Nos politiques sociales ont longtemps été axées autour de certaines hypothé€ses concernant la manié€re dont la grande majorité de la population partageait son temps entre le travail rémunéré et les respon- sabilités familiales ; ces hypothé€ses étaient adaptées aux réalités de la démographie, de l’emploi et des familles de l’époque. Le foyer type regroupait par exemple deux pa- rents, plusieurs enfants et parfois un parent aÌ‚gé. Seulement une famille sur dix était alors dirigée par un parent seul et les femmes étaient peu présentes sur le marché du travail, restant aÌ€ la maison pour s’occuper des enfants, du foyer et parfois d’une personne aÌ‚gée.

L’effondrement de ces schémas a entraiÌ‚né des modifica- tions dans nos politiques. Dans les années 1960, le Régime d’assistance publique du Canada a ainsi commencé aÌ€ accorder aux familles aÌ€ faible revenu des subventions pour des services de garde réglementés. Dans la décennie suivante les congés parentaux étaient créés et les déductions pour frais de garde étaient introduits, mais les parents devaient tout de mé‚me en payer les couÌ‚ts et, surtout, trouver qui s’oc- cuperait de leurs enfants. Puis, dans les années 1990, l’on a restructuré l’assurance-emploi, l’aide sociale et les presta- tions pour enfants suivant les nouvelles réalités du marché du travail, notamment la montée du travail aÌ€ temps partiel et occasionnel ainsi que le nombre croissant de mé€res avec jeunes enfants actives sur le marché du travail.

Mais aucun de ces rajustements n’a produit un systé€me d’apprentissage et de garde des jeunes enfants adéquat (de qualité, accessible et abordable). AÌ€ l’exception du Québec, le Canada accuse un retard en matié€re d’éducation préscolaire et de services de développement. Les places disponibles dans les milieux de qualité sont insuffisantes, leur couÌ‚t reste élevé et le contenu éducatif des programmes demeure faible, mé‚me dans les garderies réglementées.

La garde non parentale est pourtant la norme pour la majorité des enfants canadiens d’aÌ‚ge préscolaire. Le 7 février 2005, Statistique Canada rapportait que la propor- tion d’enfants aÌ‚gés de six mois aÌ€ six ans ainsi gardés avait atteint 53 p. 100 en 2000-2001, soit 11 points de plus que six années plus toÌ‚t. Chez les petits de deux et trois ans, elle était de 56 et 57 p. 100 respectivement. Mais dans l’ensem- ble, seul un enfant d’aÌ‚ge préscolaire sur quatre était gardé en milieu réglementé, les autres l’étant en milieu familial ou par une gardienne.

En 2004, l’Organisation de coopération et de développe- ment économique (OCDE) lançait au Canada une mise en garde sur les défis aÌ€ venir et recommandait de prévoir des investissements substantiels, de mieux surveiller la qualité des services et d’améliorer la coopération intergouvernemen- tale. Son rapport établissait mé‚me les domaines de priorité. Faute de prendre ces recommandations en considération, le Canada expose aÌ€ de sérieux risques son futur capital humain car un service de garde éducatif pour les jeunes enfants est un élément clé de l’économie du savoir.

Notre deuxié€me priorité consiste aÌ€ faire un usage opti- mal du capital humain existant. Les investissements passés en éducation n’ont pas porté les fruits escomptés, et les revenus familiaux sont souvent trop faibles. C’est ce qui se produit quand les parents ne travaillent pas ou acceptent des emplois flexibles mais mal payés parce qu’ils font peu confiance aux services de garde offerts ou n’ont pas accé€s aÌ€ des services de qualité.

Il nous faut troisié€mement ren- forcer la coopération intergouverne- mentale, une priorité reconnue mais qui risque de ne pas é‚tre réalisée en 2006. Le nouveau gouvernement conservateur menace en effet d’an- nuler les ententes de principe bilatérales conclues en 2005 avec les provinces, ce qui déstabiliserait le fédéralisme au lieu d’établir les liens de confiance nécessaires pour relever les défis politiques qui nous font face.

Il existe désormais un vaste consensus sur l’importance d’investir dans le capital humain dé€s le plus jeune aÌ‚ge. Et un service de garde éducatif crée juste- ment les conditions d’une scolarité réussie et d’un apprentissage perma- nent. Souvent citée, l’étude Early Years Study, menée en 1999 par Margaret McCain et Fraser Mustard pour le gou- vernement de Mike Harris, repose comme beaucoup d’autres sur les neuro- sciences, la psychologie du développe- ment, le développement humain, la sociologie, la pédiatrie et les détermi- nants de la santé. Un savoir qui aide aÌ€ la compréhension des premié€res années de développement et de leurs con- séquences sur l’apprentissage, le com- portement et la santé. Toutes les études de ce genre recommandent la mise en place de programmes de développement de la petite enfance et des aptitudes parentales, y compris des services de garde, lesquels sont présentés comme faisant partie intégrante d’un sain développement et ce bien avant la sco- larité obligatoire. Scientifiquement, on a d’ailleurs amplement démontré que les étapes clés du développement cérébral, physique et social surviennent avant l’aÌ‚ge de six ans.

Les bienfaits de services de qualité ne se limitent pas au développement du cerveau. Ils permettent aussi d’amoindrir la vulnérabilité aux pro- blé€mes de développement, un phénomé€ne qui ne touche pas que les enfants pauvres.

Les conclusions du programme Human Early Learning Partnership (HELP) de l’Université de la Colombie- Britannique sont aÌ€ ce propos révélatrices. Ses chercheurs ont utilisé un « instru- ment de développement précoce » (IDP) pour établir un gradient de vulnérabilité développementale. Du quartier le mieux nanti de Vancouver au plus défavorisé, le taux de vulnérabilité passe de 6 p. 100 aÌ€ 38 p. 100, tout comme le risque des vul- nérabilités multiples.

Mais cette étude montre aussi qu’on raterait la cible en réservant aux seuls enfants « défavorisés » des services de prévention ”” de bons ser- vices de garde par exemple. C’est en effet dans les quartiers de la classe moyenne, ouÌ€ l’on compte globalement le plus de jeunes enfants, qu’on trouve le plus grand nombre d’enfants aÌ€ risque.

Une conclusion déterminante de cette importante étude longitudinale est que la prévention doit s’amorcer tré€s toÌ‚t pour porter fruit pendant les années de scolarité. Les écoles accueillant un grand nombre d’enfants vulnérables ne peu- vent combler les carences précoces qui exposent les enfants aÌ€ l’échec. L’étude a ainsi révélé que les variations observées dans les résultats d’un test sur les com- pétences de base de quatrié€me année administré dans différentes écoles s’ex- pliquaient jusqu’aÌ€ hauteur de 60 p. 100 par les taux de vulnérabilité établis aÌ€ la maternelle et par la situation socio- économique de la zone considérée. Or la proportion d’enfants qui, en arrivant aÌ€ l’école, sont vulnérables dans au moins un domaine de développement déter- mine fortement la capacité de l’éta- blissement d’aider ou non ses élé€ves aÌ€ maiÌ‚triser ces compétences de base.

De bons services de garde multi- plient d’une troisié€me façon les probabilités d’un fructueux retour sur l’investissement dans le capital humain. AÌ€ Toronto et Vancouver, les enfants d’immigrants de fraiÌ‚che date comptent pour le quart de la popula- tion d’aÌ‚ge scolaire, et ils vivent souvent dans des foyers ouÌ€ l’on ne parle ni le français ni l’anglais. Or la difficulté de communiquer dans l’une de ces langues est un marqueur clé de vulnérabilité. S’ils n’ont pas accé€s bien avant la mater- nelle aÌ€ un apprentissage linguistique et aÌ€ des moyens d’intégration culturelle, beaucoup d’entre eux débutent l’école dans un état de vulnérabilité peu pro- pice aÌ€ leur instruction et se ils trouvent ainsi exposés aÌ€ un risque accru d’échec.

Ce n’est pas aÌ€ l’école primaire ou secondaire, et moins encore aÌ€ l’univer- sité, qu’on peut baÌ‚tir les fondements d’un fort retour sur l’investissement dans le capital humain. Bien avant qu’un enfant ne se présente aÌ€ la porte de sa premié€re classe, les voies et capacités d’apprentissage sont déjaÌ€ établies, qu’elles soient ancrées dans leur cerveau ou déterminées par les compétences cognitives, physiques et sociales acquises aÌ€ l’aÌ‚ge préscolaire.

La demande pour des services de garde de qualité est forte parce que les enfants en bénéficient, mais aussi parce que les parents en ont besoin. Ces derniers savent que deux revenus sont souvent nécessaires pour protéger leur famille de la pauvreté. Chez les couples ayant un ou deux enfants mais un seul salaire, la proba- bilité de figurer parmi les ménages aÌ€ faible revenu s’établit aÌ€ 18 p. 100 ; elle grimpe aÌ€ 26 p. 100 s’ils ont trois enfants et plus. Ces deux taux sont supérieurs aÌ€ celui des familles aÌ€ parent unique (15 p. 100), et quatre aÌ€ cinq fois supérieurs aÌ€ celui des foyers aÌ€ deux revenus ou plus (rapporté dans Horizons, Vol. 7:2, 2004).

On ne s’étonnera donc pas que le nombre de mé€res au travail, qu’elles soient parents uniques ou non, ait monté en flé€che en seulement deux décennies, comme le démontre le graphique 1.

Nos politiques publiques n’ont cependant pas suivi cette évolution fondamentale. Certains politiciens agissent encore comme si la plupart des mé€res s’occupaient aÌ€ la maison de leurs enfants d’aÌ‚ge préscolaire et comme si les parents avaient le « choix » de travailler ou non, en totale contradiction avec la réalité des familles d’aujourd’hui. En effet, les deux tiers des femmes ayant des enfants d’aÌ‚ge préscolaire ont un emploi, et cette proportion ne cesse de croiÌ‚tre.

Tous les parents recherchent des services de garde de la meilleure qua- lité possible, mais ils en trouvent rarement qui répondent aÌ€ leurs besoins et crité€res. Trop souvent, ils doivent faire un double compromis sur la qualité de leur propre emploi et celle des services de garde.

Malgré un niveau d’instruction supérieur indiquant qu’elles ont davantage investi dans leur propre capital humain, les femmes occupent toujours des emplois rémunérés aÌ€ hau- teur de 60 p. 100 du salaire des hommes ; et beaucoup travaillent aÌ€ temps partiel. Elles travaillent souvent dans des secteurs ouÌ€ les heures sont flexibles ou atypiques afin d’éviter les conflits travail-famille. Les seules pos- sibilités qu’il reste alors aux parents en matié€re de garde sont généralement moins que satisfaisantes.

En vérité, la qualité de ces services varie énor- mément. Lorsqu’elles sont aÌ€ but lucratif, les garderies mé‚me réglementées sont moins susceptibles de répondre aux mé‚mes normes éducatives que les garderies aÌ€ but non lucratif et que la garde en milieu familial (voir le tableau 1). C’est ce qu’a clairement démontré une enqué‚te commandée en 2003 par le gouvernement du Québec, selon laquelle la faiblesse des programmes éducatifs des garderies aÌ€ but lucratif (qui sont pourtant accréditées et tenues d’appliquer les mé‚mes programmes que les centres de la petite enfance) s’explique aÌ€ la fois par l’absence d’infrastructure matérielle en appui aÌ€ la programma- tion éducative et par la faible qualité de cette programmation.

Une autre étude sur le systé€me de garde québécois, menée par une équipe dirigée par Richard Tremblay (et publiée dans Choix IRPP, en 2005), confirme ces résultats. Elle révé€le un écart de qualité analogue entre les cen- tres de la petite enfance et les garderies aÌ€ but lucratif ou les milieux non régle- mentés. Plus du quart (27 p. 100) des garderies aÌ€ but lucratif y étaient en effet classées « inadéquates », tout comme les milieux non réglementés (26 p. 100). Non seulement les services étaient-ils plus souvent inadéquats dans ces garderies, mais les enfants les plus pauvres étaient concentrés dans celles de qualité inférieure toutes caté- gories confondues.

Malgré des données aussi élo- quentes, pourquoi tant de pa- rents « choisissent-ils » des services en milieu familial non réglementés dispensés par des gens sans formation? Car on l’a vu, les trois quarts des enfants cana- diens sont gardés de cette façon. Plusieurs raisons expliquent ce choix.

La premié€re étant la disponibilité des places. On dénombre au pays des places réglementées pour 16 p. 100 seulement des enfants de 0 aÌ€ 12 ans, 43 p. 100 d’entre elles étant concen- trées au Québec (en 2004) mé‚me si seulement 23 p. 100 des enfants dont la mé€re travaille vivent dans cette province.

Quand des places de qualité sont disponibles, les parents n’hésitent pas. En 1994-1995, soit avant la mise en place du nouveau systé€me, les enfants du Québec fréquentaient déjaÌ€ une garderie dans une proportion de 25 p. 100, soit un peu plus seulement que ceux de l’Alberta (24 p. 100) et de l’Ontario (19 p. 100). Six ans plus tard, l’écart s’est beaucoup creusé. Plus de deux enfants québécois sur cinq fréquentaient un service de garde en 2000-2001, soit plus du dou- ble que dans toute autre province (sauf l’IÌ‚le-du-Prince-Édouard, ouÌ€ la maternelle est intégrée aux services de garde). Pour ce qui est de l’Alberta et de l’Ontario, la fréquentation a mé‚me baissé alors que la demande surpassait l’offre et la volonté des gouverne- ments d’injecter des fonds.

Malgré des données tout aussi élo- quentes, pourquoi tant de parents continuent-ils de « choisir » les garderies aÌ€ but lucratif? Parce qu’ils ont de meilleures chances d’y trouver une place. Au Québec, le taux d’augmentation des places dans ces garderies a doublé de 1998-2001 aÌ€ 2001-2004. En Ontario, ouÌ€ l’on dénombre presque deux fois plus de mé€res au travail ayant des enfants d’aÌ‚ge préscolaire, on a créé trois fois plus de places en milieu privé.

Autrement dit, certains gouverne- ments préfé€rent encourager des ser- vices de garde dont la moindre qualité a été clairement démontrée. Au lieu de favoriser un « véritable choix », ces favoriser gouvernements imposent donc aÌ€ cer- tains parents de choisir entre le bien- é‚tre de leurs enfants, leur propre emploi et leurs revenus familiaux. En leur imposant ce choix difficile, ils ne risquent gué€re de tirer un fructueux retour sur leur investissement dans le capital humain ni de récolter les fruits d’investissements passés dans l’éduca- tion des jeunes filles.

Les services de garde figurent pour- tant en bonne place sur la liste des priorités politiques et mi- nistérielles. Depuis les années 1980, les gouvernements fédéral et provin- ciaux ont activement travaillé sur l’offre. En 1997, le Québec innovait en Amérique du Nord en mettant sur pied au couÌ‚t de presque 1,5 milliard de dollars par an un systé€me uni- versel et abordable axé sur le développement de l’enfant.

Mais au mé‚me moment, plusieurs gouvernements choisissaient de réduire leurs dépenses en services réglementés au nom de la lutte contre le déficit, ou de privilégier d’autres types de services. Trois des provinces comptant le plus grand nombre d’en- fants ”” l’Alberta, l’Ontario et la Colombie-Britannique ”” ont ainsi fait d’importantes compressions. De 1992 aÌ€ 2004, par exemple, l’Alberta a réduit ses dépenses en la matié€re de 20 p. 100 (en dollars réels). L’Ontario a réengagé des dépenses mais, en 2004, celles-ci restaient inférieures de 44 millions $ par rapport aÌ€ 1995. Pas étonnant qu’une organisation internationale de premier plan comme l’OCDE ait prévenu le Canada qu’il accusait un retard au chapitre des infrastructures sociales de l’économie du savoir et lui ait recommandé d’accroiÌ‚tre la coopéra- tion intergouvernementale pour faire de cette question une réelle priorité.

En fait, les programmes axés sur l’enfance ont déjaÌ€ favorisé l’as- souplissement des relations intergou- vernementales. Apré€s qu’Ottawa eut réduit et restructuré unilatéralement ses transferts aux provinces en 1995, il est vite apparu nécessaire de rétablir la confiance et la collabora- tion entre les deux ordres de gou- vernement. Et malgré ses failles, l’Entente-cadre sur l’union sociale a marqué aÌ€ cet égard un premier pro- gré€s. Ont suivi la Prestation nationale pour enfants, le Plan d’action national pour les enfants, l’Initiative de développement pour les jeunes enfants, le Cadre multilatéral pour l’apprentissage et la garde des jeunes enfants ainsi que les ententes de principes sur le développement des services d’apprentissage et de garde, autant d’étapes vers la reconstruction d’un systé€me fonctionnel de relations intergouvernementales.

Renouvelables sur une période de cinq ans, ces ententes de principe signées au cours de l’année 2005 ont permis aux provinces de planifier leur action et de prendre des engagements aupré€s des parents et associations désirant élaborer une infrastructure et fournir des services. Le Canada sem- blait donc en voie de renverser la ten- dance et de rattraper ses homologues de l’OCDE.

C’est pourquoi les premiers mi- nistres ont été pris au dépourvu quand Stephen Harper a promis en campagne élec- torale de rétablir ce qui constitue en vérité des allocations familiales, en présentant son projet comme une solution de rechange aux transferts fédéraux prévus aux ententes de principe. Déclarant qu’il annulerait ces ententes apré€s la pre- mié€re année, il a proposé comme « substitut acceptable » un paiement imposable de 1 200 $ aux familles et un crédit d’impoÌ‚t aux employeurs. Les premiers ministres qui avaient le plus aÌ€ perdre pour s’é‚tre engagés aupré€s de leurs citoyens aÌ€ créer un systé€me élargi (au Québec, en Ontario, en Saskatchewan et en Colombie-Britannique) ont réclamé dé€s le lendemain des élections le respect des ententes duÌ‚ment signées par son prédécesseur.

Si ces ententes ne sont pas respectées, les relations intergou- vernementales auront toÌ‚t fait d’en revenir aux jours sombres du fédéra- lisme unilatéral. On risque également de recréer le statu quo en vertu duquel le mieux-é‚tre du Canada se trouvait compromis par l’incapacité des gouvernements de collaborer pour moderniser leurs politiques de soutien aÌ€ la main-d’œuvre, aux familles et aux enfants qui sont l’avenir de ce pays.

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