L’argumentation présentée dans les trois premié€res parties de ce livre était assez évidente ; par comparaison, celle qui suit l’est peut- é‚tre un peu moins. Nous avons essayé d’établir en quoi consistaient les com- pétences civiques et comment cer- taines sociétés parvenaient aÌ€ atteindre des niveaux plus élevés. En dépassant le strict cadre de la description, nous nous sommes aventurés sur le terrain du normatif. Pour une société, disposer d’un niveau élevé de compétences civiques a été traité comme une fin en soi. Reprenant l’hypothé€se de Putnam au sujet des communautés aÌ€ haut niveau de capital social, j’ai tenu pour acquis que la vie est plus enrichissante dans les sociétés jouissant d’un haut niveau de compétences civiques.
Je ne renierai pas cette position éthique. Comme bien d’autres, j’accepte une réduction de revenus, donc de ma consommation de biens matériels, afin d’avoir le temps et l’énergie de m’in- former. Ce choix ne repose pas sur un essentialisme platonique, mais plutoÌ‚t sur l’utilitarisme progressif de John Stuart Mill, selon lequel les individus ne par- viennent au bonheur qu’en réalisant leur potentiel intellectuel. Or, les sociétés aÌ€ haut niveau de compétences civiques atteignent sans doute le mieux ces stan- dards. Mill considérait qu’une société organisée en fonction de sains principes utilitaires serait aussi matériellement prospé€re. Au sens large, un rapport posi- tif entre le progré€s intellectuel et le pro- gré€s matériel paraiÌ‚t donc intuitivement sensé : une population mieux informée devrait é‚tre en mesure de faire des choix économiques plus éclairés.
L’histoire démontre certainement l’exactitude de cette intuition. Si j’avais écris ce livre il y a quelques décennies, ce chapitre en aurait probablement été la conclusion ”” et je me serais con- tenté ici de rappeler aux lecteurs les succé€s économiques des sociétés aÌ€ haut niveau de compétences civiques.
Mais j’écris au début XXIe sié€cle, alors que les EÌtats-Unis, avec un faible niveau de compétences, se félicitent toujours d’avoir une main-d’œuvre cons- tituée d’un vaste contingent de jeunes hautement scolarisés pouvant compter sur des salaires qui font l’envie de leurs homologues européens. Au mé‚me moment, le gouvernement travailliste de Grande-Bretagne se tourne moins vers les démocraties d’Europe continentale que vers les EÌtats-Unis. Apré€s la chute du Mur de Berlin en 1998, et aÌ€ nouveau en 2002, l’Allemagne a élu un gouverne- ment de centre-gauche, mais elle s’in- spire d’abord et avant tout de l’Angleterre de Tony Blair, donc indi- rectement des EÌtats-Unis. Il semble en fait qu’il n’y ait plus lieu de chercher de modé€les alternatifs. Le si célé€bre modé€le japonais est désormais dépassé, et la Sué€de est aujourd’hui rarement invo- quée comme une possibilité valable. Les années 1990 ont vu des dizaines, voire des centaines, d’articles sur le déclin du modé€le suédois. Et ce, comme nous le verrons, pas toujours sans raison.
Il n’est dorénavant donc plus aussi évident que les compétences civiques entraiÌ‚nent la réussite économique. (…)
La quatrié€me partie portera donc sur la question essentielle (…) : Se pourrait-il que les compétences civiques donnent lieu aÌ€ des résultats économiques qui sont nécessaires aÌ€ la réalisation et au maintien aÌ€ long terme de conditions relativement égalitaires, ce que nous appelons une « société fondée sur le bien-é‚tre durable (SBD) »?
Cette interrogation oriente notre analyse, non pas vers la croissance économique en tant que telle, mais vers le point de jonction entre celle-ci et l’égalité socio-économique, seule garante de la pérennité d’un EÌtat-providence. L’hypothé€se sous-jacente demeure que, si la richesse globale reste stable, le bien-é‚tre croiÌ‚tra lorsque les plus démunis en recevront une plus grande part. La prémisse est simple, toutes choses étant égales, un dollar additionnel est plus utile aÌ€ ceux qui n’en ont que cinq qu’aÌ€ ceux qui en ont cinquante. Par contre, comme l’ont démontré les événements des années 1980 et 1990, une redistribution qui mine les capacités de production n’est pas viable car on ne peut redistribuer la prospérité que l’on n’a pas créée.
Les sociétés jouissant des plus hauts niveaux de compétences civiques sont celles qui ont le plus haut taux de redistribution. Le fait que les pays scan- dinaves, suivis par ceux du Bénélux (voir le graphique 2) continuent aÌ€ occuper le premier rang au chapitre de la proportion des ressources globales (PIB) consacrées aux dépenses publiques dans leur ensemble, et aux programmes sociaux en particulier, constitue un indicateur fort simple de cette réalité. Pour que ce rapport per- dure, les sociétés fortement distribu- tives doivent aussi maintenir une croissance économique. Est-ce bien laÌ€ le cas? Que savons-nous du rapport entre les deux composantes du rende- ment économique que sont la création et la distribution de la richesse? (…)
Le graphique 1 présente le rapport entre la croissance économique par habi- tant des pays entre 1985 et 1995, d’une part, et le coefficient de Gini pour les revenus disponibles par foyer au cours des dernié€res de ces années (tiré du tableau 11-16), d’autre part ; on voit qu’il n’y a effectivement aucun lien entre les deux. Certains pays démocratiques hautement distributifs s’en sortent mieux que la moyenne, d’autres plus mal. Le mé‚me exercice effectué sur une autre période donnerait des résultats similaires. Les années récentes ne nous fournissent aucune raison d’assumer la présence d’effets, favorables ou néfastes, sur la croissance des politiques de redis- tribution dans les démocraties indus- trielles prospé€res. Le graphique 1 montre aussi qu’en moyenne la décennie 1985- 1995 avait été difficile pour la Finlande et la Sué€de, mais assez bonne pour la Norvé€ge et le Danemark. Depuis lors, les résultats des pays nordiques dans leur ensemble se sont considérablement améliorés. Bien que l’économie prospé€re de la Norvé€ge ait connu un certain ralen- tissement aÌ€ la fin des années 1990 et que celle du Danemark se soit stabilisée, la Sué€de et la Finlande ont montré des signes d’une amélioration encore plus grande vers la fin du sié€cle. L’économie de la Sué€de connut aÌ€ ce moment-laÌ€ une croissance de plus de 4 p. 100, ainsi qu’une baisse du taux de choÌ‚mage qui, lui aussi, atteignait 4 p. 100. En Finlande, la croissance fut du mé‚me ordre, et le taux de choÌ‚mage qui était tré€s élevé s’est rétabli aÌ€ moins de 9 p. 100.
Globalement, la position macro- économique des pays scandinaves est tout aÌ€ fait solide ”” surtout lorsque l’on considé€re les difficultés du début de la décennie. (…)
Le graphique 2 attire aussi notre attention sur le cas des Pays-Bas, dont l’économie s’est particulié€rement bien comportée au cours des dernié€res années ”” aÌ€ tel point que, si quelque chose a rem- placé « le modé€le suédois », il ne peut s’a- gir que du « modé€le hollandais ». Du coÌ‚té de la redistribution, les extrants et les revenus classent les Pays-Bas quelque part entre la Scandinavie et l’Allemagne.
Globalement, ils se rapprochent de la pre- mié€re au chapitre des dépenses sociales, alors que leur distribution des revenus et la dispersion globale des salaires repro- duisent le profil continental. La compa- raison détaillée de l’influence de l’EÌtat-providence aÌ€ partir des exemples allemand, hollandais et américain (Goodin et al. 1999) permet donc de tirer des perspectives utiles. L’étude en ques- tion est exceptionnelle par son utilisation de vastes ensembles de données exhaus- tives portant sur une période de dix ans, et sur un certain nombre d’indicateurs liés aÌ€ des répercussions provenant de panels comparables. Le régime social-démocrate hollandais de « bien-é‚tre » se classe devant les régimes « corporatistes » d’Allemagne, et « libéraux » des EÌtats- Unis pour chacun des indicateurs, dans la mesure ouÌ€ il minimise les inégalités et réduit la pauvreté tout en favorisant la sta- bilité, l’intégration sociale et mé‚me l’au- tonomie individuelle (…)
En Scandinavie, l’accé€s aÌ€ l’information contribue aÌ€ l’intelligibilité de la carte politique et aÌ€ la capacité d’une société fondée sur le bien-é‚tre durable (SBD) d’adapter les politiques de manié€re aÌ€ préserver des réalisations socio- économiques égalitaires. Ce rapport agit non seulement au niveau de l’élite mais aussi aÌ€ celui du citoyen « ordinaire », puisque des individus bien informés sont plus en mesure de distinguer les poli- tiques porteuses de conséquences sociales positives, ainsi que les acteurs capables de mettre celles-ci en application. Encadrés par des institutions adaptées ”” le « coÌ‚té offre » des compétences civiques ””, ces citoyens sont également plus conscients de l’effet de leurs choix individuels sur les arrangements institutionnels eux-mé‚mes.
Puisque des individus informés perçoivent plus clairement les effets des choix politiques sur leurs intéré‚ts person- nels et ceux de leur communauté, il y a des raisons de s’attendre aÌ€ ce que les sociétés mieux informées soient plus égalitaires. L’information est une ressource comme les autre : ceux qui sont au bas de l’échelle sociale ont tendance aÌ€ en avoir moins. Mé‚me lorsqu’ils n’en sont pas la cible directe, les politiques et les choix institu- tionnels conçus pour réduire les couÌ‚ts de l’information affectent les démunis de façon disproportionnée. Car chaque dollar d’information est plus couÌ‚teux pour celui qui ne dispose que de cinq dollars que pour celui qui en a cinq cents. Cette asymétrie comporte un autre aspect. Comme le démontre Mancur Olson (1990 : 58), les couÌ‚ts de redistribution aux pauvres sont moindres, mais ”” contrairement aÌ€ leurs besoins ”” ils sont aussi plus apparents que les couÌ‚ts de l’ensemble des tarifs, quotas, subventions, réglementations et autres formes de redistribution « implicite » qui servent les intéré‚ts des classes dominantes. Mé‚me si théoriquement les organisations représentant ces intéré‚ts sont politique- ment vulnérables, puisque, comme le souligne Olson, elles ne représentent qu’une petite minorité de la population, la source du problé€me est que les intéré‚ts plus larges sont mal compris. « Un groupe d’in- téré‚ts particuliers peut obtenir ce qu’il veut [lorsque] la majorité de la société ne remar- que pas, ou ne comprend pas, ce qui se passe » (Olson 1996 : 78).
Cette compréhension, poursuit-il, dépend « de la qualité de la pensée économique et du degré de compétence économique ». Dans une monographie peu connue, Olson applique cette pers- pective aÌ€ l’analyse de la performance économique de la Sué€de entre 1950 et 1980. Il en vient aÌ€ la conclusion qu’un des facteurs explicatifs de la capacité des Suédois aÌ€ résister aÌ€ la redistribution implicite réside, d’une part, dans la pers- picacité peu commune des décideurs poli- tiques qui ont su voir au-delaÌ€ de ces dis- torsions et, d’autre part, dans l’influence prépondérante d’économistes hautement compétents. Par contre, il ne formule aucune hypothé€se sur la manié€re dont ces connaissances parviennent au niveau du processus politique. S’il avait poursuivi sa réflexion, il aurait sans nul doute compris l’importance du roÌ‚le des politiques et des arrangements institutionnels qui rendent les connaissances des économistes et d’autres spécialistes accessibles au grand public aÌ€ un couÌ‚t minime.
Il aurait pu prendre conscience des efforts concertés pour, comme l’a exprimé Olof Palme (parlant des citoyens handicapés) « organiser les institutions […] de façon aÌ€ ce que leurs exigences et leurs besoins soient aussi évidents au niveau de la planification sociale que le sont les besoins et intéré‚ts d’autres citoyens mieux nan- tis » (cité par Tilton 1994 : 218).
Les politiques favorisant les compé- tences civiques, surtout lorsqu’elles encadrent la consommation média- tique, contrebalancent la capacité des groupes d’intéré‚ts aÌ€, comme le souligne Olson (1990 : 58), déguiser le couÌ‚t de la redistribution implicite sous une « pu- blicité de trente secondes ». C’est-aÌ€-dire qu’elles réduisent les effets néfastes du pouvoir combiné de l’argent, de la télévision commerciale et de la poli- tique, sur les compétences civiques; si- tuation qui fait que le couÌ‚t du bas niveau des compétences civiques est assumé surtout par les plus défavorisés, alors que les nantis en tirent les avan- tages. Afin d’éviter cet écueil, l’ap- proche scandinave a consisté aÌ€ égaliser les chances justement en améliorant les compétences civiques. Les sociétés aÌ€ haut niveau de compétences civiques fournissent en effet aÌ€ leurs citoyens l’ac- cé€s aux connaissances nécessaires pour faire des choix appropriés aux niveaux individuel, politique et institutionnel, y compris ceux qui rendent possible la SBD. Comme nous l’avons souligné, la difficulté ne provient pas du fait que ces choix vont aÌ€ l’encontre des intéré‚ts per- sonnels et doivent donc é‚tre sous-ten- dus par l’altruisme, mais plutoÌ‚t dans le fait que, dans un monde complexe et économiquement interdépendant, les conséquences de choix spécifiques sont souvent loin d’é‚tre évidentes. Faire des choix qui renforcent la capacité de la SBD aÌ€ redistribuer, sans mettre en péril celle de s’adapter, requiert une informa- tion appropriée permettant au citoyen de faire le lien entre les acteurs, les poli- tiques et les institutions. (…)
Nous sommes maintenant en posi- tion d’examiner si le rapport entre compétences civiques et per- formance socio-économique transparaiÌ‚t au niveau agrégé. Les nations plus civiquement compétentes sont-elles plus justes socialement?
Ensemble, les trois graphiques suivants illustrent claire- ment le rapport agrégé entre les indica- teurs de compétences civiques et les conditions socio-économiques asso- ciées avec la SBD. Sur l’axe X, nous reproduisons pour chacun des pays les taux combinés de compétences civiques. Ce score associe l’échelle de dépendance télévisuelle aux taux moyens de participation aux élections municipales ”” aÌ€ la différence que celle- ci est établie sur une base de 100. Comme nous pouvons le voir, il y a une corrélation remarquablement forte avec la redistribution indiquée par le coefficient des revenus disponibles Gini. (Notons que les compétences civiques, tout comme la redistribution, se traduisent par des scores bas.) En fait, le graphique 3 fournit probable- ment la meilleure illustration du rap- port agrégé au cœur de notre analyse.
Néanmoins, comme précédemment, il ne faudrait pas accorder un poids numérique excessif aÌ€ ce rapport statis- tique, compte tenu du niveau d’abs- traction élevé de l’argument sur lequel il repose et du nombre limité de cas. Les données rendent néanmoins indé- niable le rapport entre les compétences civiques et l’EÌtat-providence durable.
Le graphique 4 illustre le rapport tout aussi fort entre les compétences civiques et les dépenses sociales. La logique est évi- dente : plus la distribution est égalitaire, plus grand est le roÌ‚le du gouvernement, et plus élevé sera le niveau de compétences civiques. Le graphique suivant trace le rap- port parallé€le entre la coopération corpo- ratiste et la redistribution. Sur la base de ce que nous avons vu jusqu’aÌ€ présent, nous nous serions naturellement attendus aÌ€ ce que les sociétés corporatistes aient de hauts niveaux de compétences civiques. Néanmoins, la tré€s forte corrélation entre les indicateurs de ces deux phénomé€nes, dans ce cas-ci en utilisant l’indice de coopération économique de Kenworthy (graphique 5), reste tout aÌ€ fait remarquable. De toute évidence, il y a un lien entre les choix politiques favorisant les compétences civiques et les arrangements insti- tutionnels corporatistes. En renforçant les institutions favorisant la capacité des citoyens aÌ€ comprendre les choix politiques qui touchent les individus et leur commu- nauté, les fondateurs des SBD, en Sué€de et ailleurs, baÌ‚tissaient sur des bases solides. Le résultat en est un « cercle vertueux » illustré schématiquement par le graphique 6 de l’introduction. Une population informée optera pour des institutions et des poli- tiques qui favorisent la distribution égali- taire, et qui contribuent indirectement aÌ€ la garder informée. La SBD maintient le niveau de compétences civiques en encour- ageant la lecture des journaux et l’éduca- tion des adultes. De plus, la dépendance télévisuelle est réduite, limitant ainsi l’in- fluence de l’argent sur la communication politique, et rendant les lois et les ré€gle- ments transparents. Indirectement, le niveau des compétences civiques est soutenu par le renforcement des institu- tions consensuelles, qui favorisent aÌ€ leur tour la participation politique aÌ€ divers niveaux et, par le fait mé‚me, les compé- tences civiques. Les SBD arrivent ainsi aÌ€ des politiques économiques, sociales, et de la main-d’œuvre, qui, aÌ€ leur tour, rendent durables les résultats et ainsi soutiennent le SBD. Enfin, le succé€s de ces politiques ren- force l’appui populaire pour diverses mesures politiques ”” y compris celles qui contribuent directement aux compétences civiques.
Notre compréhension de la façon dont les compétences civiques sont développées et préservées, ainsi que de leurs effets socio-économiques, nous permet de mieux distinguer les rapports potentiellement susceptibles d’entraiÌ‚ner politiques et conséquences dans un cercle vicieux. Examinons d’un peu plus pré€s ce qui sous-tend ce phénomé€ne. Il nous faut d’abord dis- tinguer deux dimensions propres aux compétences civiques, l’une quantita- tive et l’autre qualitative. Alors que la seconde touche aÌ€ l’identification des intéré‚ts concernés, la premié€re pose la question de la nature des intéré‚ts en jeu dans le processus de prise de décisions.
La seconde, la dimension quantita- tive, est associée d’abord et avant tout aÌ€ l’aspect civique des compétences civiques. Elle apporte aÌ€ l’équation la réponse aÌ€ la question portant sur la nature des intéré‚ts qui se reflé€tent dans les choix politiques. Ce ne sont pas les « citoyens moyens » qui sont exclus du processus aÌ€ cause de leur manque de compétences. Du coÌ‚té civique, comme le démontrent les données sur l’identité de l’électorat, si la participation moyenne est de 50 p. 100 dans le pays ou durant la période A, et 80 p. 100 dans le pays ou durant la période B, nous pouvons raisonnablement tenir pour acquis que les intéré‚ts agrégés « A » seront différents de ceux de « B ». Les choix poli- tiques en A pencheront davan- tage en faveur des intéré‚ts de gens jouissant de niveaux de revenus et de richesse plus élevés.
Une étude sur la relation entre le degré de mobilisation électorale des classes inférieures au moment du vote et la générosité des paiements de bien-é‚tre social des EÌtats améri- cains abonde en ce sens. Mé‚me apré€s avoir tenu compte d’autres facteurs pouvant servir aÌ€ prédire les politiques en matié€re de bien-é‚tre social ”” tels que le niveau de libéralisme dans l’EÌtat, le taux de contribution au bien-é‚tre social du gouvernement fédéral pour chaque EÌtat, le taux de choÌ‚- mage et les impoÌ‚ts de l’EÌtat ””, des rap- ports solides furent découverts entre le degré de participation politique des électeurs de classes inférieures et la générosité des paiements d’aide sociale. En d’autres termes, la participation influe sur les conséquences politiques, et les politiques qui en résultent ont un effet important sur les chances pour les pauvres d’avoir une vie saine (Daniels, Kennedy et Kawachi 2000 : 9).
Donc, au niveau des conséquences, la spécificité des intéré‚ts reflétés par les politiques fait toute la différence. Toutes choses étant égales, une société dont 40 p. 100 des citoyens sont exclus d’une citoyenneté active et informée par l’ab- sence des ressources fondamentales nécessaires aux compétences civiques choisirait des politiques, donc renforcerait des institutions, nettement différentes de celles que favoriserait une société avec seulement 15 p. 100 d’exclus.
Mais la quantité ne saurait é‚tre un substitut aÌ€ la qualité. La premié€re dimension, qualitative, est associée surtout aÌ€ l’aspect compétence (capacité de lecture), et de ce coÌ‚té-laÌ€ il existe aussi un étroit rapport du mé‚me genre. AÌ€ l’instar de la participation politique, la dépendance télévisuelle constitue un phénomé€ne relatif aÌ€ la classe sociale. En ré€gle générale, les ressources en informa- tion dont disposent les classes supérieures et moyennes dépassent largement les cadres de la télévision commerciale. Si la circulation totale des quotidiens est d’environ un par quatre habitants, comme c’est le cas dans les pays aÌ€ haut niveau de dépendance télévisuelle, cela indique clairement que les citoyens qui se situent au niveau inférieur de l’échelle socio-économique sont dans une large mesure dépendants de la télévision commerciale. LaÌ€ ouÌ€ cette circulation est d’un pour deux, comme dans les pays aÌ€ haut niveau de compétence civique, cette dépendance est beaucoup plus faible. Et ce n’est que dans de telles circonstances qu’on peut s’attendre aÌ€ ce que la dimen- sion quantitative débouche sur les con- séquences durables soulignées ici : une participation politique non informée de 90 p. 100 ne saurait engendrer des résul- tats comparables aÌ€ ceux d’une participa- tion informée de 80 p. 100.
La comparaison des pays scandi- naves avec la Belgique et l’Italie constitue une éloquente illustration de cette réalité. AÌ€ cause du vote obligatoire, ces deux derniers pays ont des niveaux de participation politique équivalents ou plus élevés que ceux de la Scandinavie. Si nous revoyons le graphique 1, nous remarquons que, alors que le coefficient scandinave de Gini reste stable, et faible durant la récession du début des années 1990, celui de la Belgique est passé de faible aÌ€ moyen, et celui de l’Italie, de supérieur aÌ€ la moyenne, aÌ€ tré€s élevé au cours de la mé‚me période. Les taux d’en- dettement notoirement élevés de l’Italie et de la Belgique nous laissent croire que les politiques de fortes dépenses en matié€re sociale conçues pour réduire les inégalités de revenus sont plus fragiles dans les pays aÌ€ faible niveau de compé- tences ouÌ€ une participation élevée amé€ne les gouvernements aÌ€ s’endetter pour payer les programmes sociaux. C’est le cas car, contrairement aÌ€ ce qui se passe dans les pays scandinaves, ils n’ont pas les moyens de recourir aÌ€ des compromis corporatistes élaborés qui ne sont possibles que dans les pays aÌ€ haut niveau de compétences civiques.
Pour résumer, en faisant des choix politiques qui renforcent les dimensions aÌ€ la fois quantitatives et qualitatives des compétences civiques, une société favorise aussi les conséquences de la SBD. AÌ€ leur tour, celles-ci engendrent des com- pétences civiques élevées car les princi- pales politiques, qui concernent non seulement la distribution des ressources matérielles mais aussi celle des ressources intellectuelles, favorisent ou nuisent aux compétences civiques. On peut donc dire que les sociétés aÌ€ haut et aÌ€ bas niveau de compétences se distinguent les unes des autres par leur cercle vertueux ou vicieux de politiques, d’institutions et de condi- tions socio-économiques ; cette dif- férence est exacerbée par les nouvelles technologies de l’informa- tion et leur potentiel de créa- tion d’un « fossé numérique ».
Les politiques favora- bles aux compétences civiques et aux institutions qui s’y rapportent permet- tent l’implantation de mesures qui soutiennent l’EÌtat-provi- dence. Mais permettre n’équivaut bien suÌ‚r pas aÌ€ réaliser. Tous les mouvements syndicaux n’ont pas imité celui de la Sué€de en tirant profit des avantages his- toriques pour implanter des pro- grammes favorisant les compétences civiques de leurs membres. Certains étaient des « syndicats d’affaires » intéressés uniquement aÌ€ leur part du gaÌ‚teau, alors que d’autres étaient aux prises avec une idéologie marxiste, qui faisait fi des intéré‚ts individuels ”” donc des connaissances s’y rapportant ”” qualifiés de « fausse conscience ». Des é‚tres humains faillibles peuvent faire des choix non appropriés et ainsi briser « le cercle vertueux » ”” surtout dans le contexte de défis extérieurs inattendus.