Dans un article portant sur l’élargissement de l’Alliance atlantique, Kim Richard Nossal affirmait qu’en politique étrangère canadienne, certaines choses valent mieux d’être passées sous silence (Les Cahiers d’histoire de l’Université de Montréal, hiver 2001). La cons- titution d’un « périmètre de sécurité nord-américain » en est une. Le gouvernement canadien refuse obstinément d’em- ployer le terme et nie l’existence de ce périmètre. Pourtant, dans les faits, nombre de mesures adoptées depuis le 11 sep- tembre 2001 indiquent qu’une nouvelle étape dans le processus de continentalisation de la sécurité vient d’être franchie. Quoi qu’en dise””ou refuse d’en dire””Ottawa, le périmètre de sécurité nord-américain est devenu une réalité.

Cette attitude tend à obscurcir le débat et la réflexion sur la dynamique actuelle des relations de sécurité canado- américaines. Non seulement est-il difficile de distinguer la logique d’ensemble des mesures adoptées depuis septembre 2001, mais aussi d’en dégager les conséquences et de répon- dre aux interrogations qu’elles soulèvent.

L’objet de cet article est d’offrir des balises pour guider la réflexion sur le sujet… en appelant les choses par leur nom. La première partie du texte vise à définir le concept de « périmètre de sécurité » et à indiquer en quoi les mesures adoptées depuis le 11 septembre correspondent à cette défi- nition. La seconde porte sur les enjeux que soulève la création de ce périmètre, et sur le dilemme qu’il pose au gouverne- ment canadien. Enfin, la dernière partie soulève des questions auxquelles, faute de réflexion de fond, on n’a pas encore apporté de réponses claires, mais qui demandent à être résolues à moyen terme, en particulier en ce qui a trait aux limites géographiques et institutionnelles de ce périmètre. Cette analyse permet notamment de conclure que, contraire- ment à l’idée prévalent à Ottawa, la création d’une institution formelle constitue probablement la meilleure approche pour concilier des priorités contradictoires.

L’idée d’un périmètre de sécurité n’est pas une invention concoctée dans le climat d”˜hystérie suivant les attentats contre le Pentagone et le World Trade Centre. En fait, elle flotte dans l’air depuis l’été 1999 et semble avoir été évoquée publiquement, pour la première fois, en janvier 2000 par des hauts fonctionnaires canadiens soucieux de minimiser l’impact des contrôles frontaliers sur le flot commercial toujours crois- sant entre les deux pays.

Le processus de révision des procédures de contrôle à la frontière est en cours depuis 1995, date de la signature de l’Accord sur la frontière com- mune. Celui-ci visait à promouvoir les échanges, à faciliter le mouvement des personnes, à renforcer la lutte contre la criminalité transfrontalière et à réduire les coëts pour les gouvernements et les usagers. Quatre ans plus tard, en octobre 1999, la signature du Partenariat canado-américain (CUSP) permettait la mise à l’essai de nouvelles mesures visant à faciliter le trafic international.

En 1998-1999, les signaux visant à rappeler aux Canadiens que la gestion de la frontière n’est pas seulement une affaire de commerce se multi- plient. Plusieurs commentateurs et politiciens américains désignent le Canada comme un refuge pour criminels et terroristes (nous y reviendrons). Ces pressions semblent avoir incité le gouverne- ment canadien à adopter, à l’occasion du budget du 28 février 2000, un premier train de mesures visant à renforcer le contrôle des frontières.

Si la notion de « périmètre de sécurité » a d’abord été évoquée par des Canadiens, elle a rapi- dement été récupérée par les diplomates améri- cains. La première déclaration un tant soit peu élaborée en ce sens a été faite par Gordon Giffin, alors ambassadeur des États-Unis au Canada, lors d’une présentation à Vancouver en octobre 2000. Le concept a été repris depuis par son successeur, Paul Cellucci, qui s’en est fait l’avocat, avant même les attaques contre le World Trade Center et le Pentagone. Celles-ci ont, évidemment, incité les représentants des États-Unis à accentuer les pressions sur le gouvernement canadien. Dans les semaines qui suivent le 11 septembre 2001, le terme devient une référence obligée dans les dé- clarations de l’ambassadeur Cellucci.

De ces déclarations, on peut déduire que la création du périmètre de sécurité consiste essen- tiellement à réduire la vulnérabilité du continent nord-américain face aux menaces « asymétriques », soit la criminalité transfrontalière, l’immigration illégale, les attaques informatiques et, surtout, le ter- rorisme. Les mesures adoptées dans ce cadre relèvent donc, au premier chef, du contrôle des frontières (douanes et immigration), de l’échange de renseignements et de l’application des lois. Toutefois, plusieurs autres programmes, touchant aux sphères de la défense, de la préparation d’ur- gence (protection civile et santé), du commerce et de l’énergie, peuvent aussi être associés à ce concept.

Dans l’esprit de ses promoteurs, la création du périmètre de sécurité doit se traduire par qua- tre types de mesures, soit :

  • le renforcement des mesures existantes;

  • l’utilisation systématique des nouvelles technologies permettant l’identification et le suivi des personnes et des marchandises sus- pectes, ainsi que l’accélération des procédures de contrôle des voyageurs « fréquents »;

  • l’approfondissement de la coopération entre les autorités des deux pays;

  • l’harmonisation des politiques et de la réglementation.

Si les deux premiers types de mesures sem- blent relativement bénins, les deux derniers ont soulevé des débats animés au Canada. L’approfondissement de la coopération peut signi- fier une intégration plus poussée des systèmes de sécurité nationaux. Concrètement, elle peut pren- dre la forme d’une présence officielle (par exem- ple, des officiers armés) des États-Unis au Canada ou la mise en commun de certains services ou infrastructures. Par ailleurs, le processus « d’har- monisation » peut nécessiter non seulement la modification d’un grand nombre de lois et de règlements, mais aussi la transformation des principes juridiques et constitutionnels en vigueur au Canada. Cette notion est d’ailleurs celle qui a soulevé le plus de réticences, si bien que, tant du côté américain que canadien, on s’empresse de souligner que le terme ne signifie pas « adopter des politiques similaires », mais « rendre compatibles les politiques existantes ».

Les attentats du 11 septembre 2001 ont pré- cipité le mouvement. Depuis, le gouvernement canadien a, seul ou en collaboration avec les États-Unis, mis en œuvre certains programmes destinés à renforcer le contrôle des frontières et la sécurité du territoire. Parmi les mesures les plus significatives, mentionnons :

  • le dépôt des projets de loi C-36 (sur les mesures antiterroristes) et C-42 (sur la sécurité publique);

  • la signature d’une entente de Coopération sur la sécurité des frontières et le contrôle de la migra- tion régionale avec les États-Unis, qui porte sur l’harmonisation des politiques d’octroi des visas, sur l’échange d’information et sur la surveillance conjointe de la frontière (3 décembre 2001);

  • l’augmentation substantielle des ressources financières consacrées à la sécurité (budget du 10 décembre 2001);

  • la préparation du Plan d’action pour la création d’une frontière intelligente Canada-E.-U., qui vise à faciliter la libre circulation des per- sonnes et des biens à la frontière, tout en aug- mentant la sécurité des infrastructures et en facilitant l’échange d’information (12 décembre 2001).

Qu’elles soient motivées par un élan de soli- darité, par obligation ou par intérêt, toutes ces mesures indiquent que le gouvernement cana- dien s’est engagé dans une nouvelle étape du processus de continentalisation de la défense et de la sécurité. À bien des égards, le périmètre de sécurité nord-américain est devenu une réalité.

Malgré toutes ces mesures, le gouvernement refuse obstinément d’employer le terme « périmètre de sécurité ». Le 4 octobre 2001, le ministre des Affaires étrangères, John Manley, qualifiait le concept de réponse « simpliste » face à un problème très complexe. Depuis, les dirigeants politiques s’abstiennent de l’utiliser et, tant à Ottawa qu’à Washington (et à Mexico), on rivalise d’imagination pour trouver d’autres termes, tels que « zone de confiance », « communauté nord- américaine » ou même « bulle de sécurité », pour désigner l’entité qui prend forme actuellement.

L’allergie du gouvernement canadien au con- cept de périmètre de sécurité peut prêter à sourire, mais il témoigne, en fait, d’un profond malaise face au processus de continentalisation de la sécu- rité qu’il sous-entend. Celui-ci soulève, en effet, des enjeux qui commandent la prudence.

Le concept du périmètre de sécurité actualise un vieux problème auquel est souvent confronté le gouvernement canadien lorsqu’il s’agit de ses rela- tions avec les États-Unis (surtout en période de crise) : la nécessité de trouver un équilibre entre les impératifs de sécurité, de souveraineté et de prospérité. L’histoire démontre que les mesures destinées à renforcer l’une de ces priorités se fait généralement au détriment des deux autres. Dans le contexte actuel, le dilemme se pose de façon particulièrement aiguà«.

En 1938, lorsque Canadiens et Américains ont entamé le dialogue sur la sécurité de l’Amérique du Nord, le président Roosevelt et le premier ministre Mackenzie King ont posé, en quelques mots, les principes fondamentaux de la relation entre les deux pays en ce domaine.

Selon le président américain, les États-Unis n’allaient pas rester les bras croisés si le Canada était menacé. Il exprimait ainsi ce que l’on appellera plus tard la « garantie involontaire », c’est-à-dire l’engagement des États-Unis à défendre le Canada, si la nécessité s’en faisait sentir. Il ne s’agit pas, de la part de Washington, d’une propo- sition altruiste, mais bien d’une question de sécu- rité nationale. Le territoire canadien, s’il passait sous la coupe d’une puissance étrangère, pourrait servir de base avancée pour mener des opérations aux États-Unis. Pour la même raison, l’espace aérien et maritime canadien présente un grand intérêt stratégique pour les États-Unis. Si cet engagement offre de nombreux avantages au Canada (notamment le fait de jouir d’un degré de sécurité autrement impossible à atteindre), la garantie involontaire comporte cependant une menace implicite : si les Canadiens refusent ou sont incapables de faire face à une menace extérieure, les États-Unis prendront les mesures nécessaires pour les protéger ”” qu’Ottawa le veuille ou non, et sans égard à sa souveraineté !

Le Canada contracte, en revanche, un certain nombre d’obligations. En réponse aux propos de son homologue américain, le premier ministre King déclare que le Canada ne devrait, en aucun cas, laisser des forces ennemies se frayer un chemin, à travers le territoire canadien, vers les États-Unis. Ceci signifie que les ennemis des États-Unis de- viennent, de fait, ceux du Canada. De plus, les Canadiens n’ont désormais d’autre choix que d’ac- cepter la définition de la menace et des moyens de s’en prémunir élaborée par Washington, même s’ils n’y croient pas. Enfin, les Canadiens doivent arti- culer leurs politiques de sécurité non seulement en fonction des menaces dirigées contre eux (si tant est qu’il y en ait), mais aussi de celles qui pèsent sur les États-Unis. Cette relation impose donc des « dis- torsions » aux politiques canadiennes.

Ces principes, qui ont guidé les relations de défense canado-américaines tout au long de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre froide, semblent encore s’appliquer aujourd’hui. Ils per- mettent de comprendre une première facette du problème auquel est actuellement confronté le gouvernement canadien.

Depuis le milieu des années 1990, soit depuis que les menaces asymétriques sont devenues une priorité pour le gouvernement américain, la rumeur selon laquelle les Canadiens font preuve de laxisme en matière de sécurité ”” et donc qu’ils ne respectent pas leur part de l’entente de 1938 ”” commence à se répandre aux États-Unis. L’arrestation d’Ahmed Ressam, en décembre 1999, devait attiser cette impression, comme l’indiquent les critiques virulentes dont a fait l’objet le Canada lors des audiences d’un sous- comité de la Chambre des représentants, en jan- vier-février 2000. Dans les jours qui ont suivi les attentats de New York et de Washington, des commentaires semblables ont été formulés, notamment par le solliciteur général des États- Unis, John Ashcroft. Comme le veut l’expression consacrée : « Canada is part of the problem ». Rien d’étonnant, donc, à ce que Washington ait pris des mesures exceptionnelles pour renforcer les contrôles aux frontières, en recourant à la Garde nationale et aux Forces armées.

Les terroristes ayant participé aux attentats du 11 septembre n’ont pas opéré à partir d’un sanctuaire au Canada, et il n’est pas démontré que la situation y soit pire que dans d’autres États occidentaux. Néanmoins, dirigeants et diplo- mates canadiens ont eu fort à faire pour tenter de dissiper cette impression. Les Canadiens ont, en effet, beaucoup à perdre en laissant courir de tels bruits, et le gouvernement semble conscient qu’il doit faire sa part pour lutter contre les menaces que perçoivent les Américains en matière de sécu- rité. À bien des égards, l’après-11 septembre a toutes les apparences d’un « test de loyauté » pour le Canada. Le problème est que cette priorité peut entrer en contradiction avec deux autres piliers de la politique canadienne, soit la prospérité et, surtout, la souveraineté.

C’est un truisme de rappeler que la prospérité de la société canadienne dépend en partie du com- merce avec les États-Unis. Plus du tiers du produit national brut provient du commerce extérieur, et 86 p. 100 de celui-ci se fait avec les États-Unis. La somme annuelle des échanges entre les deux pays atteint 450 milliards de dollars. Le maintien des emplois, du niveau de vie ou des revenus de l’État sont donc étroitement liés à ce flot commercial. L’expérience de la « Troisième option » (la politique de diversification des échanges adoptée par le gou- vernement Trudeau, au début des années 1970) a démontré l’impossibilité de réduire cette dépen- dance. Dans ce contexte, un principe cardinal de la politique étrangère du Canada est de garantir l’ac- cès des produits et services canadiens au marché américain, non seulement en réduisant les barrières commerciales, mais en s’assurant aussi que les mesures de contrôle à la frontière ne freinent pas le trafic des marchandises et des personnes. Compte tenu de l’énorme volume des échanges, tout ralentissement engendré par ces contrôles peut avoir des conséquences catastrophiques. C’est donc pour faciliter la gestion du trafic commercial que des Canadiens ont proposé de réformer le système de contrôle frontalier et ont évoqué l’instauration d’un « périmètre de sécurité ».

L’un des éléments qui compliquent les dis- cussions entre les deux pays tient à une différence de priorités, sinon de « philosophie ». Si les Canadiens sont motivés d’abord par des consi- dérations commerciales, les Américains sont surtout préoccupés, depuis l’Affaire Ressam et les attentats du 11 septembre, par des questions de sécurité. Autrement dit, si les premiers perçoivent la frontière comme une porte d’entrée, les seconds la voient comme un mur ou une ligne de défense. L’enjeu, pour les Canadiens, est donc de trouver un équilibre entre ces deux priorités, et la constitution d’un périmètre de sécurité pourrait permettre d’y parvenir. Le problème est qu’une troisième considération vient se mêler aux deux autres et brouiller les cartes : la souveraineté.

Sécurité et prospérité sont des priorités qui peuvent facilement entrer en contradiction avec les considérations de souveraineté. La « garantie involontaire », nous l’avons vu, pose problème à ce chapitre. Par ailleurs, les débats qui ont précédé la conclusion de l’Accord de libre–échange, en 1988, témoignent des craintes qu’entretiennent les Canadiens face aux risques d’une trop grande intégration des deux économies nationales. Le Canada, disait-on, deviendrait le « 51e État de l’Union » ! Les discussions sur l’intégration de la sécurité nord-américaine pourraient bien soulever des débats qui rappelleraient ceux qui ont eu lieu à cette époque.

Jean Chrétien, alors qu’il était chef de l’Opposition, a violemment et systématiquement dénoncé les politiques continentalistes du gou- vernement Mulroney, et il s’est fait élire, en 1993, en tenant un discours critique face aux relations canado-américaines. Certains ministres, dont Lloyd Axworthy, ont, depuis, maintenu ce dis- cours et entretenu une certaine méfiance à l’é- gard des États-Unis. La proposition de créer un périmètre de sécurité place le gouvernement Chrétien devant une possibilité particulièrement désagréable : faire, dans le domaine de la sécurité, ce qu’a fait son prédécesseur dans celui de l’é- conomie, c’est–à-dire présider à une intégration formelle avec les États-Unis. Cela explique, en partie, pourquoi le terme « périmètre de sécurité » est banni du vocabulaire officiel au Canada.

Mais le malaise qui agite le gouvernement libéral ne découle pas uniquement de considéra- tions idéologiques ou électoralistes. L’instauration d’un périmètre de sécurité soulève, en effet, des questions bien réelles en ce qui a trait à la sou- veraineté du Canada, et sur plusieurs plans. Premièrement, le processus d’harmonisation signi- fie que le Canada n’aura d’autre choix que d’a- juster ses politiques aux mesures en vigueur aux États-Unis””l’inverse étant peu plausible. Dans ce contexte, « harmonisation » semble parfois sy- nonyme « d’américanisation ». Deuxièmement, cet ajustement va bien au-delà des politiques d’immigration, douanières ou de renseignement. Il suppose aussi des modifications dans des domaines délicats où les différences entre les deux pays sont grandes, comme dans celui de la santé. Pis encore, il pourrait servir de prétexte aux États- Unis pour exiger l’ouverture de négociations dans des secteurs sensibles, comme celui de l’énergie ou même de l’exportation d’eau potable. Enfin, troisièmement, plusieurs mesures de sécurité pour- raient entrer en contradiction avec certaines valeurs fondamentales de la société canadienne, non seulement en ce qui touche les libertés civiles et l’immigration, mais aussi, à terme, en ce qui a trait à des sujets apparemment éloignés, tels que le droit du travail ou le port d’arme.

Pourtant, malgré ses réticences, le gouverne- ment s’est bel et bien engagé dans un processus d’harmonisation. Dans les mois qui ont suivi les attentats du 11 septembre, les considérations de sécurité et de prospérité l’ont emporté sur celles touchant à la souveraineté. En fait, les dirigeants canadiens n’avaient visiblement pas le choix, même s’ils ont désespérément tenté de sauver la face. C’est, en effet, devenu un rituel que de voir, chaque fois qu’une nouvelle entente a été con- clue avec les États-Unis, ministres et hauts fonc- tionnaire s’empresser d’affirmer qu’ils n’ont pas vendu l’âme du Canada au diable.

Si le processus d’établissement du périmètre de sécurité est bien engagé, il n’est probable- ment pas terminé. Le choc des attentats du 11 septembre se fera sentir encore longtemps aux États-Unis, et tout indique que le Canada conti- nuera de faire l’objet de pressions pour qu’il fasse ce que Washington considère comme sa part dans le renforcement de la sécurité de l’Amérique du Nord, surtout si de nouvelles attaques devaient survenir.

Les réticences du gouvernement Chrétien à utiliser le concept nuisent à la tenue d’un débat public sur le sujet. Toutefois, si le processus d’in- tégration de la sécurité se poursuit effectivement, ce gouvernement devra inévitablement répondre à certaines questions. Deux d’entre elles seront évoquées ici. D’une part, quelle sera l’étendue géographique du périmètre de sécurité et qui en fera partie? D’autre part, quelle sera l’architecture institutionnelle de ce périmètre? Les réponses à ces questions sont, en fait, autant d’options qui s’offrent au gouvernement canadien. Celles-ci peuvent être évaluées en fonction des avantages et des inconvénients qu’elles comportent par rap- port aux trois priorités évoquées plus haut.

Le concept de périmètre de sécurité évoque d’abord une série d’ententes bilatérales entre le Canada et les États-Unis. Il y a pourtant d’autres possibilités; il peut être conçu comme le résultat d’un processus unilatéral, trilatéral ou multi- latéral. En fait, toutes ces approches ne sont pas mutuellement exclusives et le périmètre com- portera presque nécessairement des mesures rele- vant de ces différents espaces. Il s’agit surtout de savoir lequel doit être le plus important, parce que les répercussions sont très différentes selon que l’un ou l’autre domine.

L’approche unilatérale désigne ici un processus d’harmonisation des politiques et de renforcement des mesures de sécurité mené avec un minimum de consultation. En ce sens, le périmètre nord-amé- ricain ne serait rien de plus que la somme d’une série d’initiatives nationales élaborées de façon pa- rallèle. Il serait forcément très décentralisé et sans existence formelle. Pour le Canada, le défi consiste à formuler et à mettre en œuvre des mesures suf- fisamment crédibles pour dissiper l’impression que son territoire sert de sanctuaire aux terroristes voulant opérer aux États-Unis.

L’usage du terme « unilatéral », dans le con- texte de la politique étrangère canadienne, peut faire tiquer. C’est pourtant, en partie, l’approche retenue par le gouvernement canadien depuis le 11 septembre. L’adoption des lois C-36 et C-42, par exemple, semble relever de cette logique.

Le principal avantage de cette approche est qu’elle permet au gouvernement de mieux con- trôler le processus et, donc, de s’assurer que les mesures adoptées sont conformes aux valeurs et aux attentes de la société canadienne. Elle permet aussi à Ottawa de préserver l’autonomie décision- nelle du Canada ”” du moins en apparence. L’inconvénient est, bien évidemment, que rien ne prouve que le gouvernement canadien pourra ainsi passer le « test de loyauté ». Le Canada reste donc exposé aux critiques américaines, et il ne dispose d’aucune garantie quant à la possibilité de voir les États-Unis adopter des mesures uni- latérales de contrôle frontalier pouvant avoir un impact négatif sur le commerce bilatéral.

L’élaboration d’un périmètre de sécurité englobant non seulement les États-Unis et le Canada, mais aussi le Mexique, est une autre option, mais elle soulève un certain nombre d’in- terrogations. Les commentaires émanant d”˜Ottawa et de Washington témoignent d’une certaine ambivalence sur ce plan.

D’un côté, on reconnaît que l’intégration en matière de sécurité doit se superposer au processus d’intégration économique et que l’on ne peut créer une zone de libre-échange à deux paliers, dans laquelle le Mexique, serait un partenaire de second ordre, exclu des discussions touchant à la sécurité. Plus encore, le renforcement des mesures de sécurité à la frontière nord des États-Unis pour- rait avoir comme effet de détourner la menace vers la frontière sud. En ce sens, la constitution d’un périmètre « à trois » est cohérente avec la poursuite des objectifs de prospérité et de sécurité.

D’un autre côté, on estime que les problèmes concernant la frontière canado-américaine sont si différents de ceux touchant à la frontière améri- cano-mexicaine que toute tentative d’harmonisa- tion serait actuellement impossible et même dan- gereuse. De plus, si Canadiens et Américains pla- cent de grands espoirs dans le program politique du président Vincente Fox, plusieurs préfèrent attendre d’en voir les résultats (notamment en matière de lutte contre la corruption) avant d’as- socier trop étroitement le Mexique à leurs projets. Les Mexicains eux-mêmes semblent réticents, pour des raisons qui ressemblent à celle des Canadiens : s’ils souhaitent être associés à toute mesure de continentalisation, ils se méfient des empiètements sur la souveraineté auxquels ce processus pourrait donner lieu. Même un front commun canado-mexicain ne serait pas en mesure de contrôler les dérapages sur ce plan.

Pour plusieurs, les attentats du 11 septembre sont représentatifs du processus de mondiali- sation (en raison de la cible choisie, de l’identité des auteurs des attentats et de la nature de leurs revendications, des moyens utilisés, etc.). Quelle que soit la valeur de cette analyse, il paraît surtout évident que la lutte contre la menace ter- roriste ne peut pas se faire sur une base purement nationale ou régionale; elle doit nécessairement être menée à l’échelle de la planète. Ainsi, cer- taines dimensions du périmètre de sécurité « nord-américain » déborderaient largement les limites du continent. Par exemple, le flot de marchandises et de voyageurs en provenance du reste du monde est si important qu’il est de loin préférable d’identifier les cargaisons ou personnes suspectes avant même qu’elles n’entament leur voyage vers l’Amérique du Nord. Certaines mesures d’harmonisation seront nécessairement adoptées de concert avec les alliés européens ou encore négociées dans le cadre de l’ONU.

Outre le fait que le multilatéralisme apparaît comme une nécessité incontournable, cette approche est probablement très séduisante pour le gouvernement canadien, parce qu’elle fait écho à un principe solidement ancré dans sa culture stratégique depuis la Seconde Guerre mondiale. Pour le Canada, condamné par la géographie à établir un dialogue avec son puissant voisin, il n’y a de salut que dans le nombre ! Pour éviter un tête-à-tête avec Washington dans lequel il ne peut être que désavantagé, le gouvernement canadien a souvent été tenté de transposer les questions bilatérales dans un cadre multilatéral, afin de diluer l’influence des États-Unis dans un groupe plus vaste. Dans les circonstances actuelles, alors que les pressions de Washington sont très fortes, il est certainement tentant, pour Ottawa, d’utiliser cette approche. Par ailleurs, le recours à des mécanismes multilatéraux présente aussi l’avantage d’être perçu, par l’opinion publique et par les autres gouvernements, comme plus légitime et moins empreint de suivisme que les approches unilatérale ou bilatérale.

Le fait demeure, cependant, que des mesures multilatérales ne pourraient se substituer à une approche nord-américaine. Au mieux, elles ne servi- raient que d’éléments d’appoint. Premièrement, instaurer des mesures efficaces à l’échelle mondiale prend inévitablement du temps. Ce n’est donc qu’à long terme que l’on peut envisager la création d’un système efficace. Deuxièmement, il faut compter avec les réticences de Washington. Historiquement, les Américains ont toujours refusé de s’en remettre à d’autres pour assurer la sécurité de leur territoire national et de se plier aux contraintes que suppose la participation des institutions internationales. Troisièmement, l’idée selon laquelle le multilatéra- lisme est une façon efficace de préserver la sou- veraineté canadienne face aux États-Unis reste à être démontrée. Pour séduisante que soit la propo- sition, il n’y a, depuis 1945, aucun cas concret per- mettant de témoigner de son efficacité.

Une autre question que pose l’évolution future du périmètre de sécurité nord-américain touche à sa structure institutionnelle. Deux approches peu- vent être envisagées sur ce plan, soit l’établissement d’un périmètre informel, décentralisé et constitué à la pièce par des ententes sectorielles, soit la création d’une institution (traité ou organisation perma- nente) formelle destinée à encadrer les activités de lutte contre les menaces asymétriques. Même si Ottawa et Washington semblent préférer, pour des raisons différentes, la première approche, la se- conde mérite d’être explorée, puisqu’elle présente aussi des avantages non négligeables.

La première approche consiste simplement à renforcer les mesures existantes et à multiplier les protocoles d’entente entre les agences et mi- nistères canadiens et leurs vis-à-vis américains. Il s’agit donc, pour les deux gouvernements, de négocier des ententes à la pièce, selon les besoins, sans les encadrer par des mécanismes de prise de décision centraux et permanents, ni par des principes de portée générale.

Cette approche correspond à une pratique bien établie depuis la Seconde Guerre mondiale. Les ententes sectorielles canado-américaines sont, en effet, si nombreuses, qu’on en perd le compte exact. Depuis le 11 septembre, c’est la méthode que semblent privilégier les deux gouvernements, comme l’indiquent l’entente de Coopération sur la sécurité des frontières et le contrôle de la migra- tion régionale et le Plan d’action pour la création d’une frontière intelligente Canada-E.-U.

La constitution d’un périmètre à la pièce répond à certaines préoccupations du gouverne- ment canadien, en particulier celle de donner l’im- pression de ne pas sacrifier sa souveraineté. En pri- vilégiant la coopération informelle, les Canadiens espèrent non seulement conserver une plus grande autonomie décisionnelle, mais éviter de projeter l’image d’un État inféodé à Washington. Un autre avantage à court terme est que cela met la « ques- tion mexicaine » en veilleuse. La conclusion de pro- tocoles d’entente sectoriels permet d’entretenir une distinction discrète entre les frontières sud et nord des États-Unis, donc d’exclure le Mexique sans avoir à se justifier publiquement, comme ce serait le cas avec un traité formel.

Les inconvénients, dans ce cas-ci, ressemblent à ceux que comporte l’approche « unilatérale ». D’une part, l’approche informelle n’est peut-être pas la plus efficace pour assurer une sécurité raisonnable. La lutte contre le terrorisme fait appel à un très grand nombre d’intervenants (police, douanes, forces armées, services d’ur- gence, etc.) et pose des problèmes de gestion presque insolubles. Le président Bush a d’ailleurs créé un bureau de Homeland Defense pour coor- donner les efforts aux États-Unis. L’absence d’or- gane de prise de décision ou de coordination entre les deux pays limite donc l’efficacité des activités conjointes. D’autre part, ce type d’approche n’of- fre aucune garantie au gouvernement canadien; elle ne prévient ni de futurs empiètements sur la souveraineté, ni un resserrement des contrôles frontaliers pouvant affecter le commerce.

À l’autre extrémité du spectre des possibilités se trouve la création d’un périmètre formel, cha- peauté par une institution (telle qu’un traité ou une convention) qui fixerait les objectifs à long terme, les limites des domaines d’action couverts par l’entente et les mécanismes de prise de déci- sion. Une version encore plus sophistiquée pour- rait se traduire par la formation d’une organisa- tion permanente. C’est ce que semble avoir pro- posé Joe Clark, le chef du Parti conservateur, au début de novembre 2001, et c’est peut-être aussi ce que l’ambassadeur Cellucci avait en tête lorsqu’il s’est fait l’avocat du projet de périmètre.

Dans les relations canado-américaines, les traités et organisations sont beaucoup plus rares que les protocoles d’entente sectoriels, même si certains, comme l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) ou la Commission mixte internationale, sont très connus. Dans le domaine qui nous occupe ici, les modèles les plus intéressants sont probable- ment la Commission conjointe canado-américaine de défense (PJBD) ou encore l’Accord de coopéra- tion Schengen, qui lie les États européens.

L’établissement d’un traité, puis éventuelle- ment d’une organisation pour le mettre en œuvre, présente de nombreux avantages. Premièrement, contrairement aux autres approches, cela permet aux parties contractantes de bénéficier de garanties à long terme; les Américains s’engageraient à ne pas adopter unilatéralement de mesures de sécurité aux frontières, tout en ayant l’assurance que les Canadiens feraient leur part en matière de sécurité. Deuxièmement, cette approche permet de fixer clairement les limites fonctionnelles du périmètre et, donc, d’éviter qu’il ne serve de prétexte aux États-Unis pour forcer le Canada à faire des con- cessions dans des domaines connexes, tels que la santé ou l’énergie. Enfin, elle permettrait au Canada d’obtenir de précieuses informations des États-Unis, soit sur la menace elle-même ou sur les intentions du gouvernement américain.

À court terme, il n’est cependant pas possible d’envisager la création d’une institution chargée d’encadrer le périmètre de sécurité. Ouvrir des négociations en ce sens obligerait Canadiens et Américains à trancher l’épineuse et délicate ques- tion de la participation mexicaine. Mais le prin- cipal obstacle tient au fait que, tant à Ottawa qu’à Washington, les institutions font peur. Au Canada, elles sont souvent perçues ”” à tort, selon l’auteur ”” comme un moyen utilisé par les États-Unis pour asseoir leur domination et, donc, comme une atteinte à la souveraineté. Il est d’ailleurs significatif que de nombreux hauts fonctionnaires refusent carrément d’envisager cette possibilité, en affirmant que « l’ère des traités est révolue ». Il est, au demeurant, plausi- ble que la conclusion d’un accord global et formel obligerait le Canada à harmoniser ses lois et règlements au-delà de ce qu’il souhaite. Aux États-Unis, les institutions internationales sont généralement considérées comme une con- trainte, qui limite la marge de manœuvre du gou- vernement, et comme une invitation, aux autres États, à s’ingérer dans les politiques de sécurité nationale. Il est donc fort peu probable que les deux gouvernements s’aventurent sur ce terrain.

La contientalisation de la sécurité est un processus irréversible qui échappe à la volon- té des dirigeants canadiens. Dans ce contexte, il vaut mieux tenter ouvertement de trouver des solutions aux effets négatifs qu’il entraîne que d’en nier l’existence.

Malgré les craintes qu’elle suscite, la création d’une institution formelle est l’approche qui répond le mieux aux impératifs contradictoires de la sécurité, de la souveraineté et de la prospérité, et demeure probablement celle qui permet de gérer le plus efficacement les impacts négatifs de la conti- nentalisation. Historiquement, des institutions comme la PJBD (du moins, au cours des dix pre- mières années, de loin les plus actives) ont bien servi les intérêts du Canada. Comme l’affirmait John Holmes, diplomate et auteur de nombreux ouvrages sur la politique étrangère canadienne, « les [institutions canado-américaines] permettent de protéger les intérêts canadiens au sein d’un con- tinent déséquilibré. Le continentalisme est une force de la nature, qui exige que l’on impose la dis- cipline des institutions et des règlements ». En d’autres mots, la solution aux problème de la con- tinentalisation réside dans les institutions.

 

L’auteur tient à remercier Alahgi Bah (candidat au doctorat à l’Université Queen’s), Anne-Marie Durocher et Louis-Blaise Dumais-Levesque (candidats à la maîtrise en sci- ence politique à l’Université McGill), ainsi que Jeremy Lefebvre (candidat à la maîtrise en science politique à l’Université de Montréal) pour avoir réuni la documentation sur le sujet. Cette recherche a été menée grâce à une subvention du Forum sur la sécurité et la défense (ministère de la Défense nationale du Canada).

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