Depuis vingt ans, le taux de chô- mage canadien a reculé, pour passer d’un sommet de presque 12 p. 100 en 1983 à 6,1 p. 100 en mai 2006, et le revenu réel par habitant a progressé de façon signi- ficative, avec une hausse de 43 p. 100 entre 1981 et 2003. Le nombre de per- sonnes et de familles pauvres dans la population a également diminué.
Mais cet enrichissement n’a pas profité également à tous. En 2004, un employé à plein temps sur sept occu- pait un emploi à moins de 10 $ l’heure, pratiquement la mé‚me proportion qu’en 1981. Parmi ces employés, envi- ron la moitié étaient le principal sou- tien économique de leur famille. Mal rémunérés, ces travailleurs avaient également peu de sécurité. Leurs emplois étaient davantage temporaires, offraient rarement un régime de retraite et présentaient peu d’opportu- nités d’avancement. Face à un licen- ciement, les mé‚mes personnes avaient aussi beaucoup moins de chance qu’il y a vingt ans d’obtenir des prestations d’assurance-emploi. En bout de piste, mé‚me l’aide sociale offrait des revenus réels inférieurs à ceux des années 1980.
En dépit de sa prospérité, le Canada est donc demeuré un pays de bas salaires, un peu comme les États- Unis et la Grande-Bretagne, et somme toute un pays plus inégalitaire aujour- d’hui qu’il y a dix ans.
Prenant acte de ces évolutions, la Toronto City Summit Alliance, une organisation regroupant les élites de la région, et la St. Christopher House, un cen- tre de services communautaires, ont formé en mai 2004 un groupe de travail afin de repenser la sécurité du revenu en Ontario. Indépendant face aux différents gouvernements, le MISWAA (Modernizing Income Security for Working-Age Adults) regroupait des représentants de divers horizons, incluant des chefs d’entre- prises, des dirigeants syndicaux, des per- sonnes en situation de pauvreté, des universitaires, ainsi que des responsables d’organismes communautaires, de fon- dations et d’instituts de recherche. Le groupe de travail a de plus constitué un groupe d’experts pour l’appuyer et pro- duire des études, et il a procédé à plusieurs rondes de consultations.
En mai 2006, le MISWAA a présen- té son rapport, intitulé Time for a Fair Deal. Les constats et les recommanda- tions sont importants, entre autres parce qu’ils représentent un consensus assez large, réunissant des gens que la vie politique oppose en général.
Le groupe s’entend d’abord pour dénoncer une situation qui lui apparaît socialement injuste et économiquement contre-productive. Une personne qui travaille à plein temps, notent les auteurs, devrait pou- voir sortir de la pauvreté. Et si elle perd son emploi, elle devrait avoir accès à un revenu, sans devoir au préalable liquider la totalité de ses actifs, pour se retrouver pris dans la logique punitive de l’aide sociale. Plusieurs politiques doivent donc é‚tre revues.
Le MISWAA recommande notamment de réformer l’assurance-emploi " qui ne rejoint que le quart des chômeurs de Toronto " afin d’en améliorer l’acces- sibilité et d’évoluer vers des règles d’éligi- bilité identiques pour toutes les régions du pays. Le groupe propose également de donner à un organisme paritaire la tâche d’indexer régulièrement le salaire mini- mum, tout en améliorant et en faisant mieux respecter les normes minimales de travail. De façon plus controversée, le MISWAA favorise l’introduction par le gouvernement fédéral d’un crédit d’im- pôt remboursable et d’un supplément aux revenus de travail qui, ensemble, amélioreraient le revenu des travailleurs à bas salaires. D’autres recommandations concernent les personnes qui ne sont pas en mesure de travailler, les prestations pour enfants, l’assurance-médicaments, et le maintien d’actifs à l’aide sociale.
La proposition la plus étonnante du rapport concerne l’attribution au gouvernement fédéral d’un rôle de pre- mier plan dans le soutien du revenu des travailleurs. Cette proposition, que plusieurs membres du groupe ont rejetée, n’est guère expliquée, sinon en suggérant que le problème est d’enver- gure « nationale » et en citant une opinion légale selon laquelle le « pou- voir de dépenser » permet au gou- vernement fédéral de créer et de gérer des programmes sociaux. Compte tenu des lacunes criantes de l’assurance- emploi, Ottawa ferait mieux de s’occu- per des programmes qui relèvent clairement de ses compétences.
Par ailleurs, certaines des mesures prônées par le MISWAA existent déjà au Québec, et une comparaison plus atten- tive aurait pu é‚tre utile. C’est le cas, par exemple, de l’assurance-médicaments, des prestations pour enfants et de plusieurs aspects touchant les personnes qui ne sont pas en mesure de travailler. On pourrait aussi parler des services de garde, que le groupe ne mentionne pas. Quoi qu’il en soit, le rapport du groupe torontois a l’immense mérite de sonner l’alarme et de le faire avec des propositions concrètes et dans des ter- mes qui peuvent engendrer des consen- sus. Les Québécois, qui poursuivent leurs propres délibérations sur la lutte contre la pauvreté et ont de la difficulté à trou- ver des consensus, auraient tout intéré‚t à pré‚ter attention.