Un an et demi après la signature d’un fragile cessez-le-feu et la fin des hostilités actives entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, il est difficile de ne pas voir une défaite cuisante du multilatéralisme dans l’offensive militaire de l’Azerbaïdjan lancée à l’automne 2020.

L’Azerbaïdjan n’a certes pas réussi à satisfaire l’entièreté de ses visées territoriales – la République du Haut-Karabakh existe toujours et demeure résolument arménienne, malgré qu’elle soit fortement fragilisée, et son territoire, grandement amputé. Par contre, le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev a pu atteindre un autre de ses objectifs avoués : s’extirper du processus de paix établi en 1992 sous l’égide du Groupe de Minsk, coprésidé par les États-Unis, la France et la Russie.

Depuis novembre 2020, tant la Turquie, qui avait offert un appui militaire considérable et enthousiaste à ses « frères » azerbaïdjanais durant les hostilités, que la Russie, qui a profité de la guerre pour installer ses propres gardiens de la paix, ont pu élargir leur influence dans le Caucase du Sud, et quasiment éliminer celle du cadre multilatéral établi.

Le Canada, par la voix de ses ministres des Affaires étrangères successifs, a depuis répété son appui au processus de paix du Groupe de Minsk, mais ses paroles – comme celles de la France et des États-Unis, d’ailleurs – sonnent de plus en plus creux, à la lueur d’une toute nouvelle réalité géopolitique dans la région.

Un appel ultime à la Cour internationale de justice

L’Arménie, à court de ressources, a vraisemblablement tenté de renverser cette tendance en amenant le conflit du Haut-Karabakh devant la Cour internationale de la justice (CIJ). Elle y a vu une ultime opportunité de réintéresser, peut-être bien malgré elle, la communauté internationale à la crise qui sévit dans le Caucase. Dans sa requête introductive d’instance et de demande de mesures provisoires déposée en septembre 2021, l’Arménie expliquait craindre un préjudice imminent et irréparable pour les droits et la survie des Arméniens habitant le Haut-Karabakh, et la destruction du patrimoine culturel arménien millénaire de la région. L’Azerbaïdjan a répliqué la semaine suivante avec sa propre demande reconventionnelle.

Crédit : Emreculha, carte de la guerre dans le Haut-Karabakh (2020), CC BY-SA 4.0

Avant de se prononcer sur le fond de l’affaire d’ici quelques années, la CIJ a rendu ses ordonnances provisoires, tant pour l’Arménie que pour l’Azerbaïdjan. Ainsi, l’Azerbaïdjan doit « [p]rotéger contre les voies de fait et les sévices toutes les personnes arrêtées en relation avec le conflit de 2020 […] et garantir leur sûreté et leur droit à l’égalité devant la loi » et « [p]rendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher et punir les actes de dégradation et de profanation du patrimoine culturel arménien ». Les deux parties doivent « prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher l’incitation et l’encouragement à la haine raciale » et « s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend ».

Le 31 janvier 2022, le Canada prenait acte des ordonnances de la CIJ et demandait « aux gouvernements respectifs de [s’y] conformer pleinement ». Trois jours plus tard, l’Azerbaïdjan annonçait la mise sur pied d’un comité de travail formé de soi-disant spécialistes en histoire de l’Albanie du Caucase et chargé « d’effacer les traces fictives laissées par les Arméniens sur des temples religieux albanais ». L’Azerbaïdjan promeut depuis une soixantaine d’années une théorie – nullement scientifique – voulant que toute construction, inscription ou relique arménienne sur le territoire du Haut-Karabakh ait été l’œuvre de l’ancien royaume chrétien albanais (sans lien avec l’Albanie actuelle, pays des Balkans), qui y a régné du 5e au 9e siècle.

Il y a 15 ans, l’armée azerbaïdjanaise a détruit des dizaines d’églises et des milliers de croix de pierre, joyaux culturels arméniens, dans la ville de Djoulfa, en Azerbaïdjan. L’idée derrière ce nouveau comité de travail n’avait donc, sur le fond, rien de nouveau. Elle a aussi été dénoncée entre autres par la Commission américaine sur la liberté religieuse internationale et par le Parlement européen qui a condamné fermement la politique de l’Azerbaïdjan consistant à effacer et nier l’héritage culturel arménien dans le Haut-Karabakh. Or, la manœuvre a aujourd’hui tout l’air d’un affront envers la CIJ, de la part d’un gouvernement qui n’a jamais hésité à défier ouvertement les droits de la personne et le cadre normatif international qui leur est associé. D’ailleurs, en multipliant les entraves au cessez-le-feu ces dernières semaines, alors que le drame ukrainien accapare l’attention médiatique, l’Azerbaïdjan exprime tout le respect qu’il accorde à la dernière ordonnance de la Cour quant à l’obligation de ne pas aggraver le conflit.

Des villageois regardent une maison brûler dans le village de Karmiravan, en novembre 2020. Des membres de la communauté arménienne se préparaient à quitter la region après qu’un cessez-le-feu négocié par la Russie, mettant fin à six semaines de combat dans le Haut-Karabakh, ait décrété que l’Arménie cède certains territoires à l’armée azerbaïdjanaise. (Photo AP/Sergei Grits)

Quel rôle pour le Canada?

Un pays comme le Canada permettra-t-il qu’on tente aussi ouvertement d’édenter la CIJ ? La lettre de mandat de la ministre des Affaires étrangères Mélanie Joly – qui s’est par le passé montrée assez sensible au sort du Haut-Karabakh – donne nombre de raisons pour lesquelles le Canada se doit d’agir et propose plusieurs pistes d’action.

Ainsi, une intervention pour assurer que l’Azerbaïdjan se conforme aux ordonnances de la CIJ cadre parfaitement avec la responsabilité de la ministre Joly à travailler pour que l’ONU, dont la CIJ est un des six principaux organes, soit « plus efficace, efficiente, pertinente et responsable, et qu’elle soutienne un système international fondé sur des règles ». Rappelons que les ordonnances de la CIJ sont obligatoires, mais que celle-ci n’a aucun moyen de les exécuter. Or, rien n’ébranle davantage la confiance envers un système judiciaire qu’une décision inexécutable, aussi bien fondée soit-elle. La réaction canadienne sera d’autant plus importante puisque la CIJ pourrait sous peu édicter des ordonnances d’urgence de cessation des hostilités à la Russie, qui a décidé de boycotter les audiences plutôt que de contester la demande de l’Ukraine. La règle de droit et l’apparence d’une justice internationale impartiale en sortiraient affaiblies si ses plus ardents défenseurs choisissaient sciemment d’ignorer certaines décisions de la CIJ, tout en demandant que d’autres soient respectées.

La responsabilité du Canada dans la crise au Haut-Karabakh

Dans la crise du Karabakh, le Canada doit soutenir l’ordre international

Bien sûr, il n’est pas question ici de déployer l’armée canadienne au Caucase. La diplomatie canadienne peut cependant s’activer, particulièrement au sein des instances de l’ONU. La directrice générale de l’UNESCO avait proposé dès octobre 2020 d’envoyer une mission sur place « afin de dresser un inventaire préliminaire des biens culturels les plus significatifs, comme préalable à une protection effective du patrimoine de la région ». L’urgence d’une telle démarche n’est plus à démontrer, et le Canada ne devrait pas se gêner de l’exiger.

Dans la même veine, des experts de l’ONU réclamaient dès février 2021 la libération rapide des captifs, de part et d’autre. Cette sortie avait fait réagir par sa neutralité typique, qui ne faisait aucune distinction entre la poignée de détenus azerbaïdjanais et les centaines de détenus arméniens, dont plusieurs se faisaient torturer en direct sur les réseaux sociaux. Ce faux équilibre, déjà boiteux au début de 2021, est tout simplement indéfendable aujourd’hui, comme le montre l’ordonnance de la CIJ. Il en va de la crédibilité même de l’ONU qu’elle puisse exercer toute la pression nécessaire pour faire respecter cette ordonnance.

Des drapeaux arméniens flottent au vent dans un cimetière militaire près d’Erevan, la capitale de l’Arménie, le 16 juin 2021, au-dessus des tombes de soldats tués en 2020 dans des combats au Haut-Karabakh. (AP Photo/Areg Balayan).

Le Canada et ses « partenaires qui partagent une vision commune » ne peuvent non plus continuer à se rabattre sur le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) pour justifier leur inaction. Le travail du CICR sur le terrain demeure critique, mais l’organisme a le mandat d’être neutre et indépendant. Il est plus que temps d’y ajouter une dimension diplomatique musclée, notamment en demandant au secrétaire général de l’ONU et à la haute-commissaire aux droits de l’homme d’établir une mission d’enquête pour s’assurer que les détenus arméniens en Azerbaïdjan sont protégés ou, mieux encore, libérés.

Advenant l’échec d’efforts diplomatiques sérieux, le Canada et ses principaux partenaires ont un outil législatif fort utile pour répondre aux autocrates de ce monde, soit la Loi sur la justice pour les victimes de dirigeants étrangers corrompus, mieux connue sous le nom de Loi Magnitski, dont l’utilisation et la promotion font aussi partie des responsabilités confiées à la ministre Joly.

Plusieurs motifs de sanction

La décision d’appliquer des sanctions ciblées à des dirigeants azerbaïdjanais, dont le président Aliyev, serait entièrement cohérente avec des sanctions imposées par le Canada en réponse aux violations des droits des Rohingyas au Myanmar en 2018, et à des violations graves de droits de la personne et des actes de corruption au Venezuela en 2017. Le traitement des détenus arméniens, maintenus dans des conditions affreuses et traînés devant des tribunaux pour des simulacres de procès, n’est d’ailleurs pas sans rappeler le sort tragique de Sergueï Magnitski lui-même, dont le traitement durant son enquête et sa détention préalable au procès a mené à des sanctions ciblées par le Canada contre des dizaines d’officiels russes.

La longue feuille de route d’Ilham Aliyev, qui a hérité de son père le poste de président il y a déjà presque 20 ans, fournit plusieurs autres motifs pour des sanctions. Il suffit de penser au blogueur Mahammad Mirzali, maintenant réfugié en France, où il a quand même été poignardé et atteint par balles, après avoir été averti de se taire par nul autre que le vice-président du parlement de l’Azerbaïdjan. Craignant pour sa vie, l’organisme Reporters sans frontières a demandé à la France de lui fournir une protection additionnelle. Encore ici, sa situation rappelle le cas, tragique, de Jamal Khashoggi, dont le meurtre a mené à l’imposition de sanctions canadiennes contre 17 Saoudiens en 2018.

La réputation des dirigeants azerbaïdjanais en tant que corrompus et corrupteurs n’est plus à faire, alors que l’appropriation des ressources nationales tient presque lieu de politique économique, et la corruption de politiciens et d’universitaires étrangers, de politique étrangère. Le Canada devrait d’ailleurs porter une attention particulière au dossier de Henry Cuellar, membre de la Chambre des représentants des États-Unis, dont le domicile et le bureau ont récemment fait l’objet d’une perquisition par le FBI, en lien avec une enquête portant sur l’Azerbaïdjan. Il serait naïf d’imaginer que notre pays et nos parlementaires sont à l’abri de telles manœuvres.

Compte tenu de l’approche traditionnellement prudente du Canada envers la région, il serait très optimiste de croire qu’il prendra les devants dans ce dossier. Il est vrai, aussi, que de telles sanctions plus efficaces lorsqu’appliquées de manière unilatérales. La conversation mérite malgré tout d’être engagée, et rien ne devrait empêcher la ministre Joly de l’instiguer, bien au contraire. D’ailleurs, si le Canada et ses alliés ont aujourd’hui les yeux rivés sur l’Ukraine, et si certains regardaient même vers le gouvernement de Bakou pour établir un plan de rechange au pétrole russe, l’annonce d’une nouvelle alliance russo-azerbaïdjanaise à la veille de l’offensive sur l’Ukraine devrait vite leur donner l’heure juste.

Mais au-delà des intérêts géopolitiques qui peuvent varier d’un jour à l’autre, c’est la valorisation de la règle de droit comme objectif en soi qui doit motiver l’action canadienne, comme gage de prévisibilité dans une région et un monde qui, aujourd’hui, en manquent cruellement.

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Vrouyr Makalian
Vrouyr Makalian est avocat en droit public et ancien conseiller en affaires parlementaires au Sénat du Canada.

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