
Les scé€nes de combat intenses et les images de cer- cueils drapés de l’unifolié ont placé l’engagement canadien en Afghanistan au cœur de l’actualité poli- tique au pays en 2006. Le grand public a brutalement pris conscience de deux réalités : l’Afghanistan occupe une place centrale dans la politique étrangé€re du Canada et la situa- tion laÌ€-bas évolue dans le mauvais sens.
L’action du Canada s’inscrit dans un cadre plus vaste. Trois opérations internationales principales sont actives en Afghanistan. Il y a d’abord la Mission d’assistance des Nations Unies en Afghanistan (MANUA). Elle est chargée d’aider aÌ€ la coordination des efforts en termes de développe- ment et d’appuyer la structuration du gouvernement afghan. L’opération « Liberté immuable » (mieux connue comme « Enduring Freedom ») quant aÌ€ elle se concentre sur la lutte au terrorisme, son mandat en est un de guerre. Elle rassemble une vingtaine de pays sous commandement américain et est présente surtout dans les régions est et sud de l’Afghanistan. Finalement, la Force internationale d’as- sistance aÌ€ la sécurité (FIAS) a été officiellement créée par la résolution 1386 adoptée par le Conseil de sécurité de l’ONU aÌ€ la fin 2001. D’abord conçue comme une mission ad hoc, son action initiale se limitait aÌ€ rétablir l’ordre dans la capitale, Kaboul. En 2003, l’OTAN a pris en charge la FIAS et accepté de mener aÌ€ terme son extension aÌ€ l’ensemble du pays. Effectuée région par région, l’expansion de la FIAS a finalement été complétée en octobre 2006 de sorte qu’elle réalise aujourd’hui son mandat de stabilisation coÌ‚te aÌ€ coÌ‚te avec l’opération « Liberté immuable ».
Jusqu’aÌ€ la deuxié€me moitié de 2006, la majorité des sol- dats internationaux en Afghanistan opérait donc sous l’égide de l’opération « Liberté immuable » et celle-ci était la seule aÌ€ couvrir la moitié sud de l’Afghanistan. Le comman- dement américain répugnait aÌ€ s’impliquer dans des activités plus larges de consolidation de la paix et concevait son action essentiellement comme celle d’une force de frappe aÌ€ la recherche de groupes ou d’installations terroristes. Ceci s’est traduit par une présence minimale sur le terrain, notamment, aÌ€ partir de 2003, par le biais des équipes provinciales de reconstruction (ou « PRT ») et des moyens militaires mobiles massifs en réserve.
De son coÌ‚té, le gouvernement afghan n’est aÌ€ ce jour que tré€s superficiellement implanté dans les régions Sud et Est. En 2001, les Américains se sont appuyés sur une vague coalition de seigneurs de guerre basée au nord de l’Afghanistan pour combattre le régime des talibans. Aujourd’hui encore, ces leaders tadjiks, ouzbeks, hazaras et autres ont une influence déterminante dans les structures du pouvoir aÌ€ Kaboul. Les régions de la moitié sud du pays sont quant aÌ€ elles dominées par l’ethnie pashtoune et ces mé‚mes leaders y ont bien peu d’assises. Le président Karzaï est lui-mé‚me un Pashtoune et peut compter sur l’appui de certains groupes. Ses longues années d’exil alors que les talibans ré- gnaient en maiÌ‚tres limitent cependant son influence réelle. Concré€tement, ceci s’est traduit par une gouvernance par expédient laissant le controÌ‚le aÌ€ des personnages sans scrupules et sans comptes aÌ€ rendre.
Jusqu’en 2005, un équilibre s’est ainsi créé dans ces régions entre d’une part les groupes insurgés en déroute qui tentaient de se réorganiser et un pouvoir aÌ€ Kaboul absent ou tré€s mal représenté.
Dans cette course pour occuper le vide politique, les insurgés bénéficient pourtant d’un avantage de taille, une base arrié€re inviolable de l’autre coÌ‚té de la frontié€re avec le Pakistan. Le gou- vernement pakistanais a été dans les années 1990 le principal parrain extérieur du mouvement des talibans. Apré€s les attentats de septembre 2001, le général-président Pervez Mousharraf, face aÌ€ un ultimatum des Américains, a cependant duÌ‚ laÌ‚cher les talibans.
Cet impératif international reste cependant encore aujourd’hui en con- flit avec les intéré‚ts régionaux et nationaux perçus par le pouvoir en place aÌ€ Islamabad. D’un point de vue régional, les groupes islamistes radicaux pakistanais liés aux talibans et autres insurgés actifs en Afghanistan servent aÌ€ l’occasion d’instruments de politique étrangé€re indirects. Ces mé‚mes groupes appuient par exemple les insurgés actifs au Cachemire indien, donnant ainsi un atout au Pakistan dans sa rivalité féroce avec l’Inde. D’un point de vue intérieur, les bases politiques du gouvernement actuel sont fragiles. Le général
Mousharraf a pris le pouvoir suite aÌ€ un coup d’EÌtat militaire et les deux princi- paux partis politiques du Pakistan demeurent aÌ€ ce jour une menace. De plus, des mouvements autonomistes, notamment au Balouchistan, réclament une plus grande décentralisation. Pour les contrebalancer, le pouvoir aÌ€ Islamabad compte sur les mé‚mes partis islamistes radicaux.
Une carte des régions les plus affectées par les violences illustre clairement l’importance clé de la zone frontié€re. Ce n’est cependant qu’aÌ€ la fin 2005 que l’avantage a résolument tourné en faveur des groupes insurgés dans les régions sud et est de l’Afghanistan. Le Joint Coordination and Monitoring Board (JCMB), orga- nisme chargé d’assurer l’application du programme de réhabilitation de l’Afghanistan, a indiqué en novembre que le nombre d’attaques insurgées en Afghanistan en 2006 a été multiplié par quatre par rapport aÌ€ l’année pré- cédente. Clairement, la situation n’évolue pas dans le bon sens.
La logique fondamentale de l’in- tervention internationale présuppo- sait une amélioration graduelle de la situation. Ainsi, l’opération « Liberté immuable » devait progressivement laisser la place aÌ€ la FIAS aÌ€ mesure que les régions passaient en mode post- conflit. AÌ€ terme, la FIAS devait aÌ€ son tour transférer ses responsabilités aÌ€ un gouvernement afghan restauré avec l’appui de la MANUA. Cinq ans plus tard, on peut dire qu’une insurrection armée de grande ampleur est en cours dans la moitié sud de l’Afghanistan. Au cours de l’été 2006 dans le secteur de Helmand, sous la responsabilité des Britanniques, des groupes d’in- surgés comptant plusieurs centaines de militants ont pris temporairement des chefs-lieux de districts ne retrai- tant qu’apré€s de sévé€res combats. L’opération « Liberté immuable » devait léguer aÌ€ la FIAS une situation aÌ€ stabiliser, dans le sud et l’est de l’Afghanistan, l’OTAN doit main- tenant plutoÌ‚t se lancer dans la contre-insurrection
Ce changement inattendu de pa- radigme n’est pas sans causer des diffi- cultés. La contre-insurrection est une entreprise risquée et ingrate qui, mé‚me menée avec succé€s, laisse un pays mar- qué. La contre-insurrection conduite par des acteurs extérieurs n’a pratique- ment jamais fonctionné, mis aÌ€ part le cas de la révolte en Malaisie entre 1948-1960 matée par les Britanniques et rendu célé€bre par l’analyse de Robert Thompson.
Inscrit dans l’histoire des luttes anti- coloniales, le mode insurrectionnel con- temporain a été développé pour contrer l’avantage militaire accablant dont dis- posent les pays industrialisés. L’idée est relativement simple : s’il est impossible pour les insurgés d’espérer emporter une confrontation armée directe, le champ de bataille doit é‚tre déplacé vers l’espace politique. L’enjeu n’est pas une aire géo- graphique mais la population qui l’habite. Peu de gens sont nécessaires pour perturber le fonctionnement d’une société. Les insurgés s’intéressent d’abord aux enjeux symboliques qui permettent de se gagner la sympathie des popula- tions ; entretemps leur seul impératif est de survivre. Il n’est pas question de con- fronter les forces gouvernementales mais bien de les harceler, de les forcer aÌ€ l’erreur. Il ne s’agit pas tant de défaire l’adversaire que de l’épuiser tout en reprenant graduellement l’espace qu’on l’a forcé aÌ€ abandonner.
Un tel combat est d’abord et avant tout un test de volonté poli- tique. Les talibans et autres insurgés savent tré€s bien que l’effort militaire des pays présents en Afghanistan est politiquement insoutenable, aÌ€ terme. L’Afghanistan est un pays pauvre et reculé. L’effort nécessaire pour y avoir un impact est démesuré par rapport aÌ€ ce que la communauté internationale y a en jeu. Le seul palliatif crédible aÌ€ l’insurrection est un projet politique afghan alternatif plus légitime, crédi- ble et fonctionnel.
La poursuite d’une victoire stricte- ment militaire est une illusion dangereuse. La solution passe néces- sairement par un effort pensé dans ses dimensions sociales, économiques et politiques. Le bilan du gouvernement Karzaï dans le sud et l’est de l’Afghanistan est en ce sens d’autant plus accablant. La corruption, l’implica- tion dans le commerce de la drogue, le maintien de milices privées et autres pratiques prédatrices impliquent des individus jusqu’aux plus hauts rangs de l’embryonnaire EÌtat afghan. Jusqu’aÌ€ maintenant, une relative impunité a prévalu au profit d’une certaine paix sociale. L’insurrection au Sud exige maintenant une réaction vigoureuse.
Apré€s plus de deux décennies de guerres civiles, la société afghane est exsangue et le gouvernement en exer- cice reflé€te les forces centrifuges qui ont fragmenté le pays. Il n’empé‚che que le pouvoir aÌ€ Kaboul devra faire mieux pour convaincre les Afghans qu’il gouverne en leur intéré‚t aÌ€ tous plutoÌ‚t qu’en fonction de celui de certains particuliers. La situation actuelle fait la part belle aux insurgés.
Ceux-ci ont pourtant aussi leur faiblesse. Les talibans ont exercé le pouvoir effectif en Afghanistan pen- dant quelques années. Leur ré€gne n’a pas laissé que des bons souvenirs. Les derniers recensements d’opinion effec- tués en Afghanistan, dans des condi- tions difficiles, laissent aÌ€ penser que la majorité des Afghans des régions les plus affectées par les violences n’est ni favorable aux insurgés ni favorable au gouvernement Karzaï. EÌpuisés par des décennies de guerre, ils attendent l’issue des combats avec impatience, peu importe le vainqueur.
Lancée en pleine tourmente, l’OTAN devra rapidement se fixer une stratégie en fonction de ces réa- lités si elle veut espérer tirer un bilan positif de sa présence en Afghanistan. Dans la mesure ouÌ€ l’issue de l’insur- rection armée en cours dans la moitié sud de l’Afghanistan est d’abord un test de volonté politique, la partie n’est pas gagnée.
D’une part, tous les pays membres ne sont pas aussi convaincus du bien- fondé de la mission afghane. On peut aisément constater les disparités dans les efforts des différents pays en com- parant les nombres de militaires déployés. Par ailleurs, les pays les plus réticents se retrouvent comme par hasard dans les régions les plus calmes. Les appels répétés depuis septembre pour des renforts dans la région Sud restent sans écho deux mois plus tard.
AÌ€ cela, il faut ajouter les limitations spécifiques dans l’emploi de certains personnels militaires, appelés national caveats. Par exemple, on interdit aÌ€ des contingents de participer directement aÌ€ des combats alors que d’autres ne peuvent pas é‚tre employés de nuit.
Finalement, les dissensions soulevées par la fusion éventuelle entre l’opéra- tion « Liberté immuable » et la FIAS sont liées aux difficultés rencontrées dans l’ajustement du mandat de la FIAS aux réalités d’une situation insur- rectionnelle. La coïncidence entre l’ex- tension de l’OTAN au Sud et la hausse spectaculaire des attaques n’est pas anodine, les insurgés tentent de tirer profit de ces tensions notoires au sein de l’Alliance qui dépassent le cadre spécifiquement afghan.
L’OTAN demeure aÌ€ ce jour un acteur relativement nouveau des opéra- tions de gestion de crise. Contrairement aÌ€ l’ONU qui peut se targuer d’une longue expérience, l’OTAN ne dispose pas du mé‚me soutien structurel et des mé‚mes dispositifs de financement com- mun. Ainsi, chaque pays doit assumer tous les couÌ‚ts engendrés par un éventuel déploiement, ce qui le rend d’autant plus rébarbatif. Le délai dans l’extension aux régions Sud et Est résulte non seule- ment des vues divergentes au sein de l’Alliance mais aussi du peu d’empresse- ment de la plupart des pays aÌ€ offrir des troupes. Une période d’accalmie qui a duré un peu plus de trois ans a ainsi été perdue au profit des insurgés.
Malgré tout, l’approche proposée par l’OTAN répond mieux aux défis posés par le conflit actuel. Les efforts importants pour assurer une présence permanente sur le terrain, l’imbrication des dimensions économiques, sociales et politiques dans sa stratégie et l’expérience acquise ces dernié€res années permettent d’espérer des améliorations dans la situation générale. Ces acquis demeureront pourtant incer- tains tant que le Pakistan servira de zone refuge pour les insurgés et tant que le gouvernement afghan ne constituera pas une alterna- tive crédible aux insurgés aux yeux des Afghans.
AÌ€ l’origine, l’OTAN a été constituée pour répon- dre aÌ€ un impératif politique capital : éviter que l’Europe de l’Ouest tombe sous la coupe du bloc communiste. Au fil du temps, l’Occident s’est ainsi doté d’un outil militaire propre aÌ€ intimider n’im- porte quel adversaire. La guerre froide terminée, les pays de l’Alliance voulaient conserver cet atout. Ils se sont donc évertués aÌ€ lui trouver de nouvelles fonctions plus au gouÌ‚t du jour. Le fait que, 15 ans plus tard, l’OTAN tienne un énié€me sommet aÌ€ Riga sur sa transformation témoigne de sa qué‚te inachevée de pertinence. Si l’OTAN entend réussir en Afghanistan, elle devra retrouver une certaine cohé- sion et se fixer des objectifs réalistes tant du point de vue de l’évolution de la situation sur le terrain que des limites évidentes de la volonté poli- tique de ses propres membres. Les cir- constances actuelles en font le meneur improbable d’une campagne de contre- insurrection dans un pays éloigné.