Le Canada vit présentement une profonde transforma- tion de sa situation économique et politique. Apré€s avoir grandement bénéficié des ententes de libre- échange avec les États-Unis et le Mexique, le cœur industriel du Canada subit actuellement les conséquences de la forte concurrence des économies émergentes, notamment celles de la Chine et de l’Inde, mais également celles des pays de l’Europe de l’Est. L’impact de cette concurrence est aggravé par la forte hausse du dollar canadien qui sape la capacité concurrentielle de certains secteurs industriels traditionnels. On assiste ainsi aÌ€ des pertes d’emplois sévé€res, qui se pour- suivent et persistent dans de nombreuses industries dont le textile, le vé‚tement, le meuble, le bois, les paÌ‚tes et papiers, l’automobile et les appareils électriques.

Simultanément, la forte croissance des économies émer- gentes a créé une demande excédentaire pour les ressources naturelles, dont le pétrole et le gaz. De ce fait, l’Ouest canadien et Terre-Neuve-Labrador ont connu des développements économiques importants qui semblent devoir persister dans la conjoncture internationale actuelle. Cette demande excéden- taire explique la forte augmentation des prix du pétrole et du gaz et est également largement responsable de la montée du dol- lar canadien. La forte croissance que cela entraiÌ‚ne dans certaines régions du Canada complique par ses effets indirects (taux de change, taux d’intéré‚t, disponibilité de la main-d’œuvre, etc.) le processus de réajustement de l’industrie manufacturié€re cana- dienne, principalement localisée en Ontario et au Québec.

S’il advenait que cette hausse des prix du pétrole et du gaz ne soit que conjoncturelle et largement due aÌ€ la spéculation, on pourrait compter sur l’écoulement du temps pour arranger les choses. Mais tout nous porte aÌ€ croire que la forte pression sur la demande énergétique risque de durer. Les prix devraient donc demeurer élevés et les investissements massifs dans le développe- ment des ressources pétrolié€res et gazié€res se poursuivre.

Cette conjoncture, en soi positive, risque d’entraiÌ‚ner des tensions économiques et politiques majeures si elle est mal gérée. D’abord, l’impact indirect de ces développements des ressources énergétiques sur le potentiel de croissance des autres régions sera de plus en plus évident. De plus, les inégalités entre les régions du Canada non seulement vont s’accroiÌ‚tre mais risquent aussi de changer de configuration. Enfin, comme la source premié€re de cet enrichissement localisé est l’augmenta- tion de la demande et des prix des ressources naturelles, qui sont la propriété exclusive des provinces selon la constitution cana- dienne, cette nouvelle donne réduit considérablement le champ des possibilités des politiques nationales.

Tous les éléments nécessaires sont donc présents pour provoquer une crise nationale majeure. On la voit déjaÌ€ poindre dans le débat sur le déséquilibre fiscal, dans la volonté de l’Ontario de réduire sa contribution financié€re nette aÌ€ la fédération canadienne, dans les accords parti- culiers qu’ont obtenus Terre-Neuve-Labrador et la Nouvelle- Écosse eu égard aux revenus tirés de l’exploitation des gisements pétrolifé€res extracoÌ‚tiers, ainsi que dans les décla- rations répétées de l’Alberta qu’elle n’acceptera jamais une politique énergétique nationale.

On doit rapidement réaliser, toutefois, que la libéralisation des marchés et la concurrence des pays émergents ont pro- fondément transformé la problématique canadienne. Le marché intérieur compte de moins en moins pour une majorité d’entreprises. Quant aÌ€ celles pour lesquelles il demeure prépondérant, leur existence est de plus en plus menacée par la concurrence étrangé€re. Par ailleurs, les possibilités de délocalisa- tion des activités de production des biens et des services, faci- litées par les nouvelles technologies, poussent un grand nombre d’entreprises canadiennes aÌ€ réaliser une part croissante de leur production dans les pays aÌ€ bas salaires. Et cette façon de faire ne se limite pas seulement aÌ€ des activités manufacturié€res primaires mais inclut de plus en plus des emplois hautement qualifiés. Le développement de logiciels en Inde ou en Europe de l’Est est loin d’é‚tre un cas isolé.

Dans ce contexte, il faut cesser de faire l’autruche et admettre que les grands défis du Canada proviennent nettement plus des développements internationaux que des tensions internes. C’est pourquoi les trois prio- rités que je soumets pour améliorer l’avenir du Canada n’incluront ni la santé, ni les garderies, ni le controÌ‚le des armes aÌ€ feu, mais porteront plutoÌ‚t sur l’investissement dans le savoir de haut niveau, le controÌ‚le des inégalités et la qualité de notre environnement.

Le Canada a l’immense avantage d’é‚tre un pays qui, dans de nom- breux secteurs du savoir, est aÌ€ la fine pointe de la technologie. Or, les écono- mistes ont clairement démontré au cours des dernié€res années que dans ce type de société la qualité et la disponibilité d’un capital humain de haut niveau jouent un roÌ‚le décisif dans sa performance économique ; la compétitivité ne peut plus é‚tre assurée uniquement par la réduc- tion des couÌ‚ts. La capacité d’innover devient alors cruciale et doit se substituer aux stratégies d’imitation et de rattrapage. Or, cette capacité repose avant tout sur une main-d’œuvre créative ayant une for- mation universitaire de calibre mondial. Les diploÌ‚més de haut niveau sont les prin- cipaux vecteurs de transfert des nouvelles connaissances découlant d’une recherche universitaire de pointe.

Il faut aussi se rappeler que la qualité de l’éducation supérieure ne dépend pas seulement de ce que nous faisons mais aussi de ce que font les autres sociétés avancées avec lesquelles nous sommes en compétition. La vitesse du train de l’avancement des connaissances dépend des efforts et des moyens de tous ceux qui évoluent aÌ€ la frontié€re du savoir. Pour é‚tre pas- sager dans ce train, il faut accepter de payer le prix du billet.

En somme, au cœur mé‚me d’une société innovante pouvant efficace- ment s’insérer dans une économie du savoir mondialisée, se trouvent les universités. Nous avons l’immense pri- vilé€ge au Canada d’avoir un réseau universitaire de calibre mondial. Toutefois, son sous-financement chronique et persistant mine de plus en plus la qualité de la formation et de la recherche et donc sa compétitivité.

Remédier aÌ€ ce sous-financement et contrer les effets néfastes qu’il entraiÌ‚ne constituent la premié€re priorité aÌ€ laquelle le Canada devrait s’attaquer. Pour ce faire, les paiements de transfert pour l’éducation postsecondaire doivent é‚tre augmentés et les mesures incitatives en faveur du développe- ment de la recherche universitaire se poursuivre et s’intensifier.

Pour assurer une plus grande cohé- sion, tous les Canadiens doivent avoir la conviction que chacun d’eux dispose au départ des mé‚mes chances de réussite. C’est une valeur que les Canadiens ont toujours partagée et qui s’exprime dans divers programmes fédéraux dont le programme de péréquation. Ce programme vise essentiellement aÌ€ permettre aÌ€ chaque province de fournir des services publics de qualité comparable aÌ€ des taux de taxation comparables. Ce pro- gramme a été jugé tellement impor- tant qu’il a été intégré aÌ€ la constitution canadienne en 1982.

Dans un nombre croissant de milieux toutefois, on commence aÌ€ le remettre en question, tout comme d’autres programmes de transfert. Ce faisant, souvent, on donne l’impres- sion que le Canada est un cas d’espé€ce parmi les grands pays industrialisés et que cette particularité nuit aÌ€ la prospérité et aÌ€ la compétitivité du pays. On peut certes critiquer certaines particularités des programmes de transfert mais laisser croire qu’un pays développé et démocratique serait mieux sans eux ne trouve aucun appui dans la situation des autres grands pays industrialisés. Le cas des États- Unis illustre bien ce qui précé€de. En 2003, la contribution du New Jersey et du Connecticut au gouvernement fédéral américain excédait de plus de 5 000 $CAN per capita les dépenses que ce gouvernement y faisait. Douze États américains faisaient une contri- bution per capita plus élevée que celle de l’Ontario au Canada. En 2003, elle s’élevait aÌ€ 1 323 $CAN, soit quatre fois moins que celle des citoyens du New Jersey. On trouverait suÌ‚rement des si- tuations aussi éloquentes dans un pays unitaire comme la France ou dans une fédération comme l’Allemagne.

Cela dit, il est évident que, pour é‚tre acceptés par la majorité de la population, les programmes de transfert doivent reposer sur des principes clairs et cohérents, é‚tre aÌ€ l’abri des manipulations politiques et é‚tre régis par des ré€gles d’im- putabilité sans faille. C’est probablement ce manque de rigueur, de transparence, de cohérence et d’imputabilité qui a le plus nui aÌ€ la légitimité des programmes de transfert au cours de la dernié€re décen- nie. Ce fut particulié€rement le cas du pro- gramme de péréquation. C’est pourquoi la seconde priorité du Canada doit é‚tre de réformer ce dernier en profondeur, apré€s quoi on devrait réexaminer les autres aspects du fédéralisme fiscal canadien.

Pour léguer aux générations futures un héritage de qualité, nous devons nous soucier de l’environ- nement et de l’impact du développe- ment industriel sur sa qualité. C’est laÌ€ un enjeu d’équité intergénérationnelle et une question de responsabilité au niveau international. Les plus jeunes générations ont un souci particulié€re- ment aigu de la protection de l’envi- ronnement. Se donner des objectifs exigeants et réalistes aÌ€ cet égard ne pourra que renforcer la cohésion au sein de notre société. Au niveau inter- national, on s’attend aussi que le Canada assume un certain leadership en cette matié€re. Dans ce contexte, le protocole de Kyoto a, au niveau national et international, un caracté€re symbolique qu’on ne peut négliger.

Dans un excellent article publié dans Le Devoir du 8 janvier 2006, Philippe Barla et Jean-Thomas Bernard décrivent les engagements pris par le Canada dans le contexte du protocole de Kyoto et les conséquences des modalités par lesquelles on s’acquittera de ces engagements. Ils nous rappel- lent que le Canada doit réduire ses émissions de gaz aÌ€ effet de serre de 6 p. 100 par rapport au niveau de 1990 au cours de la période 2008-2012. Si rien n’était fait, ce serait en fait une réduction de 30 p.100 par rapport aÌ€ ce qui est prévu pour cette période.

Au rythme ouÌ€ vont les choses, on est loin du compte. En effet, comme nous le disent Barla et Bernard, de 596 mégatonnes (MT) en 1990, les émis- sions canadiennes ont augmenté aÌ€ 740 MT en 2003. Les grands émetteurs sont, entre autres, les industries du pé- trole, du gaz et de l’électricité ther- mique. L’Alberta, qui ne regroupe que 10 p. 100 de la population canadienne, a contribué pour 46 p. 100 de la crois- sance des émissions de gaz aÌ€ effet de serre. La stratégie actuelle du gou- vernement fédéral, en s’éloignant du principe du pollueur-payeur, entraiÌ‚- nerait un effet de redistribution consi- dérable au sein du Canada et pourrait nuire aÌ€ l’atteinte mé‚me de l’objectif.

Le respect des engagements pris dans le cadre du protocole de Kyoto et la minimisation des effets distributifs de tout programme qui serait mis en place pour y faire face devraient é‚tre la troisié€me priorité du Canada.

Pour relever ces défis, le Canada dis- pose d’actifs incomparables. D’abord, une main-d’œuvre haute- ment qualifiée et reconnue comme une des meilleures au monde. Cet actif est particulié€rement important puisqu’il ne peut s’accumuler que sur une tré€s longue période de temps. L’avance qu’a le Canada aÌ€ cet égard doit absolument é‚tre valorisée.

Le Canada bénéficie également d’une profonde culture industrielle et commerciale. Cette culture ne s’acquiert aussi qu’avec le temps et l’expérience. Il dispose par ailleurs d’une capacité de production, de diffusion et de valorisa- tion du savoir parmi les meilleures au monde et il est doté de ressources naturelles et de ressources énergétiques qui font l’envie du reste du monde.

Ces grands avantages relatifs et absolus lui permettront non seulement de relever les défis de taille posés par le nouvel environnement international mais aussi de recréer une cohésion interne par un projet de société moti- vant et qui profitera aÌ€ l’ensemble des Canadiens. Les trois priorités que je pro- pose font partie d’un tel projet, mé‚me si elles ne le définissent pas aÌ€ elles seules.

Le Canada est l’une des fédérations les plus décentralisées, sinon la plus décentralisée, parmi les pays industrialisés. Cette particularité a le grand avantage de rapprocher la prise de décision des besoins exprimés par la population. Elle permet aussi de tenir compte plus facilement des préférences des diverses collectivités composant ce vaste pays. Cette plus grande flexibilité entraiÌ‚ne toutefois, en contrepartie, la nécessité d’une coor- dination efficace des politiques nationales et des politiques provinciales ayant une incidence nationale.

Pour bien répondre aux défis énormes que nous pose le nouvel environnement international, il faut que le Canada, plus que jamais dans son his- toire, puisse compter sur une cohésion interne forte et une compréhension commune des défis externes et des mesures adéquates pour les relever.

AÌ€ mon avis, ce préalable n’existe pas présentement. Plusieurs facteurs expliquent cette situation mais le plus probant c’est qu’une majorité de Canadiens ne réalisent pas encore l’am- pleur des défis aÌ€ relever et surtout les conséquences dramatiques qu’un échec aÌ€ y parvenir adéquatement entraiÌ‚nerait.

Au-delaÌ€ donc des priorités parti- culié€res que nous avons formulées, il faut retenir la nécessité d’une meilleure formation des Canadiens et d’une information plus complé€te con- cernant l’espace économique dans lequel ils évoluent aÌ€ l’échelle cana- dienne et internationale.

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