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La qualité impressionnante des plus récentes vidéos produites par intelligence artificielle (IA) a ramené sur la table l’argument selon lequel il deviendra bientôt quasi impossible de distinguer le vrai du faux. Or, à trop se concentrer sur les prouesses technologiques de l’IA, on perd de vue un fait fondamental : réduire le flot de fausses nouvelles reste à la portée de tous les citoyens.  

Encore faut-il les y sensibiliser.   

Le conflit entre Israël et le Hamas, la guerre en Ukraine et les élections américaines, par exemple, le rappellent quotidiennement : une part impressionnante des fausses images et des fausses vidéos sont envoyées par des comptes suspects ou tendancieux. Les journalistes vérificateurs de faits, ces empêcheurs de tourner en rond que détestent les désinformateurs, vont fréquemment retracer l’origine d’une information douteuse au terme d’une recherche de quelques heures.  

Mais pour quiconque n’a pas ce temps à sa disposition – et pour toutes les informations que ces trop rares journalistes n’ont pas eu le temps de vérifier – il est possible, en seulement quelques secondes, de s’enlever l’envie de partager des faussetés sur les réseaux sociaux. Par exemple, une nouvelle venue d’un internaute appelé « anonyme 257 » ou de quelqu’un qui adhère visiblement aux théories QAnon devrait automatiquement soulever un doute. Tout comme lorsqu’un influenceur qui n’a pas pris la peine de préciser d’où provenait cette vidéo ou cette capture d’écran.  

En d’autres termes, tout le monde est en mesure de vérifier une source. Parfois, il suffit de quelques instants : on regarde le nom du compte qui a publié la vidéo. Parfois, c’est un peu plus long : il faut chercher une autre source, sur Google par exemple. Si on est chanceux, ça nous conduira peut-être à un texte que des journalistes vérificateurs de faits ont déjà produit. 

Ces quelques étapes ne sont évidemment pas une recette miracle pour distinguer instantanément le vrai du faux. Mais elles permettent de prendre conscience que la source de l’information n’est peut-être pas fiable, et que par conséquent, il vaudrait mieux prendre son temps avant de partager à notre tour ce contenu sur les réseaux sociaux.   

Si tout le monde développait ces réflexes de base, la viralité de bien des fausses nouvelles aurait été évitée.  

Les désinformateurs comptent sur notre complaisance. Ils savent très bien que face à une vidéo qui nous choque ou qui nous réjouit – l’émotion est un facteur clef de la désinformation – ou à un texte qui nous conforte dans nos opinions, on n’aura pas nécessairement le réflexe de se demander « ça vient d’où, ce truc ? » 

Ce qui existe déjà au Québec 

C’est ce qu’une poignée de journalistes au Québec s’emploient à marteler dans des classes, depuis bien avant la pandémie, à travers des activités de sensibilisation sur la lutte à la désinformation. Le Centre québécois pour l’éducation aux médias et à linformation est derrière la formation « 30 secondes avant d’y croire » qui, depuis 2018, a rejoint plus de 40 000 élèves du secondaire. Mon média, l’Agence Science-Presse, martèle un message similaire dans ses ateliers sur la désinformation scientifique, les algorithmes et les théories du complot. Et le magazine Le Curieux fait le même travail avec nous, auprès des jeunes du primaire. 

Mais ces efforts d’éducation à l’information reposent presque toujours sur une poignée de passionnés et sur des budgets minuscules. Les enseignants eux-mêmes sont en manque d’outils pédagogiques. Ils le seront encore plus à la rentrée de septembre, alors que le nouveau programme Culture et citoyenneté québécoise deviendra obligatoire : s’étendant du primaire au secondaire, il regroupe des éléments d’éducation à l’information comme la reconnaissance d’une source fiable, la différence entre faits et opinions, la prise de conscience de nos biais cognitifs, etc.  

Ce ne serait donc pas un luxe que les gouvernements investissent davantage dans l’éducation à l’information. D’autant que la crainte de notre incapacité à distinguer le vrai du faux n’a pas attendu l’avènement de l’intelligence artificielle générative.  

La désinformation démobilise et rend cynique 

Lorsqu’en 2016 l’Agence Science-Presse a créé sa rubrique de vérification des faits, le Détecteur de rumeurs, on entendait déjà un discours en partie propagé par des gens qui avaient intérêt à le faire : « Tout le monde ment, les médias publient juste des fausses nouvelles, faites-moi plutôt confiance, car moi seul peux résoudre les problèmes. » Ça vous rappelle quelqu’un ?  

Un tel discours contribue au désengagement politique du citoyen et à son cynisme. La philosophe Hannah Arendt a d’ailleurs écrit des lignes brillantes là-dessus il y a plus d’un demi-siècle, quand elle tentait d’expliquer les origines du totalitarisme. Et s’il y a une raison majeure pour laquelle les décideurs doivent se préoccuper de la lutte à la désinformation, elle est bien là.  

Parce que c’est aussi cette rhétorique qui contribue à ce que chacun s’enferme dans sa bulle et n’écoute plus que ceux qui lui confirment ses frustrations et sa colère face au soi-disant « discours officiel » – on l’a abondamment vu pendant la pandémie, avec tous ces gens qui rejetaient l’avis des experts scientifiques, s’alimentaient à des youtubeurs antivaccins et anti-masques, ou qui voyaient le gouvernement à travers le prisme d’une théorie du complot. Ainsi, la désinformation concerne aussi les politiques publiques dans l’écosystème de la santé.  

C’est par-dessus tout un discours qui va à l’encontre de ce qu’une démocratie doit être – des débats d’idées, des discussions, des conversations – et c’est la raison pour laquelle nos décideurs ne peuvent plus en faire abstraction.   

En 2024, « vérifier la source », distinguer le fait de l’opinion et prendre conscience des mécanismes par lesquels les algorithmes nous enferment dans des réalités alternatives doivent devenir des choses que l’on martèle aux adultes, pas juste à l’école. Ça concerne donc les politiques du monde de l’éducation, mais aussi de la culture, des communications et de tout ministère confronté à des polémiques.  

Parce que, comme le disait la journaliste des Philippines Maria Ressa, colauréate du prix Nobel de la paix 2021: « Sans faits, vous ne pouvez pas avoir de vérité. Sans vérité, vous ne pouvez pas avoir de confiance. Sans confiance, vous n’avez pas de réalité commune, pas de démocratie. Et il devient impossible de s’occuper des problèmes existentiels de notre monde. » 

Ce texte est publié dans le cadre de la « Journée internationale de la vérification des faits », organisée depuis quelques années au lendemain du Poisson d’avril par le réseau international des médias vérificateurs de faits (International Fact-Checking Network).  

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Pascal Lapointe
Pascal Lapointe est rédacteur en chef de l’Agence Science-Presse, qui publie la rubrique de vérification des faits Le Détecteur de rumeurs. Il est aussi administrateur bénévole pour le Centre québécois pour l’éducation aux médias et à l’information.

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