S’il y a une chose que nous avons apprise au sujet des mesures de réforme gouvernementale, c’est qu’elles règlent rarement les problèmes qu’elles sont censées corriger et que, bien souvent, elles en créent de nouveaux. Le plan d’action défini par la Loi fédérale sur la responsabilité était certainement très ambitieux. La Loi cherchait à réformer l’approche d’Ottawa en matière de conflits d’intérêts, de financement des élections, de lobbying, ainsi que de surveillance et de responsabilisation des fonctionnaires.

Sur ce dernier plan, le gouvernement en place s’était tourné vers le secteur privé pour trouver des façons d’améliorer l’efficacité et la responsabilisation de l’administration publique. Son objectif était d’instaurer une culture entrepreneuriale, de donner plus de liberté d’action aux gestionnaires, puis d’exiger d’eux une meilleure reddition de comptes.

La Loi a été présentée peu après le dépôt des rapports du juge John Gomery et à la suite du scandale des commandites sous les libéraux. Avant même la publication des rapports de la commission Gomery, le premier ministre Paul Martin avait rétabli, dans le budget de 2004, le Bureau du contrôleur général du Canada.

La Loi fédérale sur la responsabilité a mis en avant plusieurs autres efforts de réforme importants. Elle a notamment donné aux sous-ministres (et à ceux ayant des fonctions correspondantes) de tous les ministères et agences le statut d’administrateurs de comptes, établissant que tous les programmes fassent l’objet d’un examen quinquennal, et a créé le poste de directeur parlementaire du budget.

Ces mesures étaient présentées dans le discours du budget 2006 comme un moyen permettant aux Canadiens de « faire confiance à leur gouvernement et savoir que l’argent de leurs impôts est bien dépensé ». Dans les faits, elles ont alourdi les activités gouvernementales, ajouté de nouveaux niveaux de gestion et augmenté les frais généraux du gouvernement. Elles ont sapé davantage le moral des fonctionnaires et embrouillé les exigences en matière de reddition de comptes. Plus que jamais, elles ont centré l’administration publique sur Ottawa.

Les premiers administrateurs des comptes ont vu le jour en Grande-Bretagne sous le gouvernement Gladstone au milieu du 19e siècle. J’ai participé à des discussions à Ottawa lorsque le gouvernement songeait à introduire cette notion, et je me souviens qu’un haut fonctionnaire d’un organisme central soutenait alors fermement que cette introduction au Canada mènerait tout droit à la catastrophe. Voilà 10 ans qu’elle a été adoptée, et aucune catastrophe n’est survenue. En fait, cette introduction n’a pas rencontré le moindre obstacle.

En Grande-Bretagne, suivant cette notion, le secrétaire permanent est « personnellement responsable » de la gestion de son ministère. De plus, l’administrateur des comptes a la responsabilité de s’assurer que les estimations présentées au Parlement sont conformes aux pouvoirs conférés au ministère par la loi, que les activités du ministère répondent à des normes élevées de déontologie, que les valeurs fondamentales de la fonction publique sont respectées et que le travail des gestionnaires est guidé par l’optimisation des ressources. Si leur ministre adopte une ligne de conduite qui ne correspond pas aux valeurs susmentionnées, les administrateurs des comptes en Grande-Bretagne sont priés de consulter le Conseil du Trésor et de solliciter une directive écrite de leur ministre avant de donner suite aux demandes de celui-ci.

La notion d’administrateur des comptes en vertu de la Loi fédérale sur la responsabilité est une version sensiblement édulcorée de son pendant britannique et de ce que le premier ministre Harper avait promis lors de la campagne électorale de 2005-2006. Au Canada, c’est le sous-ministre qui est l’administrateur des comptes, et il doit agir dans le cadre de la responsabilité ministérielle. Sa responsabilité personnelle dans la gestion du ministère n’est pas du même ordre que celle de son homologue britannique. Autrement dit, l’introduction de cette notion n’a à peu près rien changé, et je ne peux penser à aucune situation où elle aurait eu des répercussions considérables sur la relation de reddition de comptes entre les ministères, les ministres et le Parlement.

Ce qui a changé, par contre, c’est l’industrie de l’évaluation de programmes à Ottawa, tant dans les ministères que les sociétés d’experts-conseils. Le gouvernement dépense maintenant près de 100 millions de dollars par an pour ces évaluations, y emploie 500 fonctionnaires à temps plein et sous-traite environ 93 % de ce travail à des consultants externes.

Et cette industrie n’a pas su remplir son mandat. Même le Bureau du vérificateur général, sans doute le plus ardent défenseur de la fonction d’évaluation de programmes, affirme qu’elle n’a pas répondu aux attentes, loin s’en faut. Nous savons que les efforts d’évaluation ont rarement mené à l’abolition ou à la réforme de programmes. Ce processus fournit aux politiciens d’excellentes occasions de dire à l’électorat qu’ils travaillent à rendre le gouvernement plus efficace et plus efficient. Mais c’est à peu près tout ce qu’il apporte. Il n’est pas exagéré d’affirmer que l’évaluation de programmes n’a pratiquement pas eu d’autres effets que de garder des fonctionnaires et des consultants occupés à actionner une manivelle qui tourne dans le vide.

L’évaluation de programmes n’a guère fait plus que de garder des fonctionnaires et des consultants occupés à actionner une manivelle qui tourne dans le vide.

La Loi fédérale sur la responsabilité a aussi fait fausse route en exigeant que tous les programmes soient soumis à un examen quinquennal. Elle s’est inspirée du gourou de la gestion dans le secteur privé, Peter Drucker, qui a fait valoir que « ce qui ne peut être mesuré ne peut être géré ». Or, s’il est possible de mesurer certains éléments dans l’administration publique — par exemple le nombre de fonctionnaires requis pour traiter les demandes de passeport ou les déclarations de revenus —, d’autres échappent tout simplement à la quantification. Comment évaluer l’ensemble du travail d’un ministère comme celui du Patrimoine canadien, qui doit gérer des objectifs contradictoires et un surcroît de demandes qui pèsent sur ses ressources ?

Il y a maintenant beaucoup plus d’agents du Parlement à Ottawa que dans tout autre système parlementaire de type Westminster. Au lieu de régler le problème, la Loi fédérale sur la responsabilité a fait augmenter le nombre de hauts fonctionnaires du Parlement, tout en ajoutant le poste de directeur parlementaire du budget, dont le bureau a été créé pour « garantir la transparence de la budgétisation ». Je suis sûr que le message n’a pas échappé aux hauts fonctionnaires chargés des finances, à savoir qu’ils ne sont pas aussi crédibles qu’un directeur parlementaire du budget et sa poignée d’employés.

Tous les hauts fonctionnaires parlementaires considèrent que leurs liens hiérarchiques sont orientés davantage vers les médias que vers le Parlement. De nouveaux postes de hauts fonctionnaires du Parlement ont été créés ces dernières années sans qu’on ait cherché à préciser leur place dans le cadre constitutionnel actuel. On ne sait pas comment ils seront tenus responsables et par qui. Ils donnent énormément de travail à la « bureaucratie d’Ottawa ». De fait, on a assisté au transfert à Ottawa d’un grand nombre de postes du secteur public situés dans les régions. Il y a quelque 35 ans, 72 % des postes de la fonction publique fédérale se trouvaient dans les régions, aujourd’hui, on n’en compte plus que 57 %.

Enfin, s’il est encore nécessaire de prouver que le secteur public et le secteur privé se distinguent de façon à la fois importante et accessoire, on n’a qu‘à examiner le fonctionnement des mesures contenues dans la Loi fédérale sur la responsabilité.

Tandis que la gestion dans le secteur privé est axée sur les résultats financiers, la gestion dans le secteur public a des objectifs fort différents. Cette dernière est orientée vers les demandes du premier ministre, des ministres, du Parlement, des tribunaux et des groupes d’intérêt ainsi que l’activité médiatique, et non pas vers des actionnaires et des propriétaires soucieux de rendement. Dans le secteur privé, il importe peu qu’on n’ait raison qu’une fois sur deux, pourvu que l’on rapporte un profit substantiel à l’entreprise. Dans le secteur public, il importe peu qu’on ait raison 99 % du temps si, à cause du 1 % d’erreurs, les médias présenteront dans l’avenir une image négative du ministre, du ministère et du gestionnaire fautif. En essayant de faire ressembler le secteur public au secteur privé — mission pourtant impossible —, on a sapé le moral de la fonction publique.

En essayant de faire ressembler le secteur public au secteur privé — mission pourtant impossible —, on a sapé le moral de la fonction publique.

La Loi fédérale sur la responsabilité a omis de reconnaître que le secteur public requiert son propre diagnostic et son propre remède. Au lieu de renforcer la responsabilisation au sein de l’appareil gouvernemental en mettant l’accent sur les leçons du passé et les vérifications financières classiques, les mesures mises en place par la Loi ont continué à renforcer un trait maintenant dominant dans le discours politique au Canada : la gestion des blâmes. Elles ont alimenté les réseaux insatiables de nouvelles diffusées 24 heures sur 24, les médias sociaux et la partisanerie à outrance, qui est maintenant omniprésente dans la politique canadienne et au Parlement.

Quel bilan peut-on dresser de la Loi après 10 ans ? Au lieu de régler des problèmes fondamentaux auxquels notre système parlementaire et notre fonction publique sont confrontés, elle a fait appel à des solutions de fortune en empruntant des éléments disparates au système politique américain et au secteur privé, notamment le poste de directeur parlementaire du budget et l’obsession des approches du secteur privé. Elle n’a pas renforcé la reddition de comptes. Le gouvernement s’est plutôt alourdi, il est devenu plus coûteux et doit servir les intérêts d’un nombre croissant d’organismes de surveillance. Le moral de la fonction publique est ainsi tombé à zéro. En conséquence, le centre de contrôle, qui se trouvait aux endroits où la plupart des programmes et des services sont offerts à l’échelle régionale, s’est déplacé vers Ottawa, là où on se livre au jeu des reproches.

On ne peut que se réjouir du message que le greffier du Conseil privé a adressé récemment à la fonction publique, l’appelant à devenir plus apte à prendre des risques, à introduire le changement et à s’y tenir. Pour respecter cet engagement, il devra revoir les nombreux niveaux de gestion constitués d’organismes de surveillance et d’exigences de reddition de comptes que le gouvernement a mis en place au cours des 15 dernières années.

Cet article fait partie du dossier La Loi fédérale sur la responsabilité : 10 ans plus tard.

 


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Donald J. Savoie
Donald J. Savoie est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en administration publique et gouvernance(niveau 1) à l’Université de Moncton. Il a reçu le prix Killam 2015 du Conseil des arts pour sa contribution aux sciences sociales.

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