Les baby-boomers fêteront dans les années 2020 leur 75anniversaire. Un âge certes propice aux célébrations, mais un âge qui marque aussi, pour bien des personnes, le début d’une réelle perte d’autonomie. C’est l’entrée dans le quatrième âge.

Le Canada doit se préparer à ce tournant démographique dès maintenant, en créant les services communautaires dont auront besoin les personnes âgées et leurs soignants, généralement leurs conjoints ou leurs enfants. Par là, j’entends des services regroupés dans un véritable système de «”ˆsoins sociaux”ˆ» comme en possèdent la Scandinavie, la France et le Japon, où la population est plus âgée qu’au Canada. Sans une action rapide en ce sens, nos aînés se retrouveront de manière prématurée dans les hôpitaux et les centres de soins prolongés où les services sont beaucoup plus coëteux. Nous pouvons prévenir cette institutionnalisation inutilement précoce et coëteuse en foca­lisant nos efforts sur le soutien aux soignants naturels.

Mais pour ce faire, nous devons aussi répondre aux besoins des jeunes générations, sur lesquelles nous compterons doublement pour stimuler la productivité et prendre soin des personnes âgées. La génération qui devra accomplir cette double tâche à l’horizon 2020 se compose aujourd’hui des enfants et des adultes de 6 à 35 ans, et elle formera alors la main-d’œuvre d’âge intermédiaire des 21 à 50”ˆans. Or nous savons que, à l’heure actuelle, cette génération doit déjà franchir d’énormes obstacles pour s’assurer un bon départ dans la vie et trouver le «”ˆbon emploi”ˆ» qui lui permettra de réaliser son potentiel.

Trois raisons expliquent l’importance des liens entre ces générations, la toute première étant la nécessité d’aider les gens à prodiguer des soins à leurs proches et à préserver l’entraide au sein de leurs familles.

Nous parlons ici d’une relation de réciprocité fondamentale, suivant laquelle les parents prennent soin de leurs enfants et de leurs pairs, ces derniers prenant la relève à mesure que vieillissent les parents. Des enquêtes de Statistique Canada révèlent qu’hommes et femmes sacrifient une grande part de leurs revenus actuels et futurs et de leur propre mieux-être pour prendre soin de leurs parents âgés, qui vivent parfois dans une autre ville ou région. Environ 43 p. 100 des Canadiens de 45 à 59 ans s’occupent ainsi d’un membre de leur famille durant de longues périodes, le quart d’entre eux devant modifier leurs habitudes de travail pour prodiguer les soins qui s’imposent. Et lorsqu’ils sont obligés de recourir à une aide rémunérée, ils ont beaucoup de mal à trouver des soignants de confiance. Parmi les lecteurs de ce texte, combien ont déjà vécu cette situation angoissante”ˆ?

La deuxième raison concerne ce que les économistes appellent le parcours de dépendance. Les bonnes et mauvaises expériences de la petite enfance exercent toujours une influence sur ce que nous accomplirons à l’école, puis dans la vie. Les échecs subis aux premières étapes de l’existence façonnent notre avenir. Mais l’apprentissage permanent permet de refaçonner cet avenir.

Les gens qui vieillissent dans la pauvreté ont généralement été pauvres toute leur vie. Les couples s’en tirent souvent mieux car ils partagent le même toit et mettent leurs revenus en commun. La plus grande vulnérabilité s’observe chez les personnes seules, notamment les femmes célibataires ou divorcées, les immigrants et les autochtones, soit les trois groupes les plus susceptibles d’occuper des emplois précaires et mal payés offrant peu de chances d’avancement. Nous les regroupons aux Réseaux canadiens de recherche en politiques publiques sous le terme de «”ˆtravailleurs vulnérables”ˆ». Des politiques publiques bien conçues peuvent cependant prévenir ce phénomène en créant les meilleures conditions possibles au développement de la petite enfance, d’excellentes écoles et des possibilités variées de formation pour les jeunes adultes. Il ne resterait plus qu’à compter sur les employeurs pour offrir ces «”ˆbons emplois”ˆ» tant recherchés.

En ce qui concerne la croissance de notre productivité, le plus inquiétant se trouve résumé dans deux études (respectivement menées par Doug Willms et Ron Saunders) indiquant que 28 p. 100 des enfants de six ans et 16 p. 100 des travailleurs adultes sont considérés comme vulnérables. On imagine les obstacles à surmonter tout au long de l’existence pour accéder à une qualité de vie minimale. Mais si nous répondons aux besoins des premiers, nous offrirons aux se­conds un soutien inestimable.

La troisième et dernière raison, la cohésion sociale, a mobilisé une grande partie des échanges de la Table ronde de l’IRPP de janvier. Le respect de la diversité et le pluralisme qui caractérisent notre société suscitent une grande fierté chez nos concitoyens. Parmi les pays qui accueillent des immigrants, nous jouissons même d’une excellente réputation. Mais il y a un revers à cette médaille et nous en voyons les signes dans la progression de la violence et du nombre de sans-abri dans nos villes.

Des villes qui cachent toutes des quartiers où se concentrent les citoyens les plus démunis. Des quartiers dont le code postal est synonyme de pauvreté, rappelle Frances Lankin, de Centraide Toronto, où les minorités visibles, les nouveaux immigrants et les autochtones sont surreprésentés. Et qu’ils soient analphabètes ou scolarisés ne change rien à cette double réalit锈:”ˆils ne peuvent accéder à un niveau de vie convenable et ne cotisent à aucun régime de retraite. Notre société se trouve donc privée de leur contribution et risque de l’être très longtemps, puisqu’ils sont engagés sur un parcours qui leur prépare une vieillesse indigente et réduit les possibilités d’épanouissement de leurs enfants.

Pour éviter cette concentration de la pauvreté et de la misère sociale, la première mesure à prendre consiste à donner aux enfants d’aujourd’hui les outils qui en feront demain des citoyens autonomes.

D’où le lien très fort entre politiques économiques et sociales. Les conditions favorables au développement de l’enfant reposent sur le juste équilibre entre trois éléments : revenus convenables, efficacité des soins parentaux et soutien des collectivités. Pour entourer des meilleurs soins possibles leurs enfants et leurs aînés, les familles doivent disposer de bons revenus, maîtriser certaines compétences parentales et vivre dans un milieu possédant de bons services de garde, des écoles, des lieux sërs réservés au jeu et aux loisirs ainsi que des transports en commun efficaces.

Pour remplir ces trois conditions ”” entraide au sein des familles, effet catalyseur de l’apprentissage permanent et cohésion sociale ””, nos politiques économiques et sociales doivent reposer sur trois priorités : un système de soins sociaux pour les personnes âgées, des choix plus variés pour les familles ayant de jeunes enfants, et de nouveaux parcours menant de l’école au marché du travail pour les jeunes adultes. Voyons plus en détail la forme à donner à ces trois priorités.

À quoi ressemblerait au juste un système de soins sociaux”ˆ? Les formes varient selon les pays, révèle une étude de l’OCDE menée par Jane Jenson et Stéphane Jacobzone, et combinent souvent plusieurs options. Certains ont créé une assurance sociale, avec régime d’épargne contributif assurant aux personnes âgées l’accès à de bons soins en établissement ou à domicile (le Québec, où la population vieillit rapidement, envisage une « assurance autonomie » de ce genre). D’autres ont investi dans des services publics d’aide au logement ou de soins à domicile. Par ailleurs, on accorde parfois aux personnes âgées des indemnités de soins servant à payer les services dont elles ont besoin, qu’ils soient ou non fournis par un proche ; à noter que certains pays ont intégré à leur régime de retraite des droits à une pension applicables aux années pendant lesquelles on a pris soin d’un proche.

Le Canada compte pour sa part des organisations sans but lucratif de qua­lité qui fournissent d’excellents ­services communautaires. De nombreux centres de ressources communautaires, par exemple, sont en mesure d’évaluer en temps voulu les besoins des usagers et de les orienter vers les services qui leur conviennent. D’autres organismes proposent une aide au logement, mais pourraient faire davantage avec un meilleur accès aux capitaux. Le soutien à l’entraide familiale motive la démarche de toutes ces organisations. Rien ne remplace en effet les soins prodigués par les proches. Mais on se gardera de croire que ces proches non rémunérés peuvent tout faire à la fois.

Tous les Canadiens bénéficient d’une solide protection en matière de soins de santé universels. Mais notre système de santé ultra-pressuré ne peut intégrer les services de soins personnels indispensables à nos concitoyens de santé fragile. D’autant qu’il s’agit de ser­vices coëteux, et qu’il serait peu efficace d’en confier la prestation aux fournisseurs de soins de santé.

Mais pourquoi doit-on se préoccuper à ce point des adultes en âge de travailler”ˆ? La réponse tient en un seul mot”ˆ:”ˆla compétitivité. Les employeurs sont plus que jamais tenus de réduire leurs coëts et de maintenir la flexibilité de leur main-d’œuvre. Ils privilégient pour ce faire des contrats de travail qui transfèrent les risques du marché du travail sur les salariés et misent de plus en plus sur les postes à temps partiel, temporaires, occasionnels ou contractuels. Comme l’a observé la CIBC, la qualité des emplois a fléchi ces dernières années malgré le renforcement de l’économie et des taux de chômage qui ont baissé au niveau d’il y a quelques décennies. Ces emplois précaires et mal rémunérés se concentrent dans les secteurs de l’hébergement, de l’alimentation et du commerce de détail. Autant de secteurs qui, verrouillés par une combinaison de bas salaires et de faible productivité, sont un énorme boulet pour la productivité nationale.

Selon les études de Ron Saunders, plus de 16 p. 100 des travailleurs adultes touchaient en 2000 moins de 10 dollars l’heure, une proportion qui a peut-être augmenté depuis, sous l’effet du fléchissement de la qualité des emplois. S’ils parviennent à travailler à temps plein, ces adultes touchent donc moins de 20”ˆ000 dollars annuellement. En matière de scolarité, 30 p. 100 d’entre eux n’ont pas terminé leurs études se­con­daires, un tiers l’a fait et un dernier tiers a entrepris au moins certaines études postsecondaires. Et leur situation ne s’est pas améliorée. On sait que la moitié d’entre eux (tous ayant plus de 20 ans) doit se contenter d’emplois mal rémunérés pendant un minimum de cinq ans.

Ces emplois sont rarement assortis d’avantages sociaux, qu’il s’agisse de vacances payées, de régimes de retraite, d’assurance médicaments, soins dentaires ou soins de la vue. Ces travailleurs ont tout aussi rarement accès à des programmes de formation sur place ou par l’entremise de ­l’assurance-­emploi. En fait, depuis la modification des règlements de l’assurance-emploi dans les années 1990, le quart seulement des salariés des grandes villesest admissible aux prestations. Parallèlement, les restrictions aux programmes et aux services sociaux ont réduit l’accès des bas salariés aux ser­vices de garde subventionnés et aux logements abordables. D’où l’obligation pour eux de déménager dans des quartiers plus difficiles.

Clairement, ils perdent au change. À mesure que les familles à faible revenu s’incrustent dans cette précarité du travail, leurs chances de trouver de meilleurs emplois et d’offrir un meilleur avenir à leurs enfants s’amenuisent. Elles connaissent ainsi de grandes difficultés dans un pays riche qui n’arrive pas à tirer parti du capital humain dont il aura tant besoin dans les dizaines d’années à venir. Nous ne pouvons nous permettre un tel gaspillage.

Et qu’en est-il des enfants”ˆ? Tous ceux qui travaillent auprès de la jeunesse savent qu’elle compte autant d’enfants pleins de promesses que de jeunes marginaux inactifs et désenchantés. Le taux de décrochage scolaire dans les écoles secondaires ontariennes est en forte hausse (même s’il a beaucoup reculé depuis 15 ans dans les provinces de l’Atlantique). Au niveau primaire, les enseignants se disent désemparés face aux aptitudes linguistiques et à la capacité d’apprentissage des élèves d’une même classe, qui va­rient parfois du tout au tout. D’où les deuxième et troisième priorités que j’ai déterminées, qui consistent à répondre aux besoins des familles ayant de jeunes enfants et à réduire les obstacles qui empêchent les jeunes de faire la transition de l’école vers le marché du travail.

On demande aujourd’hui aux écoles de relever les défis auxquels n’ont pas su répondre nos politiques sociales. Si nous aidions les familles à trouver de bons services de garde ou à élever leurs jeunes enfants à la maison, les petits de six ans débuteraient ­l’école mieux disposés à l’apprentissage. Si nous adaptions le financement des écoles aux véritables besoins des enfants, les enseignants pourraient assurer un soutien complémentaire indispensable à de nombreux élèves, tout en stimulant les plus talentueux. L’épreuve de force qui oppose les partisans des paiements directs aux familles et les adeptes de service de garde éducatifs de qualité crée une dissension totalement fallacieuse. Car en définitive, les familles doivent bénéficier du choix entre une allocation pour parent au foyer et l’accès à des garderies de qualité à coët abordable.

Pour ce qui est enfin des jeunes adultes, mieux vaut regarder les choses en face”ˆ:”ˆà défaut de poursuivre des études postsecondaires, on doit leur offrir un éventail d’occasions d’apprentissage et d’expériences de travail qui les prépareront à occuper un bon emploi. Et les employeurs doivent se préparer à créer ces postes de qualité. Nous ne pouvons tout simplement pas nous priver de ces talents et de la productivité qu’ils représentent.

De nombreux projets pilotes auxquels participent de petits groupes de jeunes Canadiens sont en cours dans tout le pays, et tous font la démonstration des inestimables retombées de ce type d’investissements. Pour les parti­cipants qui ont eu la chance de se voir offrir cette expérience, ces projets seront sans doute un événement marquant puisqu’ils les auront préparés à un meilleur avenir. Ce qui ne fait qu’illustrer les difficultés à prévoir pour ceux qui n’ont pas eu cette chance (et dont les parents n’ont souvent occupé que des emplois médiocres.)

Dans les années 1960, la pauvreté des personnes âgées nous avait paru si intolérable que nous avons créé différents soutiens aux revenus de retraite, du supplément de revenu garanti pour les plus démunis à la Sécurité de la vieillesse, en passant par des allégements fiscaux pour l’épargne-retraite des gens qui disposent de revenus excédentaires. En très peu de temps, le taux de pauvreté chez les personnes âgées a radicalement chuté et, 40”ˆans plus tard, il reste plutôt faible. Il s’agit là d’une grande victoire sociale, même si les plus démunis parmi les pauvres demeurent très vulnérables. Mais aujourd’hui, les minces capacités dont nous disposons pour les soins sociaux et médicaux de la génération actuelle sont déjà soumises à de fortes pressions alors même que les baby-boomers entrent dans ce troisième âge de leur vie.

C’est dire le fardeau imposé aux jeunes générations par notre incapa­cité d’innover et d’investir dans le potentiel humain, cela sous le seul prétexte d’économiser à court terme. Les sérieuses lacunes des services et des programmes destinés aux adultes et aux familles avec de jeunes enfants créent d’importants dommages économiques et sociaux, comme en témoignent les rues de nos grandes villes. Des lacunes qui prendront la dimension d’une crise politique si, à l’aube du quatrième âge, les baby-boomers ne peuvent trouver des soins sociaux et médicaux pour maintenir leur qualité de vie.

Telles sont les problèmes que nous devons résoudre pour réduire à court terme les tensions imprimées à notre tissu social et pour nous prémunir à long terme contre une crise annoncée. C’est aujourd’hui même que les dirigeants politiques de tous les niveaux doivent relever le défi d’équilibrer leurs investissements en capital humain en fonction des prochaines générations.

Bien entendu, rien de ce qui précède ne peut s’accomplir sans qu’on ait établi de nouvelles relations entre tous les gouvernements du pays”ˆ: fédéral, provin­ciaux, municipaux et autochtones. Car ils partagent entre eux les pouvoirs et la responsabilité d’assurer le mieux-être des Canadiens. Mais aussi parce que le passé nous enseigne que l’innovation et l’investissement nécessitent un leadership politique concerté et un authentique désir de coopérer.

Les gouvernements doivent avoir pour but d’offrir à toutes les générations une gamme de soins de haute qualité. C’est à cette condition que nous pourrons resserrer au sein des familles les liens d’entraide et de partage qui seront toujours les fondements d’une vie épanouie. En y ajoutant un système d’apprentissage dynamique, les Canadiens seront mieux en mesure d’acquérir le niveau de bien-être nécessaire au soutien de leurs familles. C’est ainsi qu’en privilégiant les soins intergénérationnels, l’entraide familiale et l’apprentissage permanent, le Canada multipliera ses chances d’accomplir ses objectifs économiques et sociaux. 

 

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