitte à réitérer dans un autre rapport dissident leurs réserves à l’égard d’une telle consultation.

Le comité n’a pas recommandé l’adoption d’un quelconque système électoral. Il s’est entendu simplement sur la tenue future d’un référendum opposant le système actuel (pluralitaire) et un système proportionnel. Quant aux contours précis de ce dernier, le rapport nous laisse sur notre faim puisqu’il demande au gouvernement de les déterminer lui-même. Seulement deux balises claires sont imposées : 1) le nouveau système électoral ne devrait pas être un scrutin exclusivement de liste, qui aurait pour effet de briser la relation entre les députés et leurs électeurs ; 2) les distorsions produites par le système proposé, mesurées par l’indice de Gallagher, ne devraient pas dépasser le chiffre de 5. Le comité était dans l’impossibilité d’élaborer un modèle complet en raison de l’opposition de fond entre les vues des partis signataires du rapport majoritaire. On se retrouve donc avec une exclusion et une obligation de résultat, sans plus.

La référence à l’indice de Gallagher a pris de court la plupart des profanes. Le soussigné doit avouer qu’il a dû sur le coup revisiter ses dossiers pour se rafraîchir la mémoire, même après avoir utilisé dans ses travaux, il y a une dizaine d’années, cet instrument de mesure des distorsions. Plus l’indice se rapproche de 0, plus les distorsions sont minimes. La dernière élection fédérale a donné un indice de 12, un chiffre très proche de la valeur moyenne (11,72) pour les élections fédérales tenues de 1945 à 1996. Durant la même période, la plupart des systèmes proportionnels de liste ainsi que le vote unique transférable (VUT) irlandais ont produit des indices moyens variant entre 1,30 (Pays-Bas) et 4,93 (Norvège), alors que les distorsions moyennes résultant des proportionnelles modérées en vigueur en Espagne et en Grèce depuis le retour à la démocratie oscillaient autour de 8. (Arend Lijphart présente un tableau comparatif détaillé de 36 pays démocratiques sur une période d’un demi-siècle dans Patterns of Democracy: Government Forms and Performance in Thirty-Six Countries [1999, p. 160 et 162].) Ironiquement, le scrutin majoritaire à un tour en vigueur aux États-Unis pour élire les membres de la Chambre des représentants, avec une distorsion moyenne de 4,8, se situe tout juste à l’intérieur du cadre défini par le comité. Il est bien connu en effet que chez nos voisins du Sud, le découpage des circonscriptions, en produisant des châteaux forts inexpugnables pour la grande majorité des représentants, a pour effet de réduire les distorsions considérablement plus que dans toutes les autres sociétés utilisant ce mode de scrutin.

Sur le plan pratique, un gouvernement qui voudrait exaucer le vœu émis par le comité devrait d’abord choisir entre le VUT et un système mixte compensatoire à l’allemande. Par la suite, il faudrait jauger l’incidence des différentes modalités possibles en simulant des élections fédérales antérieures et en calculant l’indice de Gallagher produit par chacune. Comme le nombre de ces modalités est presque infini, le travail sera vraisemblablement titanesque. L’expérience suggère que de tels travaux confirment le plus souvent l’adage voulant que le diable se trouve dans les détails, chaque modalité particulière suscitant des controverses interminables, qui ont pour effet de miner l’appui du public à la formule retenue. Sans compter le fait qu’il est impossible de simuler une élection antérieure avec la formule VUT, puisque seules les premières préférences des électeurs sont connues.

Selon une rumeur insistante, le vote alternatif aurait constitué la préférence secrète du gouvernement. Le comité a trouvé peu d’appui à cette formule et la rejette explicitement. Que le gouvernement ait si peu fait pour la promouvoir activement en dit long sur la profondeur et la solidité de la volonté politique qui a lancé cette démarche.

Le rapport du comité risque donc de consacrer l’échec du processus de réforme lancé en juin 2015 par la promesse de Justin Trudeau de changer le mode de scrutin, annonçant que la prochaine élection serait la dernière à se tenir à la pluralité des voix. Si tel est le cas, peu d’échecs auront été aussi prévisibles que celui-là.

Photo: kanchana_koyjai/Shutterstock.com

Cet article fait partie du dossier La réforme électorale.


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Louis Massicotte
Louis Massicotte est professeur retraité du département de science politique de l’Université Laval.

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