« Vas-tu participer aux 12 jours d’activisme ? » me demandait récemment une collègue, faisant référence à la campagne internationale d’activisme contre les violences envers les femmes. D’une durée de 16 jours à l’international, cette campagne s’étale sur 12 jours au Québec et se termine le 6 décembre, le jour du 30e anniversaire de l’attentat antiféministe de Polytechnique. Cette campagne annuelle s’est taillé une place dans de nombreux pays à travers le monde. Dans plusieurs endroits, c’est le temps des premiers froids, voire des premières neiges, et, assistant aux rencontres, on ne se sait plus ce qui fait plus froid dans le dos : le vent et la neige, ou le rappel des événements tragiques.

Immigrante d’un autre pays, j’ai commencé à me joindre aux rassemblements il y a quelques années, après avoir su ce qui s’était passé à Polytechnique et appris l’existence de cette campagne annuelle. J’ai été interpellée par l’ampleur des violences vécues par les femmes, dont j’entends si souvent les récits. Pendant la campagne, j’assiste aux événements en souvenir des victimes, pour condamner les violences, apprendre, penser aux solutions. Mais aujourd’hui, la question de la violence évoque pour moi une autre : s’il faut sans doute en parler, comment faut-il en parler et qu’est-ce qu’il faut faire pour mieux écouter les voix des femmes et, surtout, pour apporter des changements là où ils sont nécessaires ?

Autour de la commémoration de la tuerie de Polytechnique et des 12 jours d’activisme, la question de la violence envers les femmes semble être sur toutes les lèvres. Mais je sais que cette perception est trompeuse, mes fils des médias sociaux et mon cercle d’amies et collègues n’étant pas représentatifs de l’ensemble de la société. Bien sûr, la violence envers les femmes est un sujet dont on parle davantage sur la place publique, mais il reste encore difficile à aborder et largement tabou même pour beaucoup de gens.

Actuellement doctorante en sociologie, je fais des recherches sur la violence conjugale que plusieurs mères vivent même après la séparation d’avec leur partenaire violent. Ce type de violence est très présent dans plusieurs pays, incluant le Canada, pourtant, il reste encore peu connu. J’ai pu constater que la mention de ce sujet et le rappel des violences envers les femmes génèrent souvent un certain malaise à l’extérieur des milieux spécialisés. Ce malaise ne se manifeste pas toujours immédiatement, mais s’installe après quelques phrases, lorsque, à la question « violence où ? », venant d’une personne plutôt intéressée par le sujet, je réponds « au Québec ». Parler de la violence dans d’autres pays a toujours été beaucoup plus facile et gratifiant pour moi.

Malgré toutes les connaissances sur les violences envers les femmes dont nous disposons aujourd’hui ― grâce à l’expérience des intervenantes, aux travaux de recherche, aux témoignages ―, le doute semble toujours bien installé dans les esprits. Comme s’il était difficile de croire que la violence envers les femmes, c’est aussi ici et maintenant. Qu’elle n’est pas aussi rare et exceptionnelle, contrairement à ce que se font dire plusieurs victimes. À l’échelle mondiale, selon l’ONU, environ une femme sur trois subit de la violence physique ou sexuelle au cours de sa vie, et environ une sur quatre dans les pays développés. L’ampleur de ce problème social est difficile à saisir : il est plutôt sous-estimé, car, pour diverses raisons, ces violences sont peu dénoncées. Par exemple, pour ce qui est des violences en contexte conjugal au Québec, seulement un tiers serait rapporté à la police.

Dans notre société qui condamne pourtant ces violences, les femmes sont souvent confrontées encore à la banalisation et au déni de ce qu’elles vivent au quotidien. Encore aujourd’hui, les femmes victimes se font dire qu’elles exagèrent, que ce qu’elles disent vivre est trop improbable ou trop grave pour être vrai ― ou, au contraire, trop insignifiant pour qu’on y prête attention. Certaines doivent affronter ces doutes jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Notre société semble s’inquiéter plus facilement d’autres dangers. Toutefois, parler des violences envers les femmes ne veut aucunement dire nier d’autres violences.

Les doutes à l’égard de la parole des femmes vont de pair avec des stéréotypes répandus sur les violences, qui sont en décalage avec la réalité et avec les connaissances actuelles à ce sujet.

Les doutes à l’égard de la parole des femmes vont de pair avec des stéréotypes répandus sur les violences, qui sont en décalage avec la réalité et avec les connaissances actuelles à ce sujet. Les violences envers les femmes, tout comme les autres problèmes sociaux, ne sont pas figées dans le temps. Elles évoluent avec la société et s’y adaptent, d’où la diversité de leurs formes et manifestations. Ne pas les reconnaître contribue à la banalisation des violences. L’agresseur moderne ne correspond souvent pas aux stéréotypes. Il n’est pas nécessairement violent dans toutes les sphères de sa vie. Au contraire, afin de ne pas être dévoilé, il peut accorder une grande importance au maintien d’une image positive, investir temps et efforts dans sa crédibilité et son réseau. Les travaux de recherche en violence conjugale, dont ceux d’Evan Stark sur le contrôle coercitif, montrent que l’agresseur, dans ses relations intimes, cherche à contrôler sa victime en choisissant des voies qui sont adaptées à chaque situation particulière. Il peut poser des gestes qui peuvent paraître anodins si on ne tient pas compte du contexte, mais qui ne le sont pas pour les victimes.

Malgré nos connaissances sur les violences faites aux femmes et le caractère grave de ce problème social, même dans les pays développés, pourquoi le désintérêt et le doute par rapport au vécu des victimes persistent-ils ? On reproche même aux femmes de parler des violences qu’elles ont subies, au point que certaines préfèrent de se taire. Ne croit-on pas assez facilement aux complots, aux campagnes de désinformation, à l’existence de tueurs à gages et de tueurs en série ? Ou nous sommes-nous trop habitués aux crimes ordinaires, vécus tous les jours par les femmes, pour y faire attention, habitués au point de ne plus sentir l’importance de protéger les victimes ?

Ne pas changer nos perceptions et ne pas tenir compte des visages réels des violences envers les femmes a des conséquences directes pour les victimes, les exposant davantage au risque de subir de la violence et augmentant leurs difficultés. La fausse perception se répercute dans les lois et les politiques publiques, mais aussi dans les institutions qui interviennent auprès des victimes. Mais nous sommes toutes et tous concernés. Pour lutter contre le problème de la violence envers les femmes, qui ne cesse d’échapper aux solutions ― même aujourd’hui en 2019 ―, un travail de l’ensemble de la société est nécessaire. Les connaissances sur les réalités de violence sont accessibles, il est essentiel de nous renseigner et d’en tenir compte dans nos actions, professionnelles et personnelles, que ce soit dans le milieu de travail, le milieu scolaire, les services sociaux et de santé, notre la vie quotidienne. La violence envers les femmes est un problème important de nos sociétés, nous ne pouvons l’ignorer. Il est important de nous en souvenir aujourd’hui, et chaque jour de l’année.

Photo : Une femme se tient à côté d’une stèle commémorative de la place du 6-décembre-1989, durant une cérémonie marquant le 26e anniversaire de la tuerie de Polytechnique, le 6 décembre 2015. La Presse canadienne / Graham Hughes.


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Ksenia Burobina
Ksenia Burobina est doctorante en sociologie à l’Université de Montréal. Sa thèse porte sur la violence conjugale post-séparation vécue par les mères au Québec, un projet soutenu par une bourse du Fonds de recherche du Québec ― Société et culture. Elle a aussi reçu la Bourse du 6 décembre de l’Université de Montréal et de la Fondation de la famille Joey et Odette Basmaji et Trajetvi.

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