
Il est facile de trouver, dans l’histoire canadienne, des ré- cits négatifs sur la langue et la politique linguistique au pays. Bon nombre d’écoles de pensée interpré€tent l’histoire sous un angle négatif et la présentent comme une série de tentatives ratées pour éliminer la langue française : la con- qué‚te par les Anglais ; la répression de la rébellion de 1837 ; la recommandation de lord Durham, en 1839, d’assimiler les Canadiens français le plus rapidement et le plus efficace- ment possible ; la pendaison de Louis Riel, en 1885 ; l’adop- tion par l’Ontario, en 1912, du ré€glement 17 et la question des écoles du Manitoba, en 1916, qui a mis fin aÌ€ toute instruction dans une langue minoritaire ; la crise de la cons- cription en 1917 et la séquelle de cette crise en 1942 ; la Loi sur les mesures de guerre, en 1970, et la prétendue « nuit des longs couteaux », en 1981.
Oui, il est facile de trouver ou d’élaborer un récit négatif au sujet de tous ces événements. La Conqué‚te demeure un point d’ancrage important de la pensée intellectuelle au Québec, comme l’a clairement expliqué Christian Dufour dans Le défi québécois, publié en 1989. Dans le mé‚me ordre d’idées, la rébellion de 1837 est montrée sous un jour dra- matique dans le film de Pierre Falardeau, 15 février 1839.
J’aimerais, pour faire changement, approcher notre his- toire sous un angle positif, avec un récit fondé sur l’inclusi- vité et le respect.
Dans les jours qui ont suivi la bataille des plaines d’Abraham, en 1759, l’armée britannique a infor- mé les citoyens de la ville de Québec qu’on respecterait leur langue et leur religion. Michel Brunet, qu’on ne pouvait gué€re accuser de manquer d’esprit critique et qui était l’un des fondateurs de l’école de Montréal, a écrit que « la générosité du Conquérant, sa bienveillance, son souci de l’intéré‚t général, son esprit de justice lui acquirent le cœur des vaincus ». Dans le débat aÌ€ la Chambre des communes du Parlement britannique sur l’Acte de Québec de 1774, sir Edward Thurlow, procureur général, a clairement énoncé les intentions du gouverne- ment dans les termes suivants :
Vous ne devez changer d’autres lois que celles ayant trait aÌ€ la souveraineté française, et leur substituer les lois relatives au nouveau souverain […]. Quant aux autres lois, coutumes et institutions ne touchant pas aux relations entre sujets et souverain, l’humanité, la justice et la sagesse conspirent également pour vous conseiller de laisser les gens tels qu’ils sont.
Edmund Burke a renchéri en soutenant que si les francophones du Canada héritaient d’une liberté et d’une cons- titution anglaises, ils feraient une contribution valable et utile aÌ€ la Grande-Bretagne, peu importe qu’ils parlent français ou anglais, et qu’ils restent catholiques ou non.
C’est en 1842 qu’ont été amorcées, conjointement par Robert Baldwin et Louis-Hippolyte Lafontaine, les pre- mié€res étapes clés vers une démocratie canadienne. Comme l’a écrit John Ralston Saul, il s’agissait du premier acte stratégique dans la création du pays : les réformateurs francophones et anglo- phones avaient soudain compris qu’ils devaient travailler de concert.
John A. Macdonald l’avait, lui aussi, compris. En 1856, soit une décennie avant la Confédération, il résumait ainsi la taÌ‚che du premier ministre : « Il doit se faire l’ami des francophones sans pour autant renier sa race ni sa langue, il doit respecter leur nationalité », confia-t-il aÌ€ un ami. « Il faut les traiter comme une nation. Ensuite, ils agiront comme un peuple libre le fait généralement, c’est-aÌ€- dire avec générosité. Qu’ils soient appelées [sic] faction, et ils deviendront factieux. »
L’observation de Macdonald s’est révélée pertinente : ceux d’entre ses successeurs qui ont traité les Canadiens français avec respect ont été reçus avec bienveillance, tandis que ceux qui les considéraient comme une faction ont eu droit aÌ€ un accueil factieux.
Pour mieux illustrer le sens général de la notion de respect de la part des Canadiens anglais, examinons la situation quelques décennies plus tard. En décembre 1940, durant la Seconde Guerre mondiale, le premier ministre du Québec, Adélard Godbout, prit la parole devant le Canadian Club de Toronto. Dans son allocution Godbout mit en lumié€re un groupe de Canadiens anglais qui, selon lui, avaient répondu aÌ€ leur geste de fraternité. Les noms figu- rant sur sa liste sont aÌ€ peine connus aujourd’hui. Il s’agissait notamment de W. H. Moore, d’Arthur Hawkes, de P.F. Morley et de Lorne Pierce.
Qui sont donc ces gens? Pourquoi les avoir singularisés aÌ€ cette époque? Et pourquoi mentionner leurs noms six décennies plus tard? Parce que ces hommes ont jeté les bases d’une iden- tité canadienne qui englobe la dualité linguistique, élément qui a joué un roÌ‚le crucial dans la définition du Canada en tant que pays et qui a fait de la tolérance et de l’acceptation des autres l’une de nos valeurs de base.
En 1916, durant la Premié€re Guerre mondiale, plusieurs d’entre eux ont établi ce qu’on a appelé la « Bonne entente », qui se voulait une tentative pour rapprocher l’Ontario et le Québec, séparés par une faille sans cesse grandissante. Dans le cadre de ce projet, un groupe de professionnels et de gens d’affaires de l’Ontario est venu visiter le Québec, et une délégation québécoise s’est rendue en Ontario.
L’organisation s’est dissoute lors de la premié€re crise occasionnée par la conscription. Des décennies plus tard, les mots « Bonne entente » suscitaient des moqueries et évoquaient des images d’hommes d’affaires entonnant cérémonieusement « Alouette » dans un élan de bonne volonté un peu gauche dans la foulée des allocutions d’apré€s-repas. Néanmoins, la « Bonne entente » originale a eu des répercus- sions positives aÌ€ long terme.
Prenons d’abord le cas de W. H. Moore, qui était un improbable défenseur des droits linguistiques des francophones au Canada. Comme il l’a fié€rement indiqué dans sa biographie, il était un descendant des Loyalistes de l’Empire-Uni. Ce fermier de Pickering, en Ontario, a obtenu un diploÌ‚me de l’Université de Toronto en 1894, puis a étudié le droit aÌ€ Osgoode Hall. Plus tard, il allait devenir président du House Banking and Trade Committee. En 1918, tandis que la Premié€re Guerre faisait rage et dans la foulée du ré€glement 17, qui abolissait l’en- seignement en français en Ontario, Moore signa un livre remarquable, The Clash: A Study in Nationalities, dans lequel il affirme que les traditions bri- tanniques englobaient le bilinguisme et l’inclusion, et les oppose habilement aÌ€ ce qu’il appelle « la rigide approche prussienne ».
De plus, Moore dénonce l’hypocrisie canadienne-anglaise, dont les tenants rappelaient sans cesse la corruption du climat politique québécois sans jamais tenir compte de la situa- tion semblable qui pré- valait en Ontario, au Manitoba et en Saskatchewan. « Jugeant [les Canadiens français] par leurs hommes les moins les moins estimables, et doués et nous-mé‚mes par ce que nous avons de meilleur […] », écrit-il. Faisant référence au ré€glement 17, Moore met en opposition les mesures prises par l’Ontario pour éradiquer le français aÌ€ la tolérance du Québec aÌ€ l’é- gard de l’anglais et du systé€me sco- laire protestant.
Ce point de vue n’était pas popu- laire aÌ€ l’époque. Durant la campagne électorale de 1917, les caricaturistes montraient Laurier (qui s’opposait aÌ€ la conscription) s’amusant avec le Kaiser, et une carte du Canada toute en rouge impérial, exception faite du Québec, coloré en noir. Malgré tout, le livre de Moore eut une longue vie et, fait inhabituel pour l’époque, il a été traduit en français.
Arthur Hawkes a été publiciste pour le Chemin de fer Canadien du Nord, puis journaliste. Préoccupé par le braconnage le long de la frontié€re entre le Minnesota et l’Ontario, il a fait pression en faveur de la création du parc Quetico, qui a vu le jour en 1909, sous le gouvernement de l’Ontario. Dans son livre intitulé The Birthright, publié en 1919, il s’attaque aux préjudices envers le Québec, les Canadiens français et les immigrants.
De plus, il y dénonce le fait que le français n’est pas reconnu comme langue officielle en Ontario.
Hawkes a été, de mé‚me que l’avocat torontois John Godfrey, l’un des fonda- teurs de la Bonne entente, mise sur pied pour améliorer les liens et la com- préhension entre les Canadiens anglais et les Canadiens français, et pour favoriser une meilleure connaissance de l’autre culture.
EÌgalement en 1919, P. F. Morley a publié Bridging the Chasm, qui reprend certains des arguments de Moore. AÌ€ l’in- star de ce dernier, Morley soutient que la tradition britannique était fondée sur le respect et l’inclusivité, et décrit un empire dans lequel les Gallois, les francophones de Jersey, les habitants de Malte et les Sikhs des plaines du Punjab se sentent chez eux et ouÌ€ leurs droits linguistiques sont respectés. Morley plaide en faveur de la reconnaissance du français comme langue d’en- seignement en Ontario. Il conteste également les opinions maintes fois entendues selon lesquelles l’Ontario était une province anglophone, et que, pour bon nombre de Canadiens anglais, le terme «Canadien» était synonyme de « Canadien anglais ».
De son coÌ‚té, Lorne Pierce, directeur de Ryerson Press, a publié en 1929 un essai intitulé « Toward the Bonne Entente », dans lequel il avance l’idée d’un Canada biculturel. Il a d’ailleurs signé de nombreux textes portant sur la dualité de la culture canadienne. Sa contribution la plus importante a peut-é‚tre été aÌ€ titre d’éditeur de manuels ”” et de protecteur de l’illus- trateur C. W. Jeffreys. Ces manuels ont offert aÌ€ des milliers d’élé€ves une image visuelle de l’histoire du Canada français.
Comme l’ont fait valoir Robert Craig Brown et Ramsay Cook, pour autant valable qu’il fuÌ‚t, le projet « Bonne entente » a échoué, malgré l’organisation de plusieurs visites réciproques en Ontario et au Québec et l’intéré‚t qu’il a suscité chez des Québécois éminents, dont un jeune avocat de Québec, du nom de Louis Saint-Laurent. En 1917, le mouve- ment s’était éteint, incapable de résis- ter aÌ€ la flambée d’hostilités pendant la crise de la conscription.
Malgré sa courte vie, la Bonne entente a quelque peu ressemblé au Groupe des sept. En effet, elle a motivé les écrivains aÌ€ définir le Canada comme un pays inspiré des traditions britanniques, mais indépendant ; un pays nord-américain, mais qui se forge une identité distincte de celle des EÌtats-Unis. L’un des éléments clés de cette identité impliquait la coexistence avec une société francophone et le respect de cette société. Ce sentiment de respect est devenu partie intégrante de la dé- finition du Canada, société qui allait faire preuve d’ouverture envers les gens d’autres cultures et langues.
Je n’ai jamais nié le roÌ‚le qu’a joué le nationalisme québécois dans l’émer- gence remarquable du sentiment de fierté au sein de la société de langue française au Canada, ainsi que dans sa croissance et son épanouissement au cours du dernier demi-sié€cle. Par contre, certains ont tendance aÌ€ mal représenter ou aÌ€ mal comprendre ce que les Canadiens-anglais ont fait pour appu- yer, encourager et habiliter cette trans- formation. La Loi sur les langues officielles et la politique canadienne de dualité linguistique n’auraient pas vu le jour sans l’appui des Canadiens-anglais.
J’ai souvent dit qu’il est erroné de croire que la politique linguistique cana- dienne est le fruit du « ré‚ve de Pierre Trudeau ». Les bases de cette politique ont été jetées par Lester Pearson, bien avant que Pierre Trudeau ne devienne premier ministre. C’est Pearson qui a formé la Commission sur le bilinguisme et le biculturalisme en 1963 et qui, en 1966, avant mé‚me que la Commission ne publie son rapport, a énoncé les principes sur lesquels devait reposer une fonction publique bilingue.
Mais Pearson ne faisait pas cavalier seul. Davidson Dunton assumait la coprésidence de la Commission royale ; Frank Scott y jouait un roÌ‚le de pre- mier plan, et Michael Oliver était codirecteur de la recherche.
La Loi sur les langues offi- cielles, adoptée en 1969, a mené aÌ€ la création du poste que j’oc- cupe actuellement. Les premier et deuxié€me commissaires aux langues officielles, Keith Spicer et Max Yalden, étaient des Canadiens-anglais, nés aÌ€ Toronto et ayant étudié aÌ€ l’Université de Toronto. Les deux hommes ont joué un roÌ‚le énorme en ga- gnant la faveur du Canada anglais envers la politique sur les langues officielles.
Cette politique est souvent consi- dérée, pour le meilleur et pour le pire, comme l’une des plus grandes réali- sations du gouvernement libéral de Pierre Trudeau, et comme un legs du Parti libéral. Bien qu’elle soit vraie, cette seule interprétation tend aÌ€ passer sous silence le roÌ‚le crucial que les Conservateurs ont joué en appuyant l’adoption de la Loi sur les langues officielles.
Robert Stanfield était chef du Parti progressiste-conservateur lorsque la Loi sur les langues officielles a d’abord été présentée. Son leadership était alors vivement contesté par un petit groupe de députés de l’Ouest du Canada, d’indéfectibles partisans de John Diefenbaker. Le projet de loi n’avait pas la faveur de la population : seule- ment 56 p. 100 des Canadiens l’ap- puyaient, et dans l’Ouest du pays, 70 p. 100 des citoyens s’y opposaient.
Il est toujours difficile pour le chef de l’opposition de soutenir un gou- vernement qui tente de faire adopter une loi de haut profil ; le systé€me par- lementaire est conçu de manié€re aÌ€ ce que les opposants du gouvernement en place aient une voix en Chambre. Dans un geste de réel courage poli- tique, Robert Stanfield a appuyé la Loi sur les langues officielles ”” et payé un prix politique énorme. Le débat aÌ€ la Chambre des communes a fait ressortir ce que Geoffrey Stevens, biographe de Stanfield, a appelé le « sectarisme latent des Canadiens anglais ». Lors du vote final, 17 conservateurs ont brisé les rangs, et 14 autres se sont abstenus. Mais la vision généreuse et inclusive qu’avait Stanfield du pays et de la politique linguistique l’a emporté, et elle s’est révélée détermi- nante pour les succé€s politiques ultérieurs des Conservateurs.
En 1981 et 1982, pendant les débats sur la Charte canadienne des droits et libertés, Joe Clark a mis aÌ€ profit son expérience de parlementaire pour retarder un vote rapide et s’assu- rer que la Charte allait faire l’objet d’un examen réglementaire adéquat. Comme Stanfield, Clark a payé le prix pour son soutien inébranlable aÌ€ la Loi sur les langues officielles. Et comme Stanfield, il peut affirmer que sa vision élargie a prévalu.
La Loi sur les langues officielles a fait l’objet de premié€res modifications sous un régime conservateur dirigé par Brian Mulroney. En rendant la Loi conforme aÌ€ la Charte, on l’a considérablement raffer- mie. GraÌ‚ce aÌ€ cette nouvelle vigueur juridique, on a pu y inscrire le droit des fonctionnaires dans certaines régions du pays. Ces amendements ont pris force de loi en partie graÌ‚ce aÌ€ la détermination de Brian Mulroney et aux compétences en gestion politique de son vice-premier ministre, Don Mazankowski, qui a veillé aÌ€ éviter la révolte dans le caucus. Ce dernier avait fait beaucoup de chemin. Dix-neuf ans plus toÌ‚t, alors jeune député albertain, il avait voté contre la Loi sur les langues officielles. En 1988, il a con- tribué aÌ€ la raffermir.
La seule autre modification aÌ€ la Loi est survenue en 2005 ”” avec le sou- tien du Parti conservateur, dirigé par Stephen Harper, cette fois sans soulever aucune controverse. Contrairement aÌ€ la situation en 1969, il y avait ”” et il existe encore ”” un consensus remar- quable en faveur de la politique sur les langues officielles, l’appui de la popula- tion canadienne se situant entre 72 et 80 p. 100. En qualité de premier mi- nistre, Harper a un comportement exemplaire, empreint de respect aÌ€ l’é- gard de la dualité linguistique. Nous avons franchi beaucoup de chemin en quatre décennies.
Dans de nombreuses décisions, la Cour supré‚me du Canada a répondu, voire fait écho aÌ€ ces opi- nions sur la langue et l’identité. En fait, elle a expliqué en termes élo- quents en quoi les droits linguistiques au Canada étaient des outils non seulement de protection, mais aussi de transformation.
En 1985, dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, la Cour a écrit : « L’importance des droits en matié€re linguistique est fondée sur le roÌ‚le essentiel que joue la langue dans l’existence, le développe- ment et la dignité de l’é‚tre humain. C’est par le langage que nous pouvons former des concepts, structurer et ordonner le monde autour de nous. Le langage constitue le pont entre l’isolement et la collectivité, qui per- met aux é‚tres humains de délimiter les droits et obligations qu’ils ont les uns envers les autres, et ainsi, de vivre en société. » André Laurendeau aurait pu écrire ces lignes.
Et dans Ford c. Québec (Procureur général), en 1988, la Cour a écrit :
La langue est si intimement liée aÌ€ la forme et au contenu de l’ex- pression qu’il ne peut y avoir de véritable liberté d’expression lin- guistique s’il est interdit de se servir de la langue de son choix. Le langage n’est pas seulement un moyen ou un mode d’expres- sion. Il colore le contenu et le sens de l’expression. Comme le dit le préambule de la Charte de la langue française elle-mé‚me, c’est aussi pour un peuple un moyen d’exprimer son identité culturelle. C’est aussi le moyen par lequel un individu exprime son identité personnelle et son individualité. On croirait presque entendre Camille Laurin.
Enfin, dans l’arré‚t La Reine c. Beaulac, la Cour a clairement indiqué qu’il n’y avait pas de contradiction entre les droits individuels et les droits collectifs en ce qui concerne la langue ; qu’il ne s’agissait pas de droits négatifs ou passifs.
Dans ces jugements ainsi que dans de nombreux autres, on cons- tate la façon dont la Cour supré‚me a mis aÌ€ profit les liens dynamiques entre les libertés et les revendica- tions, et misé sur la Loi sur les langues officielles et la Charte de la langue française du Québec pour raf- fermir les libertés et les revendica- tions si étroitement entrelacées dans les droits linguistiques.
Les échanges entre juges et par- lementaires se sont poursuivis ces 25 dernié€res années. En 1988, l’article 16 de la Charte a entraiÌ‚né une modifica- tion et un raffermissement de la Loi sur les langues officielles, ce qui a amené la Cour aÌ€ déclarer que cette loi « fait partie de cette catégorie privilégiée de lois dites quasi constitutionnelles qui expriment ”œcertains objectifs fonda- mentaux de notre société” et qui doivent é‚tre interprétées de manié€re aÌ€ promouvoir les considéra- tions de politique générale qui [les] soustendent. »
En 2005, les parlemen- taires de tous les partis, exception faite du Bloc Québécois, ont voté en faveur d’un renforcement de la Loi sur les langues offi- cielles, donnant aux com- munautés minoritaires un droit de recours pour s’as- surer que le gouvernement fédéral met en œuvre des mesures positives afin de les aider dans leur développement.
James Mallory comprenait ces échanges. Son livre The Structure of Canadian Government révé€le claire- ment qu’il saisit bien les tensions qui subsistent entre le Québec et le reste du Canada, et entre les francophones et les anglophones. Il n’a jamais oublié, comme il l’a lui-mé‚me affir- mé, que l’Acte de l’Amérique du Nord britannique n’a jamais protégé effi- cacement les droits linguistiques, et qu’on a dérobé de leurs droits linguis- tiques les Canadiens français du Manitoba et de l’Ontario. Selon lui, l’absence d’une protection des droits linguistiques et culturels dans la Constitution a inévitablement fait des droits provinciaux du Québec le seul refuge constitutionnel pour les aspirations du nationalisme cana- dien-français. Dans le mé‚me ordre d’idées, il avait saisi la stratégie du « pile je gagne, face tu perds » du Parti québécois : toute victoire dans le cadre de négociations raffermissait les compétences provinciales, tandis que toute défaite révélait l’incapacité du systé€me fédéral aÌ€ protéger les intéré‚ts du Québec.
Mallory conclut la version révisée de son livre sur une note d’optimisme nuancé.
L’histoire du Canada, lorsque présentée sous le seul angle des relations entre les Français et les Anglais, est perçue comme un récit de conflits, ouÌ€ sont absents les ingrédients d’un ”œpassé utilisable”. Et pourtant, il est difficile de croire qu’il n’y a pas quelque chose d’unique et de valable dans l’expérience canadienne, quelque chose dont le monde pourrait tirer une leçon et qui mérite d’é‚tre chéri. Ce n’est pas une mince affaire que d’avoir élaboré un systé€me politique dans lequel deux groupes culturels distincts ont survécu, malgré un climat de concorde quelque peu froid.
Il attribuait cette survie aÌ€ un cli- mat politique tempéré et aÌ€ un débat politique hautement civilisé.
Lorsque j’ai amorcé mon travail préparatoire pour cette con- férence, je craignais que James Mallory aurait désapprouvé mes pro- pos. Toutefois, en approfondissant son œuvre, j’en suis arrivé aÌ€ mieux saisir le sens qu’il donne aÌ€ la notion de civilité comme élément crucial dans une démocratie et comme instrument pour une compréhension collective. Il termine son livre par la citation d’un avertissement éloquent donné par le Comité parlementaire mixte spécial sur la Constitution, avertissement qu’il fait sien, avec la modestie qui le caractérise : « Une collectivité qui est incapable de justifier son existence aÌ€ ses propres yeux finira par se rendre compte qu’elle ne peut survivre par la structure seule. »
Pour ma part, je me permets de croire que nous avons un passé utili- sable, et que James Mallory a aidé aÌ€ le mettre en lumié€re. Son humanisme, son parallé€le entre l’EÌtat et une œuvre d’art non achevée demeurent une inspiration.
Cet article est tiré de l’allocution qu’il a prononcée lors de la conférence annuelle J.R. Mallory en études canadiennes aÌ€ l’Université McGill le 14 mars dernier.