Les 12 et 13 novembre derniers ont eu lieu les audiences publiques sur le projet de loi 43, dernière étape d’une modification importante qui sera apportée au système de soins de santé au Québec. Ce projet de loi modifie la Loi sur les infirmières et les infirmiers « afin d’accroître les activités pouvant être exercées par les infirmières praticiennes spécialisées ». Quel sera son impact ? Consacrera-t-il l’autonomie professionnelle des infirmières praticiennes spécialisées (IPS), ces infirmières ayant une formation avancée leur permettant de traiter et de suivre des patients de façon indépendante ? Rien n’est moins sûr, car il manque au projet de loi tout un pan de la pratique commune à toutes les professions, soit une vraie structure de pratique professionnelle réflexive.

L’évaluation de la qualité de l’acte et la pratique réflexive des professionnels sont essentielles à la sécurité des soins. Réfléchir à sa pratique permet de mettre en lumière les erreurs latentes des systèmes et de transformer des incidents ou des accidents en occasions d’apprentissage, en plus de contribuer à déterminer les besoins de formation continue. La pratique réflexive est au cœur de la profession en constante adaptation des IPS.

En fait, la seule obligation administrative clairement imposée à un groupe professionnel, qui consiste à s’assurer de la qualité de l’acte dans un établissement, est celle à laquelle doit satisfaire le Conseil des médecins, dentistes et pharmaciens. Le Conseil des infirmières et infirmiers n’est pas assujetti à la même obligation.

La qualité de l’acte, tant sur le plan professionnel qu’au sein du régime de soins, est tellement importante qu’elle s’est trouvée enchâssée dans beaucoup de lois et de règlements concernant le système de santé québécois. En effet, les établissements qui composent le réseau de santé ont l’obligation de mettre sur pied un comité dont la responsabilité est le suivi de la qualité de soins dans l’établissement, notamment le suivi en cas de plaintes et d’accidents (Loi sur les services de santé et les services sociaux [LSSSS, art. 181.0.1 à 181.0.3]). Cependant, cette obligation d’assurer la sécurité des soins et d’évaluer les incidents et les accidents n’a eu que peu d’influence sur la pratique réflexive des nombreux professionnels qui posent des actes médicaux. En fait, la seule obligation administrative clairement imposée à un groupe professionnel, qui consiste à s’assurer de la qualité de l’acte dans un établissement ― et donc, à y appliquer une pratique réflexive ―, est celle à laquelle doit satisfaire le Conseil des médecins, dentistes et pharmaciens (CMDP) (LSSSS, art. 214). Le Conseil des infirmières et infirmiers n’est pas assujetti à la même obligation, pas plus que le Conseil multidisciplinaire. Pourquoi l’obligation administrative des établissements ne s’est-elle pas étendue à tous les organismes internes professionnels qui les composent ?

C’est le statut de « travailleur autonome » des médecins et des dentistes (LSSSS, art. 236) qui explique cette différence, qui persiste encore aujourd’hui. Le législateur a voulu s’assurer que le contrôle de l’acte et de la compétence des « travailleurs autonomes » est exercé clairement par le CMDP ― une structure collégiale autogérée ― et que celui-ci en rend compte au conseil d’administration de l’établissement. Pour les autres professionnels, cette obligation est inscrite dans la structure de gestion même de l’établissement.

Bien sûr, il existe un contrôle de l’activité clinique dans la structure hospitalière : il y a l’obligation du directeur des soins infirmiers d’un établissement (LSSSS, art. 207) ou celle des chefs de département clinique (LSSSS, art.190) de s’assurer de la qualité des soins. Mais ce sont des obligations qui relèvent de la structure hiérarchique de gestion, à la différence de l’obligation de surveillance du CMDP. Puisque, techniquement, les médecins et les dentistes n’ont pas de supérieur hiérarchique, la loi impose l’obligation de surveillance au CMDP plutôt qu’à la structure hiérarchique de gestion. Or la qualité de l’acte et la pratique réflexive ne sont pas des gestes administratifs ou bureaucratiques, mais bien l’une des principales obligations de tout professionnel. Alors, pourquoi ne pas donner à tous les professionnels qui travaillent dans le système de soins une obligation digne d’un professionnel ? Pourquoi lier cette obligation à la relation contractuelle d’emploi ?

Une obligation professionnelle relève de la responsabilité du système professionnel. Mais dans ce système, on perçoit encore une différence entre les obligations déontologiques des infirmières et infirmiers, et celles des médecins. Alors que le médecin a l’obligation de « collaborer avec les autres médecins au maintien et à l’amélioration de la disponibilité et de la qualité des services médicaux auxquels une clientèle ou une population doit avoir accès » (Code de déontologie des médecins, art. 3.1), le Code de déontologie des infirmières et infirmiers n’impose à ceux-ci aucune obligation individuelle de pratique réflexive. La Loi sur les infirmières et les infirmiers donne plutôt à l’Ordre des infirmières et infirmiers (OIIQ) cette obligation générale. Bien que cela puisse sembler un choix philosophique, l’importance est de taille : une obligation individuelle renforce le statut du professionnel et fait de lui un acteur important de sa propre qualité de pratique, alors qu’une obligation externe le maintient dans un rôle de subordonné à un pouvoir supérieur.

À l’heure actuelle, au Québec, nous discutons d’un projet de loi qui modifiera le champ de pratique des IPS pour les rendre plus autonomes, pour tenter d’amarrer le champ de pratique à la notion même de compétence. Les discussions entourant ce projet de loi auraient été une superbe occasion de mener une réflexion sur la position que les professionnels occupent dans les systèmes de soins, mais on dirait bien que le gouvernement a voulu l’éviter. Ce ne sont pourtant pas les possibilités qui manquaient. Le gouvernement aurait pu créer une structure d’évaluation de la qualité de l’acte propre aux IPS en modifiant les pouvoirs du Conseil des infirmières et infirmiers. Ou, pour être encore plus audacieux, il aurait pu créer une structure commune d’évaluation de la qualité à laquelle tous les professionnels des soins participeraient, c’est-à-dire accorder un véritable statut de professionnel aux acteurs concernés. On aurait alors mis sur pied un comité indépendant de la structure administrative hiérarchique, qui représenterait la nature autonome de tous les professionnels et, surtout, leur importance dans la sécurité des soins et la pratique réflexive interprofessionnelle.

Les discussions entourant le projet de loi 43 auraient été une superbe occasion de mener une réflexion sur la position que les professionnels occupent dans les systèmes de soins, mais on dirait bien que le gouvernement a voulu l’éviter.

Or le législateur se limite d’ajouter à la responsabilité du chef de département ― médecin, dentiste ou pharmacien ― l’obligation légale de surveiller tous les actes médicaux et de collaborer avec le directeur des soins infirmiers (projet de loi 43, art. 23). Il se réfère donc aux structures actuelles, qui sont avant tout des structures médicales, au risque de juguler le plein développement des IPS puisque : a) ce projet de loi les subordonne aux médecins qui imposeront alors leurs critères dans l’évaluation de la qualité de l’acte ; b) il maintient la perception que les infirmières et les infirmiers sont des employés et que l’analyse de la qualité de leurs actes est la responsabilité de leur employeur (ou du directeur des soins infirmiers), et non pas liée à leur statut de professionnels. Ces deux aspects ne favoriseront pas l’autonomie, qui est pourtant l’une des raisons du projet de loi.

Tous les professionnels devraient être égaux au chapitre des obligations qui font d’eux ― par définition ― des professionnels, qu’il s’agisse d’infirmières ou d’infirmiers cliniciens ou praticiens spécialisés, de médecins, de dentistes ou de pharmaciens. Leur pratique réflexive n’a pas à être sous la responsabilité des instances d’une autre profession ni de leur employeur. Le projet de loi veut accroître le champ de pratique des IPS et faciliter la fluidité des soins en limitant le contrôle d’une profession sur une autre sans altérer le contrôle de la qualité. Pourquoi, alors, ne pas en profiter pour donner aux IPS et à tous les professionnels qui font partie de l’équipe interprofessionnelle les outils nécessaires pour leur donner une pratique professionnelle réflexive qui leur soit propre ?

Photo : Shutterstock / gpointstudio


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Marie-Andrée Girard

Marie-Andrée Girard est anesthésiologiste pédiatrique et doctorante en droit à l’Université de Montréal. Elle travaille régulièrement à Chibougamau, dans le Nord-du-Québec, et à Puvirnituq, au Nunavik.

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