La guerre et la démocratie n’ont jamais fait bon ménage. Dans des termes maintes fois répétés depuis, le sénateur californien Hiram Johnson observait en 1917 que « quand arrive la guerre, la premié€re victime est la vérit遻. AÌ€ défaut de transparence, le débat démocratique devient difficile, et ce d’autant plus que les émotions engendrées par un conflit armé ne favorisent pas non plus une délibération ouverte et raisonnable.

En temps de guerre, il faut donc veiller sur la démocratie et en protéger les fondements contre ceux qui préfé€- reraient restreindre, voire interrompre le débat public. Or, le Canada est maintenant en guerre en Afghanistan. Il s’agit d’une guerre lointaine et de faible intensité, contre un ennemi qui n’est pas conventionnel, mais c’est tout de mé‚me une guerre, et des voix influentes sentent le besoin de couper court aÌ€ toute délibération.

La thé€se « silence, on se bat » a été énoncée avec force de conviction par l’équipe éditoriale de La Presse. Elle se décline en trois arguments. D’abord, la guerre, comme toute la politique étrangé€re du Canada, relé€ve du gou- vernement fédéral, ce qui impliquerait que ceux qui ne sont pas élus ou nom- més aÌ€ Ottawa n’ont pas véritablement voix au chapitre. Ensuite, cette guerre est juste et s’y opposer revient aÌ€ faire le jeu de l’ennemi. Enfin, entre l’appui inconditionnel au gouvernement et un retrait pur et simple des troupes, ce qui reviendrait aÌ€ abandonner l’Afghanistan aux talibans, il n’y a pas de position qui tienne. Laissons donc la guerre aux sol- dats et au gouvernement fédéral, et par- lons d’autre chose.

Le premier argument est le plus inusité. Il a été présenté aÌ€ l’occasion de l’offensive israélienne au Liban, mais il s’applique également aÌ€ la situation en Afghanistan. Début aouÌ‚t, l’éditorialiste en chef de La Presse traitait Jean Charest, André Boisclair, Mario Dumont et Françoise David d’impor- tuns pour s’é‚tre prononcés sur la posi- tion du gouvernement Harper sur la question libanaise. Mé‚me l’approba- tion manifestée par Charest ne trou- vait pas graÌ‚ce aux yeux d’André Pratte. La seule intervention valable, selon lui, aurait été de refuser de commenter en précisant que « cette question relé€ve du gouvernement du Canada ».

On pourrait faire une lecture sou- verainiste de cette interprétation. Louis Bernard, par exemple, donnait raison aÌ€ Pratte, en déplorant le caracté€re débilitant de « cette incapacité de débattre des ques- tions internationales dans nos instances politiques québécoises ». Il est vrai que cette absence de prise directe sur le monde peut engendrer une certaine naïveté ou des attitudes peu responsables. Mais sur cette question précise, il faut surtout remettre les pendules aÌ€ l’heure.

Dans une fédération, ce sont les compétences législatives qui sont partagées entre les ordres de gouverne- ment, pas la capacité de prendre posi- tion sur des questions qui monopolisent l’opinion mondiale. Si les élus québécois voulaient légiférer sur des enjeux de sécurité internationale, il serait juste de les rappeler aÌ€ l’ordre. Mais n’ont-ils pas au moins autant de légitimité pour faire part des inquiétudes de leurs commet- tants que quelques personnes nommées par une entreprise privée aÌ€ la barre d’un grand journal? La division des pouvoirs façonne bien des aspects de la vie publique au Canada, mais elle ne devrait jamais é‚tre invoquée pour limiter le débat public.

Le deuxié€me argument est plus clas- sique : critiquer, c’est faire le jeu de l’ennemi. Ici, ce sont Jack Layton, Gilles Duceppe et autres candidats au leadership libéral qui sont dénoncés comme des « irresponsables » devenus rien de moins que les « alliés objectifs des ta- libans ». Cet argument, qui rappelle les anathé€mes communistes et marxistes- léninistes d’une autre époque, sent le soufre. Quel espace de liberté nous resterait-il si le Canada était engagé dans un conflit de plus grande envergure?

AÌ€ l’exception peut-é‚tre de Jack Layton, les élus qui soulé€vent des ques- tions reconnaissent tous le caracté€re juste d’une intervention entérinée par les Nations unies. Faut-il pour autant tout accepter sans discuter? Ne s’interroger ni sur les moyens, ni sur les objectifs aÌ€ long terme? Si la guerre est juste, qu’avons- nous aÌ€ craindre d’un débat ouvert?

La perte de temps et le «farfinage». C’est le troisié€me argument, celui par lequel la logique du « silence, on se bat » touche aÌ€ ses limites. Dans cette optique, en effet, on ne peut qu’aller de l’avant ou se retirer entié€rement du pays. Mais les choses sont-elles vraiment si simples? Le Senlis Council de Londres estime que la mission canadienne en Afghanistan est minée par des objectifs confus et irréa- listes et vouée aÌ€ l’échec. Sur la base d’en- qué‚tes sur le terrain, le Council propose une approche différente, centrée sur la lutte aÌ€ la pauvreté, une plus grande tolérance face aÌ€ la culture du pavot, et des objectifs militaires plus clairs et plus sen- sibles aux enjeux culturels de la recons- truction. Est-ce laÌ€ du « farfinage »?

Le Canada et ses alliés ont un roÌ‚le aÌ€ jouer en Afghanistan. Mais ce roÌ‚le n’est ni facile, ni simple. Il faut donc en débattre ouvertement et sans ornié€res, quoi qu’en disent ceux qui iraient jusqu’aÌ€ évoquer la division des pouvoirs pour clore tout débat sur les questions de sécurité.

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