Depuis maintenant cinquante ans, le gouvernement canadien fait du maintien de la paix l’une des facettes les plus médiatisées de sa politique étrangé€re. En plus d’é‚tre une activité qui octroie une recon- naissance internationale au pays, il s’agit également d’une des seules fonctions des forces armées canadiennes qui fassent consensus autant chez les francophones que chez les anglo- phones. Par contre, alors que les forces canadiennes entament leur cinquié€me année d’opération en Afghanistan, plusieurs questionnent la nature et la pertinence de la mission, de mé‚me que ses conséquences sur la politique étrangé€re cana- dienne. Les sondages d’opinion publique montrent d’ailleurs qu’une partie significative de la population canadienne se montre réticente vis-aÌ€-vis de cette opération.

Il est vrai que la Force internationale d’assistance aÌ€ la sécurité (FIAS) ne représente pas le modé€le-type de mission multilatérale auquel les Canadiens ont été habitués par le passé. En plus de ne pas é‚tre dirigée par les Nations Unies ”” c’est plutoÌ‚t l’Alliance atlantique qui mé€ne les opérations ””, la mission permet aux militaires canadiens de recourir aÌ€ la force de manié€re offensive, si nécessaire, afin d’atteindre leurs objectifs et, surtout, met les soldats canadiens dans des situations beaucoup plus dangereuses que par le passé. Pourtant, la FIAS n’arrive pas comme un cheveu sur la soupe. Elle est plutoÌ‚t la suite logique d’une série d’initiatives prises tant par le Canada que par ses alliés traditionnels au cours des quinze dernié€res années. Pour cette raison, il est impératif de situer la participation canadienne aÌ€ la FIAS dans un contexte plus global pour comprendre ce qui motive Ottawa aÌ€ s’impliquer dans ce type de mission.

L’implosion de l’Union soviétique entraiÌ‚na une aug- mentation importante du nombre d’opérations de paix conduites sous les auspices des Nations Unies, de quatre en 1990 aÌ€ quinze en 2002. La rivalité Est- Ouest n’étant plus, le Conseil de sécu- rité autorisa le déploiement de Casques bleus dans le cadre de conflits intra-étatiques, les autorisant de sur- croiÌ‚t aÌ€ recourir aÌ€ la force pour mener aÌ€ bien leur mandat.

Les interventions onusiennes en Somalie (ONUSOM I & II) et dans les républiques de l’ex-Yougoslavie (FOR- PRONU) sont généralement citées comme reflétant ces opérations dites de « deuxié€me génération ». Mais elles sont également associées, avec la Mission des Nations Unies au Rwanda (MINUAR), aÌ€ l’incapacité de l’ONU d’intervenir rapi- dement et efficacement dans des contextes précaires, ouÌ€ aucun accord de paix n’avait été préalablement signé entre les parties belligérantes. Force est effectivement de constater que les seuls effectifs onusiens n’ont pas été en mesure de rétablir la paix dans ces pays et que, dans plusieurs cas, ils se sont trouvés dans des situations aussi chaotiques qu’avant l’arrivée des troupes multinationales.

Si les Casques bleus n’ont pas été en mesure d’appliquer le mandat qui leur avait été confié, ce n’est pas par incom- pétence ou par manque de ressources (quoique, dans plusieurs situations, davantage d’équipements auraient été bienvenus), mais plutoÌ‚t en raison de l’absence de mandates clairs, atteignables et adaptés aÌ€ chacune des situations ; en d’autres mots, par manque de volonté politique de la part des États membres du Conseil de sécurité des Nations Unies (CSNU) et plus particulié€rement de ses membres permanents. Puisque le CSNU est davantage un organe poli- tique qu’un centre de planification tac- tique, les résolutions qui y sont adoptées représentent plus souvent qu’autrement une version « consen- suelle » et, par conséquent, édulcorée des objectifs stratégiques, loin des réa- lités opérationnelles.

AÌ€ la suite des échecs en Somalie et en Bosnie, les alliés traditionnels du Canada (nommément les États- Unis, la Grande-Bretagne et la France) ont remis en question la capacité de l’ONU de mener efficacement ce type d’opérations. Considérant qu’il était beaucoup plus aisé d’obtenir un con- sensus entre Occidentaux qu’au sein du CSNU, ces derniers ont graduellement délaissé cette organisation afin de con- centrer leurs efforts en matié€re d’inter- vention de paix au sein de l’OTAN. L’exemple yougoslave est d’ailleurs explicite aÌ€ ce sujet: l’Implementation Force (IFOR) et la Stabilization Force (SFOR), deux opérations de l’OTAN, ont respectivement succédé aÌ€ la FOR- PRONU parce que le Conseil de sécurité jugeait que l’opération de l’ONU, sous sa forme d’alors, n’était pas en mesure d’atteindre les objectifs qu’on lui avait fixés. Si l’IFOR et la SFOR avaient toutes deux obtenu l’aval des Nations Unies, ce ne fut toutefois pas le cas pour l’opération Allied Force, ouÌ€ les forces de l’Alliance atlantique, au printemps 1999, bombardé€rent le Kosovo sans mandat du Conseil de sécurité, pour tenter de contrer le déploiement des troupes serbes dans cette ancienne province yougoslave. Les membres de l’OTAN justifié€rent cette décision en invoquant, entre autres choses, l’inca- pacité de l’ONU aÌ€ réagir promptement et adéquatement en cas de menaces aÌ€ la paix et aÌ€ la sécurité internationales. La force terrestre (KFOR), déployée apré€s les frappes aériennes, fut quant aÌ€ elle avalisée par le Conseil de sécurité, mais son commandement demeura la responsabilité de l’OTAN. En l’espace de cinq ans seulement, les alliés traditionnels du Canada ont ainsi graduellement délaissé les opérations menées dans le cadre onusien, préférant sa légitimation politique seule- ment, et confiant aÌ€ l’OTAN le commandement de leurs troupes militaires.

Que ce soit le fruit de l’affir- mation explicite de l’hégémonie américaine dans l’é€re post-guerre froide, ou le résultat de l’évolu- tion de la nature des conflits, ou les deux, la conséquence pratique pour le Canada fut la mé‚me : s’il souhaitait préserver ou accroiÌ‚tre son influence aupré€s de ses alliés traditionnels en matié€re de sécu- rité internationale, le Canada devait s’engager dans de nou- veaux types de missions, plus complexes et plus dangereux. C’est ce qu’il fit en participant aux opérations militaires en ex- Yougoslavie, de l’IFOR aÌ€ la SFOR, en passant par Allied Force, déployant dans les Balkans plusieurs mil- liers de soldats au cours des années 1990.

Avec cette évolution géostratégique en té‚te, il n’est pas surprenant de voir que, suite aux attentats de septem- bre 2001, Américains et Européens ont préféré confier le mandat d’intervenir en Afghanistan aÌ€ l’OTAN plutoÌ‚t qu’aux Nations Unies. AÌ€ cet effet, la réponse de Bruxelles ne se fit pas attendre: le recours quasi immédiat et historique aÌ€ l’article 5 du Traité de l’Atlantique-Nord, qui stipule qu’une attaque contre l’un de ses membres est considérée comme une attaque contre tous ses membres, en témoigne explicitement. La réponse d’Ottawa fut toute aussi prompte. Le 13 septembre 2001, le premier ministre Chrétien invoqua le mé‚me article 5 et assura Washington que le Canada pré‚terait assistance aux États-Unis. Devant un manque flagrant de ressources, le ministre de la Défense nationale eut toutefois du mal aÌ€ rassurer ses alliés quant aÌ€ la capacité du Canada d’honorer ses engagements. Il participera néanmoins aux multiples opérations militaires en Afghanistan, aux coÌ‚tés de ses alliés européens et américains.

Apré€s avoir publiquement lié les attaques terroristes de 2001 au régime taliban en Afghanistan, qui abri- tait sciemment les membres et sympa- thisants d’Al-Qaïda, les États-Unis ont appelé leurs alliés aÌ€ former une coalition de volontaires afin de renverser le régime tyrannique. Le Canada a initialement répondu aÌ€ l’appel, mais de façon mo- deste. En octobre 2001, Ottawa mit sur pied l’opération Apollo, qui se voulait la contribution canadienne aÌ€ l’opération américaine Liberté immuable (Enduring Freedom). Dans le cadre de cette mission, plus d’une centaine de militaires cana- diens ont participé aÌ€ la traque de terro- ristes et au renversement du régime taliban en Afghanistan. Bien que les Nations Unies et l’OTAN encouragé€rent la communauté internationale aÌ€ com- battre le terrorisme, la coalition multina- tionale qui s’est déployée en Afghanistan aÌ€ la fin de 2001 n’était mandatée par aucune organisation internationale et ce, mé‚me si les Américains la justifiaient par une résolution du CSNU exhortant la communauté internationale aÌ€ « redou- bler d’efforts pour prévenir et éliminer les actes terroristes » (RES 1368).

En décembre 2001, l’Alliance atlantique créa la FIAS et l’autorisa aÌ€ se déployer dans la région de Kaboul, capitale afghane. Le Canada réagit par le déploiement, en février 2002, de pré€s de 900 soldats. Il est aÌ€ noter que, aÌ€ ce moment-laÌ€, malgré l’appui onusien et celui l’OTAN, la FIAS n’était pas une opération de paix, mais encore une coalition d’États volontaires.

La FIAS évolua parallé€lement aÌ€ l’opération américaine Liberté immuable. Les mandats des deux mis- sions sont complémentaires, mais pas- sablement différents. Alors que celui de la FIAS s’apparente davantage aÌ€ celui d’une opération de paix de l’ONU (« stabilisation », « reconstruction » et organisation d’élections démocratiques ”” les militaires ayant toutefois le droit d’ouvrir le feu sous certaines condi- tions), celui de Liberté immuable en est carrément un de guerre.

En 2003, alors que la FIAS éprou- vait depuis quelque temps de la diffi- culté aÌ€ trouver des États « volontaires » pour assurer le commandement, le Canada, appuyé par les Pays-Bas et l’Allemagne, fit pression aupré€s de l’Alliance atlantique pour que l’organi- sation prenne elle-mé‚me les ré‚nes de l’opération qu’elle avait créée deux ans plus toÌ‚t. C’est en aouÌ‚t 2003 que l’OTAN prit le commandement de la FIAS. En plus de devenir une véritable opération de paix, le mandat de la FIAS changea également de manié€re significative : aÌ€ l’automne 2003, il passa de la seule région de Kaboul aÌ€ l’ensemble du pays. L’élargissement du mandat se fit étape par étape, débutant par les régions ouÌ€ régnait une stabilité relative.

Au cours de cette période, le gou- vernement canadien décida d’accroiÌ‚tre sa participation aÌ€ la mission. Au cœur de la crise diplomatique concernant la guerre en Irak, le ministre de la Défense nationale, John McCallum, annonça l’envoi de 1 000 nouveaux soldats aÌ€ Kaboul, qui se joignirent aux autres Canadiens au cours de l’été 2003. Quelques mois plus tard, pour souligner le travail du Canada, le général Rick Hillier, maintenant chef d’état-major, se vit confier le poste de commandant de la FIAS entre février et aouÌ‚t 2004. Cette époque marqua le début de l’opération canadienne Athéna, remplaçant l’opération Apollo.

AÌ€ la suite des pressions en ce sens de la part du général Hillier (et aÌ€ son apparente garantie que le Canada dis- poserait de suffisamment de troupes pour intervenir ailleurs, dont au Soudan), le premier ministre Martin annonça, au printemps 2005, que les soldats canadiens quitteraient la région de Kaboul pour se diriger vers la province de Kandahar. Les con- séquences de cette décision furent multiples. Kandahar étant une région bien plus hostile que la capitale, les risques de pertes humaines y étaient de beaucoup supérieurs. Ainsi, au cours de l’année 2006 seulement, pré€s de trois fois plus de militaires canadiens ont perdu la vie aÌ€ Kandahar qu’au cours des interventions onusiennes en Somalie et en ex-Yougoslavie réunies. De plus, cette région n’était, aÌ€ l’époque, pas encore sous la juridiction de l’OTAN, mais plutoÌ‚t sous le mandat de Liberté immuable.

De par cette décision, le Canada a donc intentionnellement quitté une région relativement stable et cha- peautée par l’OTAN pour se concentrer sur une province plus dangereuse, sous le commandement d’aucune organisa- tion internationale. Pour justifier sa décision, Paul Martin expliqua qu’il souhaitait que les forces canadiennes préparent le terrain aÌ€ l’expansion de la FIAS dans le sud du pays, prévue pour la fin du printemps 2006 (l’expansion aura finalement lieu en aouÌ‚t). Il serait plus exact d’affirmer que le Canada désirait jouer un roÌ‚le clé en Afghanistan afin (1) de signaler aÌ€ Washington qu’il prenait la menace du terrorisme international au sérieux (malgré son refus de participer aÌ€ la guerre en Irak) et (2) d’é‚tre considéré, au Canada et aÌ€ l’étranger, comme un allié fiable et influent.

Lorsque, au milieu des années 1990, les alliés traditionnels du Canada ont amorcé un virage stratégique en matié€re d’opérations de paix multi- latérales, Ottawa fut placé devant le dilemme suivant : l’ONU ou l’OTAN? La participation canadienne aux opérations onusiennes lui a valu, au cours de la guerre froide, une réputa- tion internationalement reconnue, en plus de jouir d’un appui pratiquement unanime au sein de la population canadienne. Cependant, en poursui- vant son implication dans le cadre de ces missions, le Canada craignait d’é‚tre marginalisé par ses alliés et ainsi de ris- quer de perdre ce qu’il jugeait é‚tre son influence au sein de l’OTAN (elle- mé‚me sujette aÌ€ discussion).

L’histoire récente mon- tre que le Canada a choisi la voie empruntée par ses alliés. Les chiffres aÌ€ cet effet sont révélateurs. Au début des années 1990, le Canada four- nissaitenviron10 p.100des Casques bleus œuvrant sous les auspices des Nations Unies. Quinze ans plus tard, cette proportion chutait drastiquement, se situant loin sous la barre des 0,1 p.100.Parallé€lement,au cours de cette mé‚me période, le nombre de soldats cana- diens déployés sous l’égide de l’OTAN grimpa en flé€che. En 1999, le pays participa, entre autres, aÌ€ environ 6 p. 100 des 30 000 sorties aériennes effectuées par l’Alliance atlantique contre le régime de Milosevic. De surcroiÌ‚t, depuis 1995, toutes les interventions majeures (plus de 800 soldats) des Forces canadiennes furent effectuées sous l’égide de l’OTAN et non plus de l’ONU.

Ce changement stratégique n’a cependant rien de surprenant. Les énoncés de politique étrangé€re et de défense canadiennes (publiés en 1992, 1994 et 1995) évoquaient clairement une volonté croissante de mener des opérations sous l’égide de l’OTAN plutoÌ‚t que de l’ONU, dont le manque d’efficacité était dénoncé. L’énoncé de 2005, intitulé Fierté et influence : notre roÌ‚le dans le monde, va encore plus loin, soulignant que le Canada est disposé aÌ€ intervenir mé‚me en dehors du cadre de l’OTAN, c’est-aÌ€-dire au sein de coali- tions de volontaires ad hoc.

Le manque d’effectifs et de ressources militaires ainsi que la recherche de résultats concrets con- duisent le Canada aÌ€ intervenir davan- tage dans le cadre d’opérations ponctuelles de durée limitée, ouÌ€ les objectifs sont clairs et plus facilement atteignables. Cette politique vise aÌ€ éviter les conséquences faÌ‚cheuses des interventions en Somalie et dans les Balkans, ouÌ€ la crédibilité des opéra- tions de paix a été ternie. Le Canada ne remet toutefois pas complé€tement en question sa participation aÌ€ des opéra- tions de l’ONU. La mise sur pied de la Brigade d’intervention rapide des forces en attente des Nations Unies (BIRFA), en 1996, dont le Canada a été l’un des principaux instigateurs, en est un exemple. Le mandat de cette force est d’intervenir rapidement dans un conflit, dé€s que le CSNU en fait la demande explicite, pour une durée maximale de six mois, puisque l’objec- tif est de laisser d’autres membres de l’ONU de prendre la relé€ve.

En Afghanistan, cette politique s’est traduite par la mise sur pied de l’opéra- tion Apollo et du déplacement des Forces canadiennes dans la province de Kandahar. Ces deux missions furent créées sachant explicitement qu’elles seraient éphémé€res. Elles visaient aÌ€ atteindre des objectifs clairs et aÌ€ court terme. L’opération Apollo, mise sur pied quasi immédiatement apré€s les attentats de septembre 2001, visait aÌ€ préparer, conjointement avec les Américains, le déploiement aÌ€ plus grande échelle d’une coalition multinationale en Afghanistan. Le déplacement vers Kandahar, quant aÌ€ lui, visait aÌ€ assurer la transition de troupes opérant sous Liberté immuable vers un commandement de l’OTAN. L’extension de deux ans du mandat des Forces canadiennes aÌ€ Kandahar, jusqu’en février 2009, approuvée par la Chambre des communes en mai 2006, peut sem- bler é‚tre en contradiction avec cette stratégie. Elle fixe néanmoins précisé- ment dans le temps la durée de l’engage- ment canadien et représente d’ailleurs, aÌ€ en croire les propos du général Hillier, l’étendue maximale que peuvent soutenir les Forces canadiennes, faute de quoi des soldats ayant déjaÌ€ été déployés aÌ€ Kandahar par le passé devront l’é‚tre pour une seconde fois.

Cette stratégie témoigne du fait que le Canada souhaite maximiser son in- fluence aupré€s de ses alliés. L’énoncé politique de 2005 souligne explicite- ment les ressources limitées du Canada et le besoin, conséquemment, de con- centrer ses engagements. Cette logique l’amé€ne aÌ€ déployer des forces militaires laÌ€ ouÌ€ ses alliés traditionnels intervien- nent. Ottawa aurait tré€s bien pu décider de ne pas intervenir militairement en Afghanistan, au risque cependant d’ag- graver encore davantage l’état de ses relations bilatérales avec les États-Unis et de perdre toute crédibilité aÌ€ l’OTAN. Son engagement, massif compte tenu de ses ressources, montre sa détermination aÌ€ concentrer ses effectifs sur un principal théaÌ‚tre d’opérations. Malgré les soi- disant garanties, exigées par le gou- vernement Martin, que le Canada pourrait intervenir simultanément dans d’autres opérations, la quantité de troupes nécessaires pour accomplir la mission aÌ€ Kandahar était suffisante pour prévenir toute illusion : le Canada ne pourrait que contribuer minimalement aÌ€ d’autres missions (en fournissant des conseillers militaires, des policiers, de l’assistance technique, etc.), comme c’est actuellement le cas en Haïti, au Soudan et en Bosnie-Herzégovine.

Mais cette nouvelle stratégie n’est toutefois pas sans risque, partic- ulié€rement aupré€s de la population canadienne. Le fait de délaisser les opérations dites « traditionnelles » de maintien de la paix risque d’éroder le soutien populaire canadien.

La participation des Forces canadiennes aux opérations de maintien de la paix jouit d’un appui virtuellement unanime dans la société canadienne, et ce depuis le tout début des années 1960. Les Canadiens ont été habitués aÌ€ ce type de mission, notamment en rai- son de la rhétorique politique qui l’en- toure. Au milieu des années 1980, alors que la nature des interventions mili- taires évoluait graduellement en fonc- tion des « nouveaux » types de conflits, les dirigeants politiques canadiens jus- tifiaient néanmoins le déploiement des militaires en recourant au symbole du maintien de la paix. L’appui populaire aux interventions canadiennes a d’ailleurs commencé aÌ€ s’effriter lors des opérations dans les Balkans et en Somalie, c’est-aÌ€-dire au moment ouÌ€ le Canada a commencé aÌ€ s’éloigner signi- ficativement des missions de maintien de la paix traditionnelles, pour inter- venir dans des missions de plus en plus belliqueuses et chaotiques.

Au cours de la guerre du Kosovo, une grande majorité de Canadiens (66 p. 100) se disaient en faveur de l’intervention de l’OTAN avant et apré€s le déclenchement des bombardements. Plus encore, la plupart des Canadiens (58 p. 100) se montraient mé‚me favo- rables au déploiement de forces ter- restres en appui aux forces aériennes. Cet appui populaire s’explique non seulement par le type de justifications fourni par le gouvernement canadien, ce dernier faisant valoir le caracté€re « humanitaire » de la mission, mais également par la doctrine du « zéro mort », c’est-aÌ€-dire par l’absence de vic- times parmi les militaires canadiens.

Dans le cas de l’Afghanistan, la chute importante de l’appui populaire est survenue au moment ouÌ€ les Forces canadiennes subissaient de plus en plus de pertes humaines, c’est-aÌ€-dire aÌ€ partir du printemps 2006. En effet, en octo- bre 2001, pré€s de 84 p. 100 des Canadiens appuyaient l’intervention du Canada aux coÌ‚tés des États-Unis en Afghanistan (Léger Marketing). Le taux d’approbation se rétrécit progressive- ment, passant aÌ€ 75 p. 100 en 2002, puis aÌ€ 61 p. 100 en 2004 (Environics). C’est toutefois au cours du printemps 2006 qu’il chuta drastiquement, divisant la population canadienne ; depuis, envi- ron 50 p. 100 des Canadiens appuient ou désapprouvent la mission des Forces canadiennes en Afghanistan.

Il est particulié€rement intéressant de souligner que l’appui des Québécois aÌ€ l’intervention en Afghanistan au cours de l’année 2006 n’a jamais dépassé 43 p. 100. Le graphique sui- vant montre l’évolution de l’écart entre les Canadiens hors Québec et les Québécois sur la question. AÌ€ l’heure actuelle, 30 p. 100 seulement des Québécois appuient la participation canadienne aÌ€ la mission.

Outre la mort de soldats canadiens, les analyses d’opinion publique souli- gnent également qu’une certaine con- fusion quant aÌ€ la nature de la mission explique la baisse d’appuis. Ainsi, un quart des Canadiens croient que les Forces canadiennes effectuent une mis- sion de maintien de la paix en Afghanistan, alors qu’environ 20 p. 100 d’entre eux estiment qu’il s’agit d’une opération d’appui aÌ€ la politique étrangé€re américaine, soit le mé‚me nombre qui affirment qu’il s’agit plutoÌ‚t d’une mission d’assistance humanitaire (Environics, novembre 2006).

Les justifications politiques de la mission ne semblent donc pas fonctionner. Les arguments formulés en termes de guerre contre le terrorisme ne suffisant pas (i.e., si l’on ne vainc pas le terrorisme en Afghanistan, le Canada sera davantage menacé sur son propre territoire), les dirigeants politiques cana- diens ont eu recours aÌ€ des symboles associés aux caus- es humanitaires (dont celui, omniprésent dans les médias, de la construction d’écoles pour fillettes). La confusion et la divi- sion actuelles qui ré€gnent parmi la population canadienne soulignent l’échec de ces deux stratégies.

Ce qui demeure clair, en revanche, est que l’actuelle crise de légitimation de l’usage de la force au Canada témoigne de clivages internes, dont la « différence québécoise » fait foi. La désapprobation d’une majorité de Québécois et d’une part significative de Canadiens vis-aÌ€-vis de l’in- tervention canadienne en Afghanistan est d’ailleurs systématiquement entretenue par les différents partis d’opposition aÌ€ la Chambre des communes.

Le chef du NPD, Jack Layton, s’est récemment fait l’apoÌ‚tre du rapa- triement des troupes canadiennes (apré€s avoir préconisé un changement de mission vers une intervention de type « maintien de la paix »). Parmi les principaux candidats aÌ€ la succession de Paul Martin au Parti libéral, seul Michael Ignatieff appuie ouvertement la mission canadienne, alors que Bob Rae, Gerard Kennedy et Stéphane Dion souhaitent le retour aÌ€ la maison des mi- litaires. Cet enjeu précis fut d’ailleurs omniprésent dans les débats entourant la campagne aÌ€ la direction du parti. Plusieurs libéraux affirment que Michael Ignatieff aurait de la difficulté aÌ€ se distinguer de Stephen Harper lors des prochaines élections fédérales. Cette si- tuation est d’autant plus cruciale que les circonscriptions québécoises sont parti- culié€rement importantes pour tout parti fédéral qui souhaite former un gouvernement majoritaire aÌ€ Ottawa.

Gilles Duceppe, quant aÌ€ lui, est plutoÌ‚t réservé sur la question. Instigateur du débat aÌ€ la Chambre des communes en avril 2006 sur la nature et la pertinence de l’intervention, il souhaite que le Parlement canadien débatte davantage du roÌ‚le des Forces canadiennes sur la scé€ne internationale. La décision du gou- vernement Harper de voter (dans un cli- mat d’urgence injustifié) la prolongation de la mission canadienne a d’ailleurs con- tribué aÌ€ légitimer la position du chef blo- quiste. Cette mé‚me décision du gouvernement conservateur témoigne en outre de la crise de légitimité dont font actuellement les frais les Forces cana- diennes. Le faible taux d’appui populaire aÌ€ la mission a poussé le gouvernement aÌ€ chercher l’approbation de l’appareil légis- latif afin de légitimer sa décision. Cette tactique fut également employée par Jean Chrétien lorsqu’il imposa, en avril 1998, un débat spécial aux Communes au moment ouÌ€ la situation se détériorait en ex-Yougoslavie. Il s’agissait alors d’une premié€re depuis Mackenzie King.

La « nouvelle » politique étrangé€re canadienne ne mérite donc peut-é‚tre pas ce qualificatif, du moins si, par « nou- veau », l’on entend quelque chose de pro- pre au gouvernement Harper, voire aÌ€ celui de Paul Martin. Elle s’inscrit plutoÌ‚t dans l’évolution de la situation géo- stratégique mondiale depuis la fin de la guerre froide, alors que le Canada inter- vient de plus en plus dans le cadre de l’OTAN et cherche aÌ€ maximiser son influ- ence aupré€s de ses alliés traditionnels. Mé‚me les répercussions politiques internes de cette évolution sur le roÌ‚le des Forces canadiennes ne sont pas nouvelles.

En revanche, reconnaiÌ‚tre ceci ne doit pas nous conduire aÌ€ négliger l’am- pleur de l’actuelle crise de légitimité. Utilisée aÌ€ des fins partisanes, l’ambivalence des Canadiens pourrait se révéler un enjeu important lors des prochaines élections fédérales. De manié€re plus fon- damentale, l’absence d’un roÌ‚le pour les Forces canadiennes faisant consensus parmi la population canadienne risque d’assombrir leurs succé€s et de limiter la portée de ce que peut accomplir le Canada sur la scé€ne internationale. En concentrant ses ressources dans une mission impopulaire, le gouvernement canadien a par le fait mé‚me mis dans un mé‚me panier toute la légitimité et l’effi- cacité de sa politique étrangé€re.

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