Les partis qui gagnent une élection interprètent souvent cette victoire comme un mandat de la population de mettre en œuvre leur programme électoral dans son intégralité. Le nouveau gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ) ne fait pas exception. Au lendemain de sa victoire du 1er octobre dernier, son chef François Legault promettait de respecter l’ensemble des engagements pris par son parti en campagne électorale et déclarait que son parti allait changer le Québec au cours des quatre prochaines années.
Mais est-ce que tous les principaux engagements électoraux de la CAQ ont fait pencher la balance en sa faveur ? Il est permis d’en douter. D’abord, seulement 37 % des électeurs ont voté pour la CAQ. Puis, il est tout à fait possible que certains parmi eux n’aient pas été en faveur de toutes les politiques proposées par le parti, comme il est tout aussi raisonnable d’envisager que des électeurs qui n’ont pas voté pour la CAQ appuyaient néanmoins certaines de ses propositions.
Les sondages traditionnels sont mal outillés pour tenir compte de ces aspects. Ils peuvent nous renseigner sur les opinions des électeurs en matière d’immigration, sur leur position par rapport à la question nationale ou sur l’enjeu prioritaire d’une élection. De là, on extrapole et présume que c’est ce qui a compté dans le choix des électeurs. Mais nous ne le savons pas vraiment.
Une solution innovatrice : l’analyse conjointe
Afin de pallier les limites des sondages traditionnels, Vox Pop Labs a utilisé une approche appelée l’analyse conjointe. D’abord élaborée en marketing, elle est de plus en plus utilisée en science politique pour analyser et expliquer des choix considérés comme multidimensionnels, c’est-à-dire des choix qui sont basés sur un ensemble de caractéristiques ou de facteurs. Le vote en est un exemple. L’analyse conjointe tient compte du fait que les partis présentent leurs positions sur une série d’enjeux, mais que les électeurs n’ont qu’un seul choix à faire et que ce choix ne peut être interprété comme un appui à l’ensemble des propositions du parti pour lequel ils ont voté.
Le principe de base de ce type d’analyse est de recréer, dans le cadre d’un sondage, le choix auquel font face les électeurs lors d’une campagne électorale. Les participants au sondage doivent choisir entre deux partis fictifs, dont chacun présente une position claire sur une série d’enjeux. Ces positions sont déterminées aléatoirement à partir d’une liste préétablie. Dans notre cas, nous avons établi neuf enjeux importants de la dernière campagne québécoise ainsi que la position des quatre principaux partis sur ces enjeux. Aucune restriction n’a été imposée aux combinaisons possibles de positions, de sorte qu’un des partis fictifs pouvait avoir toutes les positions du Parti libéral du Québec (PLQ) et être aussi en faveur de l’indépendance du Québec. L’ordre dans lequel apparaissaient les enjeux était aléatoire et variait donc d’un participant à l’autre. Un exemple de ce qu’ont pu voir les participants se trouve ci-dessous.
Vox Pop Labs a effectué son sondage entre le 10 et le 25 octobre 2018 auprès de 8 294 Québécois lors d’un panel Web. Les données collectées sont pondérées de manière à les rapprocher de celles d’un échantillon représentatif de la population réelle du Québec, selon les données du dernier recensement de Statistique Canada et d’autres estimations démographiques. Chacun des 8 294 répondants a fait l’exercice trois fois, c’est-à-dire on lui a présenté trois paires différentes de partis et il a dû faire un choix à chaque fois. Nous disposions donc de données provenant de 24 882 choix. Nous pouvons alors combiner toutes les décisions prises par les répondants et établir l’effet d’une position donnée sur la probabilité qu’un parti soit préféré à un autre. En d’autres mots, l’analyse conjointe permet de voir quelle position fait pencher la balance, et dans quel sens elle oriente le choix des électeurs.
Un appui clair aux propositions de la CAQ ?
La façon la plus simple de présenter les résultats de l’analyse conjointe est de montrer l’effet d’une position donnée par rapport à une position de référence. Dans notre cas, nous utilisons la position défendue par la CAQ comme point de référence. Dans la figure 1 ci-dessous, la ligne pointillée au centre représente un effet nul. Plus un point est à la droite de la ligne pointillée, plus cette position augmente la probabilité qu’un parti qui la défend soit préféré à un parti qui a la position de la CAQ. À l’inverse, les points à gauche du point de référence indiquent que le parti qui affiche cette position a une probabilité moindre par rapport à la CAQ d’obtenir la faveur des électeurs.
La figure 1 montre le portrait d’ensemble. Nous constatons que trois positions présentées par la CAQ font pencher la balance en sa faveur : la question nationale, la rémunération des médecins et le changement du mode de scrutin. (Les taxes et impôts semblent également donner l’avantage à la CAQ, mais l’effet est minime et non significatif statistiquement.) C’est donc dire que sur ces enjeux, la population semble se ranger derrière le gouvernement Legault. Cependant, la CAQ n’en a pas le monopole. Le PLQ n’est pas non plus souverainiste, Québec solidaire (QS) a la même position que la CAQ sur la rémunération des médecins, et le PQ comme QS ont signé avec elle un pacte pour un changement du mode de scrutin.
Quant aux enjeux de l’éducation, de l’exploration pétrolière, de l’intégration des immigrants et du salaire minimum, les positions de la CAQ sont celles qui font diminuer le plus ses chances de remporter la faveur des électeurs. Toutes les positions autres que celles de la CAQ sont jugées préférables. Le gouvernement Legault aurait donc tort d’interpréter le résultat de l’élection comme un vote de confiance de la population par rapport à ces quatre enjeux.
Qu’en est-il de l’immigration ? La proposition de la CAQ de réduire l’immigration de 20 % augmente la probabilité qu’elle obtienne la faveur des électeurs si on la compare à la position du PLQ, qui souhaite hausser le seuil d’immigration. Mais elle n’a pas cet effet si on la compare à la position du PQ et de QS, qui proposent le statu quo. Il est intéressant de constater que, lorsque nous prenons en compte l’ensemble des réponses au sondage, l’immigration n’est pas l’enjeu le plus déterminant, et les effets qui y sont associés sont somme toute assez limités. La déclaration de Philippe Couillard selon laquelle la politique d’immigration de la CAQ était « la question de l’urne » de cette élection ne semble donc pas appuyée par nos résultats.
Finalement, la souveraineté est toujours un enjeu électoral. Si elle ne comptait plus, son effet serait nul, c’est-à-dire la position fédéraliste ou souverainiste d’un parti n’aurait pas d’influence sur le choix final. Mais ce n’est pas le cas. L’analyse conjointe montre que les chances d’un parti souverainiste d’être choisi sont de 6 points de pourcentage inférieurs par rapport à celles d’un parti qui se décrit comme fédéraliste.
Le portrait partisan
Comme nous l’avons écrit plus haut, il est également fort probable que les électeurs des différents partis n’accordent pas la même importance aux mêmes enjeux. Si une position est vue de façon très favorable par les électeurs d’un parti et de façon très défavorable par les électeurs d’un autre, ces deux points de vue peuvent « s’annuler » lorsqu’on les agrège, comme c’est le cas dans la figure 1. C’est pourquoi il est important de tenir compte des résultats selon le vote aux élections, ce que nous faisons dans la figure 2, où les électeurs des quatre principaux partis sont présentés séparément. Rappelons que la ligne pointillée représente un effet nul : un point sur cette ligne montre que la position d’un parti ne change pas les préférences des électeurs par rapport à la position de la CAQ. Les points qui se trouvent à droite de cette ligne indiquent quant à eux que les électeurs du parti en question auront plus tendance à choisir le parti qui a cette position qu’un parti qui a la position de la CAQ.
Nous constatons d’abord que, de façon peu surprenante, les électeurs d’un parti ont eu tendance à préférer les positions de leur parti lors de la dernière campagne. Par exemple, les caquistes ont privilégié les positions de la CAQ sur tous les enjeux sauf trois, soit l’exploration pétrolière, les taxes et impôts et le salaire minimum.
Le nouveau ministre de l’Éducation Jean-François Roberge avançait en entrevue que les électeurs ont choisi son parti pour ses politiques en santé et en éducation et non pour celles en immigration. L’analyse conjointe montre toutefois un portrait différent. Quand on considère toutes les positions sur tous les enjeux, c’est celle d’augmenter le nombre d’immigrants (la position du PLQ) qui diminue le plus la probabilité que le parti qui la défend obtienne la faveur des partisans de la CAQ, soit d’environ 15 points de pourcentage. Il est intéressant de voir que chez ces mêmes caquistes, l’intégration des immigrants est un enjeu qui compte peu (les positions des autres partis se trouvant près de la ligne pointillée), alors que le « test des valeurs québécoises » proposé par la CAQ diminue grandement la probabilité que les électeurs des trois autres partis choisissent la CAQ.
Pour ce qui est des autres enjeux, la question nationale reste toujours pertinente, comme nous l’avons mentionné. Pour les électeurs libéraux et péquistes, c’est l’enjeu le plus important, et son effet sur leur choix est indéniable. Un parti qui se décrit comme fédéraliste augmente ses chances d’être choisi par les électeurs libéraux de 35 points de pourcentage, alors que la probabilité qu’il obtienne la faveur des péquistes chute de 24 points de pourcentage.
Lorsqu’on les compare aux électeurs des autres partis, on voit que les électeurs de QS accordent quant à eux de l’importance à trois enjeux qui ont peu d’effets chez les autres : l’éducation, l’exploration pétrolière et les taxes et impôts.
Finalement, s’il y a un enjeu qui fait consensus, c’est celui de la réforme du mode de scrutin. Il n’a pas d’effets chez les électeurs libéraux, mais un parti qui propose un changement vers un système proportionnel mixte au cours du prochain mandat voit sa probabilité d’être choisi par les électeurs des trois autres partis augmenter de 10 à 15 points de pourcentage. À ce chapitre donc, le gouvernement Legault semble non seulement avoir le feu vert de QS et du PQ mais aussi de leurs électeurs respectifs.
Cet article fait partie du dossier Élections Québec 2018.
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