Les syndicats américains sont au plancher. En 2010, le taux de syndicalisation du pays n’était plus que de 11,9 p. 100, comparativement à 20,1 p. 100 en 1983. En comparaison, au Canada, ce même taux se maintenait en 2009 à 31,4 p. 100 ; au Québec, il montait à 39,8 p. 100.

Dans le secteur privé aux États-Unis, ce ne sont plus que 6,9 p. 100 des travailleurs qui appartiennent à un syndicat. Les syndiqués du secteur public sont maintenant plus nombreux que ceux du secteur privé.

En conséquence, jamais, depuis la Seconde Guerre mondiale, les préoccupations économiques et sociales des salariés et des personnes à faible revenu n’ont été aussi peu représentées à Washington et dans les États. Les travailleurs n’ont pratiquement plus de voix politique.

Jamais non plus le pays n’a été aussi inégalitaire. À la fin des années 1950, le centième le plus riche de la population américaine récoltait 10,2 p. 100 des revenus totaux ; en 2005, la part de ce premier 1 p. 100 atteignait 21,8 p. 100. Quant au millième le plus riche, son revenu est passé pendant la même période de 3,2 p. 100 à 10,9 p. 100 du total.

Si les revenus après impôts et transferts avaient simplement progressé au même rythme pour toutes les catégories de la population entre 1979 et 2005, 9 Américains sur 10 auraient obtenu, chaque année, des revenus supérieurs de plusieurs milliers de dollars. Le dixième le plus riche de la population, en revanche, aurait récolté 842 milliards de dollars de moins chaque année.

Et on ne parle que des revenus et non du patrimoine accumulé, qui est encore plus inégalement réparti : aujourd’hui, le centième le plus riche de la population américaine détient environ la moitié de la richesse du pays, et le premier quintile en contrôle 84 p. 100. Et depuis 2010, il n’y a même plus d’impôt sur les successions.

Mais pour certains, ce n’est pas encore suffisant. Il faudrait écraser encore un peu plus les syndicats et les travailleurs qu’ils représentent. Élu en novembre 2010 avec l’appui des militants conservateurs proches du Tea Party, le nouveau gouverneur républicain du Wisconsin, Scott Walker, a ainsi entrepris d’abolir la plupart des droits à la représentation et à la négociation collective des travailleurs du secteur public. Plusieurs élus démocrates ont quitté l’État pour empêcher le Sénat de les rappeler de force et d’obtenir ainsi le quorum nécessaire pour passer la nouvelle loi, et de nombreuses manifestations se sont tenues à Madison, la capitale, pour dénoncer le « Moubarak du Midwest ».

Mais la loi est quand même passée, et la manœuvre risque de faire école. Abondamment financée par les milliardaires Charles G. Koch et David H. Koch — qui se tiennent discrètement en retrait derrière leur riche fondation Americans for Prosperity —, l’offensive contre ce qui reste de mouvement syndical aux États-Unis se prépare à peu près selon le même scénario en Indiana, en Ohio, au Michigan et en Pennsylvanie, et elle trouve aussi des appuis enthousiastes à Washington.

Pour les républicains comme pour les démocrates, la bataille du Wisconsin semblait déterminante parce qu’elle se déroulait dans un État à forte tradition syndicale, là même où est née l’American Federation of State, County and Municipal Employees, un des plus importants syndicats américains.

Chose certaine, et quoi qu’en dise le gouverneur Walker, l’affaire avait peu à voir avec le déficit des finances publiques, puisque l’essentiel du projet de loi n’avait aucune incidence financière. Il s’agissait plutôt, pour reprendre les mots de l’économiste Paul Krugman, de déterminer si les États-Unis demeureraient une démocratie dotée de pouvoirs et de contrepouvoirs ou si le pays deviendrait de plus en plus semblable à une oligarchie du tiers-monde gouvernée par et pour quelques super-riches.

Pour l’instant, les Américains semblent encore favorables aux syndicats. Ils s’opposent en majorité, notamment, à l’abolition des droits syndicaux pour les employés du secteur public.

Mais le débat public aux États-Unis est dominé par des médias et des groupes conservateurs, ce qui ne facilite pas une considération claire des enjeux. Nombreux, par exemple, sont les Américains qui préféreraient plus d’égalité et d’intervention de l’État mais se définissent quand même comme conservateurs ou républicains, par peur peut-être de s’afficher comme « libéraux ».

Dans une étude qui vient de paraître dans la revue Perspectives on Psychological Science, les chercheurs Michael I. Norton et Dan Ariely présentent les résultats d’une enquête qui demandait aux Américains d’estimer la distribution de la richesse dans leur pays et de proposer la distribution qu’eux-mêmes trouveraient la plus acceptable. Une grande majorité des personnes sondées ont sous-estimé de beaucoup les inégalités de richesse aux États-Unis. Mais même ce pays imaginé plus juste qu’il ne l’est vraiment ne satisfaisait pas les répondants. Il faudrait encore, selon une forte majorité, mieux distribuer la richesse. Les Américains, concluent les auteurs, préfèrent nettement la Suède. Mais ils ne le savent pas.

Photo: Shutterstock

Alain Noël
Alain Noël est professeur de science politique à l’Université de Montréal ; il est l’auteur du livre Utopies provisoires : essais de politique sociale (Québec Amérique, 2019)

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