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Si la crise du logement n’épargne personne, elle frappe encore plus durement les personnes ayant une déficience intellectuelle. En plus des enjeux économiques et sociaux auxquels ces personnes sont déjà confrontées, elles se heurtent à un système d’hébergement qui ne leur garantit pas toujours la sécurité ou un cadre de vie adéquat. Certaines d’entre elles se retrouvent même en situation d’itinérance. Face à cet état des lieux, il est urgent de réexaminer le modèle actuel, basé sur l’hébergement privé, en proposant des solutions plus adaptées.
La marchandisation du droit au logement
Environ 36 000 Québécois reçoivent du réseau de la santé des services en déficience intellectuelle et autisme (DI-TSA). Les données disponibles pour 28 000 d’entre eux donnent une idée de la façon dont ils utilisent ces services. La majorité habite en « milieu naturel », soit chez leurs parents (62 %) ou de manière autonome (6 %). Le reste habite dans des « milieux de vie substituts », aussi appelés « ressources résidentielles » : ressources intermédiaires (RI), ressources de type familial (RTF) ou ressources à assistance continue (RAC).
Si les milieux de vie substituts sont essentiels, vu le nombre de personnes qui y sont hébergées, ces ressources présentent des problèmes importants. Premièrement, la majorité de ces milieux de vie sont privés et coûtent très cher à l’État. Deuxièmement, la qualité des services qu’on y offre est variable.
Les coûts liés à l’hébergement privé
En 2023, les milieux de vie substituts (RI, RTF et RAC) n’hébergeaient que 28 % des personnes recevant des services en déficience intellectuelle, mais représentaient plus de la moitié (51 %) du budget total du ministère de la Santé et des Services sociaux en DI-TSA, soit 805 millions sur un total de 1,6 milliard $.
Cette dynamique semble d’ailleurs être rentrée dans une spirale inflationniste, puisque dans les dernières années, les coûts par usager liés aux milieux de vie substituts ont explosé, faisant plus que doubler. Il devient de plus en plus dispendieux d’y héberger les personnes ayant une déficience intellectuelle, même si la qualité des services ne semble pas avoir été améliorée de façon substantielle.
Les profits ou les services?
Le modèle de gestion des ressources résidentielles est largement ancré dans une logique de recherche de profit, dans laquelle le bien-être des résidents semble parfois être une considération secondaire. En effet, la très grande majorité des ressources intermédiaires ou de type familial sont des ressources privées, appartenant à des individus ou à des entreprises.
Bien que certaines ressources d’hébergement offrent un environnement sain, sécuritaire et stimulant, d’autres sont pointées du doigt pour des cas de maltraitance. Puisque les histoires qui se rendent aux médias, ou même qui font l’objet d’une plainte, ne représentent qu’une partie des histoires d’horreurs dans les ressources, l’étendue des problèmes est probablement sous-estimée. Cela peut s’expliquer par une surveillance quasi inexistante par l’État et les établissements de santé (CIUSSS et CISSS), ainsi que par un manque de formation des employés.
Cette logique de marchandisation du logement est pourtant contraire aux obligations auxquelles le Canada et le Québec ont souscrit en vertu des conventions internationales. Tant le Pacte international relatif aux droits sociaux, économiques et culturels que la Convention relative aux droits des personnes handicapées, tous deux conclus sous l’égide des Nations Unies, prévoient que le logement est un droit fondamental qui doit être garanti, particulièrement pour les personnes en situation de handicap.
Des listes d’attente interminables
Le système d’hébergement actuel génère également une autre barrière majeure : des listes d’attente interminables. Selon les données compilées, une personne ayant une déficience intellectuelle doit attendre en moyenne 1211 jours, soit plus de trois ans, avant d’obtenir une place. En comparaison, en 2013-2014, l’attente était de 767 jours. En l’espace de dix ans, l’attente a donc bondi de 58 %, une hausse alarmante. Pour les personnes autistes, la hausse est moins spectaculaire, mais l’augmentation de l’attente de 832 à 959 jours représente néanmoins une hausse de 15 % du temps d’attente. La tendance n’est pas bonne.
Cette attente prolongée n’est pas seulement un problème pour les parents qui vieillissent en même temps que leurs enfants. Il se traduit aussi un choix plus limité. Rien ne garantit qu’après ces années d’attente, la personne puisse accéder à un milieu de vie qui correspond réellement à ses besoins ou ses souhaits personnels.
Soutenir les modèles communautaires innovants
Selon nous, la meilleure réponse à ces enjeux est le développement et le soutien à un écosystème de milieux de vie communautaires innovants. S’il existe déjà des exemples inspirants et de nombreux projets en démarrage (pensons aux Habitations Marie-Clarisse à Québec, ou à L’appart à moi à Saint-Hubert), les parents et les organisations qui les portent font face à de nombreux obstacles.
Sur le plan financier, il est souvent difficile d’obtenir un financement stable et durable de la part des gouvernements pour développer et maintenir de telles options. Lors d’un rassemblement des OSBL d’habitation pour les personnes en DI-TSA tenu l’an dernier, plusieurs représentants d’OBSL estimaient que leurs coûts « par porte » étaient moins élevés que ceux des RI, RTF et RAC. Si le gouvernement a des données sur les coûts des ressources, il devrait les rendre publiques. Sinon, il serait plus que temps d’avoir des données fiables comparant les coûts d’implantation et de fonctionnement des modèles innovants et ceux des modèles privés actuels.
Par ailleurs, sur le plan organisationnel, la mise en place de nouveaux modèles requiert une coordination complexe entre les divers acteurs : gouvernement, organismes communautaires, familles et personnes requérant les services. Cette complexité peut freiner l’implantation de nouveaux projets, souvent portés à bout de bras par des familles dévouées qui n’ont pas le soutien de puissants lobbys financiers – contrairement, par exemple, à certaines ressources d’hébergement privé. La rétention du personnel qualifié dans ces structures est également un défi constant, faute de financement pouvant garantir des salaires compétitifs.
Ces difficultés bien réelles soulignent la nécessité de revoir l’approche gouvernementale afin d’encourager le développement de solutions innovantes viables, tout en assurant un financement adéquat et une coordination accrue entre les différents intervenants.
Prioriser la qualité de vie
Dans l’état actuel des choses, le Québec semble manquer à ses obligations, notamment pour que les personnes reçoivent des services de qualité qui correspondent à leurs besoins. Il est donc impératif de revoir les politiques publiques pour proposer des milieux de vie qui priorisent la qualité de vie et le bien-être des personnes.
Plusieurs organisations, chercheurs et acteurs du milieu ont mis de l’avant des solutions. À nos yeux, il est prioritaire de commencer par deux actions clés.
La première est la démarchandisation du logement. Le logement ne devrait plus être considéré comme un bien commercial, mais comme un droit fondamental – comme l’ONU le reconnaît –, en particulier pour les personnes les plus vulnérables.
La seconde est de favoriser les modèles innovants. Le gouvernement doit soutenir activement le développement de projets comme les coopératives d’habitation et les logements communautaires inclusifs, en assurant un financement durable et en facilitant la coordination entre les acteurs impliqués.
Investir de façon substantielle dans les milieux de vie innovants serait également une bonne façon d’accroître rapidement le nombre de places disponibles et de réduire les listes d’attente, tout en veillant à ce que ces nouveaux milieux de vie respectent les souhaits et les besoins des personnes qui ont une déficience intellectuelle. Il est donc crucial d’entreprendre la mise en œuvre de ces deux actions le plus rapidement possible afin d’amorcer un changement profond du modèle actuel.
La crise en habitation pour les personnes ayant une déficience intellectuelle est une réalité inacceptable dans un Québec qui se veut inclusif. C’est dans ce contexte que la Société québécoise de la déficience intellectuelle a lancé la campagne de mobilisation « J’ai ma place! », qui vise à sensibiliser le grand public et les décideurs de la situation et à proposer de nouveaux modèles. Les solutions existent, il ne manque que la volonté politique et un engagement financier à la hauteur des enjeux.