
Conçus dans les années 1930 et 1940, puis mis en œuvre dans les trois décennies suivantes, nos programmes sociaux ne répondent plus aux fortes demandes d’une économie, d’une société et d’un régime politique en pleine mutation. Le Canada doit moderniser son systé€me de sécurité sociale ; nos programmes doivent é‚tre repensés, rénovés et mé‚me carrément inventés. Bref, nous avons besoin pour le XXIe sié€cle d’une nouvelle « archi- tecture » sociale.
Parmi l’abondance de défis aÌ€ relever pour moderniser nos politiques sociales, nous en retiendrons trois dont le plus important consiste aÌ€ mettre en œuvre une réforme globale des « prestations pour adultes ». Les deux autres visent la création d’une allocation pour enfants plus généreuse et la mise sur pied d’un systé€me d’apprentissage et de garde pour les jeunes enfants ; ces deux derniers programmes sont non seulement des éléments fondamentaux de tout régime social moderne mais ils sont également essentiels pour baÌ‚tir un véritable systé€me de prestations pour adultes.
Tandis que la réforme des soins de santé monopolisait le débat politique, l’assistance apportée aux choÌ‚meurs et aux petits salariés via ce qu’on peut appeler « les presta- tions pour adultes » est restée pratiquement ignorée ces dernié€res années.
Les prestations pour adultes ont pour but premier de remplacer les revenus d’emploi ou d’y suppléer, conformé- ment aÌ€ l’objectif le plus ancien mais toujours aussi actuel des systé€mes de sécurité sociale. Les deux principaux piliers de ces prestations sont aujourd’hui l’assurance-emploi et l’aide sociale (on parle souvent de « bien-é‚tre social »), toutes deux destinées aux Canadiens sans emploi mais aptes au travail. S’y ajoutent d’autres programmes comme les prestations d’invalidité des régimes de pension du Québec et du Canada, l’indemnisation des travailleurs, les congés parentaux payés et l’aide sociale aux adultes inaptes au travail.
Une deuxié€me facette des prestations pour adultes est de rendre « payante » la participation au marché du tra- vail pour les travailleurs aÌ€ faible revenu. Parmi les mesures susceptibles de satisfaire cet objectif, on compte les sup- pléments de salaire (offerts dans plusieurs provinces et proposés dans la Déclaration économique fédérale de 2005), le salaire minimum et les allégements fiscaux (par exemple, les crédits d’impoÌ‚t remboursables visant aÌ€ réduire les primes d’assurance-emploi et les cotisations au Régime de pensions du Canada (RCP) et au Régime des rentes du Québec (RRQ), ou encore les seuils d’imposition plus élevés).
Enfin, les soutiens et services liés aÌ€ l’emploi, générale- ment réservés aux bénéficiaires de programmes de sécurité de revenus comme l’aide sociale ou l’assurance-emploi, constituent une troisié€me facette. Ils englobent les services d’employabilité (formation, perfectionnement, placement et conseil), le soutien aux handicapés (aides techniques et personnelles, mesures d’accessibilité, etc.) et les services de santé complémentaires (soins de santé, soins dentaires et médicaments non remboursés par le Régime d’assurance- maladie et rarement fournis avec les emplois faiblement rémunérés).
Présentement, il n’existe pas au Canada de véritable sys- té€me de prestations pour adultes. PlutoÌ‚t, les gouverne- ments fédéral, provinciaux et territoriaux financent sans se coordonner une mosaïque disparate de programmes de sécurité du revenu et d’aide aÌ€ l’emploi qui fournit une aide souvent aussi insuffisante qu’incohérente.
L’aide sociale ”” un héritage de la loi élisabéthaine sur les pauvres ”” est le pendant négatif en politique sociale du serment d’Hippocrate en médecine (« avant tout, ne pas nuire »). Comme l’a écrit Rick August, le systé€me d’aide sociale canadien s’est « transformé en une insidieuse micro-colonisation des plus démunis par l’EÌtat, les privant de toute volonté d’améliorer leur sort. Généreuse ou non, l’aide sociale n’a rien d’une politique sociale progres- siste. » AÌ€ l’origine un filet de sécurité de dernier recours, elle constitue aujourd’hui un immense pro- gramme de premié€re ligne désavoué de tous : électeurs, administrateurs, gouvernements et bénéficiaires.
L’instauration de la Prestation nationale pour enfants a au moins abaissé « le mur » de l’aide sociale en détachant le versement des prestations pour enfants de l’aide sociale. Mais ce mur demeure encore élevé aÌ€ plusieurs égards. Par exemple, les services de santé complé- mentaires auxquels les tra- vailleurs aÌ€ faible revenu n’ont généralement pas accé€s, les mesures de soutien aux handicapés liées aÌ€ l’aide sociale, les dépenses d’emploi (habillement, transport et garde d’enfant) couvertes pour les bénéficiaires de l’aide sociale mais que doivent assumer souvent aÌ€ fort prix les travailleurs aÌ€ faible revenu, ainsi que les seuils d’imposition et de cotisation (impoÌ‚t sur le revenu et charges sociales), trop bas, qui érodent une rémunération déjaÌ€ maigre.
En ce qui concerne l’assurance- emploi (AE), on doit par ailleurs noter qu’elle effectue une sorte de tri des choÌ‚meurs en protégeant unique- ment ceux qui conservent des liens serrés avec le marché du travail. Elle exclut les nombreux travailleurs qui ne peuvent accumuler suffisamment d’heures assurables étant donné leur type d’emploi, leurs préférences d’emploi ou une invalidité limitant leurs activités, ce qui englobe les choÌ‚meurs de longue date, les tra- vailleurs sous-employés, nouveaux et aÌ€ temps partiel (y compris les person- nes ayant un handicap ou travaillant aÌ€ temps partiel pour cause de respon- sabilités familiales) ainsi que les titu- laires d’emplois précaires et le segment en pleine croissance des tra- vailleurs autonomes.
De ce fait, l’AE a pour ainsi dire rompu le principe d’assurance que les instigateurs de nos politiques sociales jugeaient indispensable aÌ€ tout sys- té€me de sécurité sociale moderne. La quasi-totalité des travailleurs cotisent aÌ€ l’AE mais seule une minorité d’en- tre eux peuvent se prévaloir du sou- tien du revenu et des services d’emploi de ce programme lorsqu’ils se retrouvent sans emploi. Cette rup- ture contractuelle a donc un effet dis- criminatoire sur les petits salariés, dont beaucoup ont déjaÌ€ des emplois atypiques.
Pour engager la premié€re étape d’une réforme, il faudra élaborer une architecture conceptuelle dégageant les fonctions de base, les objectifs et les structures d’un nouveau systé€me de prestations pour adultes. L’Institut Caledon prépare d’ailleurs un modé€le en vue de stimuler la réflexion sur cette question aÌ€ la fois complexe et controversée.
Mais l’efficacité du systé€me de prestation pour adultes dépend d’un systé€me pour enfants tout aussi effi- cace, qui constitue notre deuxié€me défi.
Les allocations familiales sont l’un des principaux instruments de sécurité économique des familles et fi- gure parmi les premiers pro- grammes sociaux du pays, leur instauration remontant aÌ€ 1918. Et, aujourd’hui comme hier, grands objectifs restent parfaitement valables : réduc- tion de la pauvreté (en comblant l’écart entre faibles revenus et besoins des familles) et équité horizontale (en accor- dant une compensation aux familles avec enfants par rap- port aux familles sans enfants du mé‚me niveau de revenu).
Une série de modifica- tions apportées dans les années 1980 et au début des années 1990 ont finalement donné lieu aÌ€ la création de la prestation fiscale fédérale pour enfants fondée sur le revenu. Mais la Prestation nationale pour enfants a lancé une réforme plus fondamen- tale en créant un programme de prestations intégrées qui retirait les besoins des enfants du calcul de l’aide sociale. Dé€s lors, les prestations pour enfants étaient calculées selon le revenu, indépendamment de sa source, traitant sur un mé‚me pied les familles bénéficiaires de l’aide sociale et les familles subsistant graÌ‚ce aÌ€ des emplois faiblement rémunérés.
Il faudra certes encore augmenter le montant de cette prestation pour qu’elle soit adéquate et couvre vrai- ment ce qu’il couÌ‚te pour élever un enfant dans le cas des familles aÌ€ faible revenu (environ 5 000 dollars par enfant) et pour améliorer le soutien du revenu dans le cas des familles non démunies, surtout celles dont le revenu modeste suffit aÌ€ peine aÌ€ cou- vrir ces frais. Mais nous sommes sur la bonne voie : la prestation maxi- male accordée pour un enfant de moins de sept ans atteindra 3 179 $ en juillet 2006.
Le nouveau gouvernement conser- vateur a promis un programme offrant une allocation « pour le choix en matié€re de garde d’enfants » qui constitue ”” malgré le nom qu’on lui a donné ”” une prestation universelle non destinée aux frais de garde. Une sorte de bébé bonus, en fait.
Selon notre analyse, ce programme souffre d’un grave défaut de conception puisque les familles en tireraient un avantage net (soit la somme qui resterait apré€s impoÌ‚ts et compte tenu de la réduction des autres bénéfices sociaux qui pourraient découler de ce nouveau revenu) sensi- blement inférieur aux 1 200 $ promis. En violation des deux objectifs de réduction de la pauvreté et d’équité horizontale, ce schéma répartira les avantages nets de façon injuste et irra- tionnelle (voir le graphique 1) entre les niveaux de revenu (les familles aÌ€ revenu modeste toucheront la plus faible part et obtiendront moins que celles aÌ€ revenu plus élevé) et les caté- gories de famille (la plupart des familles aÌ€ un seul revenu toucheront davantage que les familles mono- parentales et aÌ€ deux revenus).
C’est plutoÌ‚t pour l’entremise de la prestation fiscale canadienne pour enfants, un programme éprouvé et efficace, que le nouveau gouverne- ment devrait mettre en œuvre son allocation. D’une part, ce programme est soutenu par les libéraux et les néo- démocrates, de mé‚me que par les gou- vernements des provinces et des territoires. D’autre part, cela permet- trait d’augmenter les versements aux familles de tous les niveaux de revenu et d’assurer un traitement égal aÌ€ toutes les catégories de famille. Il ferait ainsi d’une pierre deux coups en améliorant considérablement la sécu- rité économique des familles, tout en réduisant la pauvreté et en faisant progresser l’équité horizontale.
La troisié€me priorité touche aux questions controversées de la garde et de l’éducation préscolaire, question qui ont pimenté la récente campagne électorale et qui provo- queront vraisemblablement un vif débat quand le nouveau gouverne- ment conservateur tentera d’appli- quer ses propositions en la matié€re.
Car si les libéraux, les con- servateurs et les néo- démocrates avaient tous promis d’investir au cours des prochaines années des milliards de dollars dans le développement des servi- ces de garde, leurs visions respectives du roÌ‚le d’Ottawa diffé€rent énor- mément.
Libéraux et néo- démocrates préconisent en effet une approche « axée sur l’offre » qui consiste aÌ€ créer un systé€me de garde public de qualité et abordable, financé principalement par les payeurs de taxes aÌ€ la manié€re des sys- té€mes publics d’éducation et de santé. Cette philosophie sous-tend le modé€le de fédéralisme des gouverne- ments Chrétien et Martin, ouÌ€ Ottawa aide les provinces aÌ€ mettre sur pied des systé€mes de garde de qualité, universels, accessibles et éducatifs.
AÌ€ l’inverse, les conservateurs pri- vilégient la demande en versant aux familles une aide financié€re directe leur permettant d’opter pour les modalités de garde de leur choix. Mais ils réserveraient aussi une petite part de ces fonds aÌ€ l’accroisse- ment de l’offre en accordant aux employeurs et aux collectivités un crédit d’impoÌ‚t unique de 10 000 dol- lars par place.
Ces propositions conservatrices ont été critiquées sous plusieurs angles. On a vite souligné que l’alloca- tion de 1 200 $ est nettement insuf- fisante pour offrir un véritable choix et qu’elle ne répond aucunement aux besoins pour l’augmentation du nom- bre de places de garde de qualité. Cette allocation obéit au sché- ma classique d’une poli- tique sociale trompeuse qui offre moins qu’il n’y paraiÌ‚t, amoindrit l’aide aux familles aÌ€ revenu modeste et privilégie les couples aÌ€ un seul revenu au détriment des familles monoparentales et aÌ€ deux revenus.
Les spécialistes jugent tout aussi sévé€rement le crédit d’impoÌ‚t de 10 000 dollars, qui couvre une fraction seulement de ce qu’il en couÌ‚te pour créer une place de garderie en milieu urbain, soit envi- ron 40 000 dollars dans une grande ville comme Vancouver, ouÌ€ le prix des immeubles et les couÌ‚ts de cons- truction sont tré€s élevés. Il s’agit en fait d’une subvention de démarrage qui ne pourra servir aÌ€ payer les frais d’exploitation courants. Du reste, la plupart des garderies en milieu de tra- vail sont gérées par des employeurs du secteur public qui ne pourront se prévaloir du crédit d’impoÌ‚t. Des pro- jets semblables en Ontario, en Saskatchewan et au Nouveau- Brunswick se sont soldés par un échec.
Les conservateurs ont annoncé qu’au terme de leur premié€re année au pouvoir, ils mettraient fin aux ententes bilatérales signées avec les provinces pour en affecter les fonds aÌ€ l’allocation pour le choix en matié€re de garde d’enfants et au crédit d’impoÌ‚t pour employeurs. Or la fin de ces ententes bilatérales éli- minerait tout espoir de créer un sys- té€me de garde éducatif au Canada. Elle laisserait en outre les provinces aÌ€ sec en les privant du financement fédéral pluriannuel qu’elles comp- taient affecter aÌ€ leurs plans d’in- vestissement. L’enjeu est de taille puisqu’il s’agit justement des mil- liards de dollars nécessaires aÌ€ la créa- tion de milliers de places en garderie.
Mais si les conservateurs vont de l’avant en éliminant les ententes sur les services de garde, ce sera sans aucun doute au prix de tensions fédérales-provinciales, un prix qui peut paraiÌ‚tre élevé vu leur engage- ment d’accroiÌ‚tre le pouvoir fiscal et politique des provinces. Il leur fau- dra alors démontrer que les provinces peuvent user de leur nou- velle capacité fiscale (encore mal définie) pour engager des dépenses aÌ€ leur guise (mais sans conditions fédérales).
Une infrastructure sociale forte est indispensable aÌ€ la santé économique et aÌ€ la justice sociale d’un pays, car la solidité des pro- grammes sociaux favorise la crois- sance économique, la productivité et la compétitivité internationale. Or, aÌ€ ce chapitre, l’élection d’un gouverne- ment conservateur minoritaire sus- cite autant de défis que d’occasions de poursuivre l’indispensable mo- dernisation des politiques sociales canadiennes.
Le nouveau Parlement pourrait constituer un front commun sur deux des trois défis de politique sociale que nous avons examinés, sous réserve de compromis par tous les partis. La réforme touchant les prestations pour adultes constitue un projet audacieux qui ne figurait dans aucun programme électoral mais que le gouvernement pourrait lancer en partenariat avec les provinces et les territoires. Le Sénat pourrait aussi jouer un roÌ‚le clé en favorisant la réflexion sur ce défi majeur, comme il l’avait fait sur celui des soins de santé.
Nul doute que le NPD et le Parti libéral s’opposeront aÌ€ l’aide finan- cié€re directe aux parents et aux crédits d’impoÌ‚t pour employeurs, et qu’ils insisteront pour préserver les ententes bilatérales sur l’apprentis- sage et la garde des enfants, voire pour les inscrire dans une loi fédérale (selon une priorité du NPD). On imagine mal comment cette question litigieuse pourrait faire l’objet d’un compromis. Mais au moins le nouveau gouvernement pourrait-il créer une meilleure prestation pour enfants en versant son allocation par l’entremise de la prestation fiscale canadienne pour enfants, qui ne souffre d’aucune des lacunes de l’allocation pour le choix en matié€re de garde et dont l’aug- mentation serait sans doute soutenue par les libéraux (qui l’ont conçue et améliorée) et le NPD (qui promettait en campagne de l’aug- menter de 1 000 dollars).