
Ma premié€re voiture était une bien vieille et bien laide chose. Mais elle roulait, ce qui répondait aÌ€ peu pré€s aÌ€ mes attentes. Pour l’entretien, je suivais une ré€gle simple : en cas de bruits suspects, j’at- tendais. Ou bien le bruit disparaissait comme il était venu et le problé€me était réglé. Ou alors le bruit persistait, et il devenait graduellement une partie intégrante du fonctionnement normal de la chose. Je n’ai jamais vraiment envisagé la possibilité d’un bruit fatal, annonciateur d’un déclin prochain et inexorable. Mais évidemment, je ne misais pas trop sur le long terme.
La mé‚me stratégie d’entretien sem- ble souvent prévaloir dans la fédération canadienne. Plusieurs reconnaissent volontiers, par exemple, que le Québec constitue une nation et qu’il faudrait un jour inscrire ce fait dans nos institu- tions. Mais ils estiment plus sage de reporter aÌ€ plus tard toute discussion aÌ€ ce sujet, puisque le niveau de bruit demeure tolérable. S’il ne disparaiÌ‚t pas de lui-mé‚me, le bruit pourrait mé‚me finir par apparaiÌ‚tre normal. Un change- ment serait souhaitable, écrivait récem- ment Stéphane Dion, mais il n’est pas nécessaire. La majorité, apré€s tout, ne veut pas en parler.
Une approche semblable pourrait é‚tre en train de venir aÌ€ bout, symboliquement sinon dans les faits, du déséquilibre fiscal. Dans ce cas, l’évolu- tion des discours est proprement fascinante, tant elle est rapide et marquée. En 2001, au moment ouÌ€ il mettait sur pied une commission pour faire le point sur la question, le gouvernement du Québec était aÌ€ peu pré€s seul aÌ€ parler d’un déséquilibre fiscal dans la fédéra- tion. Rapidement, un large consensus a été établi, pour faire presque l’una- nimité au Québec et au Canada, et faire converger les gouvernements provinciaux, les partis d’opposition aÌ€ Ottawa, et un grand nombre d’experts.
Le refus fédéral de reconnaiÌ‚tre le pro- blé€me devenait de plus en plus difficile aÌ€ soutenir. Il est d’ailleurs tombé avec l’élection d’un nouveau gouvernement en janvier 2006.
Mais il fallait encore s’entendre sur les solutions, dans un contexte ouÌ€ peu de provinces souhaitaient comme le Québec remettre en question le partage de l’espace fiscal. AÌ€ la fin de mars 2006, le Comité consultatif du Conseil de la fédération a tenté de « réconcilier l’irré- conciliable », pour reprendre le titre de son rapport, en proposant simplement de bonifier tous les transferts, sans aborder la question pourtant fonda- mentale du partage des revenus.
En mettant ainsi l’accent sur les transferts, plutoÌ‚t que sur la structure des arrangements fiscaux, le Comité du Conseil de la fédération suggérait que la solution au déséquilibre fiscal pouvait se ramener aÌ€ un chiffre, aÌ€ un niveau de transferts aÌ€ établir d’une façon ou d’une autre. Le comité avançait mé‚me un montant idéal, puisqu’il s’agissait de bonifier les grands transferts sociaux aÌ€ hauteur de 4,9 milliards $ (1,15 milliard $ pour le Québec) et d’in- troduire une nouvelle formule qui ferait augmenter les couÌ‚ts du programme de péréquation de 5,7 milliards $ (2,75 mil- liards $ pour le Québec).
Le comité prenait soin de dire que le gouvernement fédéral pourrait réduire l’échelle du programme de péréquation s’il estimait les couÌ‚ts trop élevés. Mais il ne recommandait pas un taux de réduction, faisant ainsi de l’augmentation proposée la norme aÌ€ partir de laquelle le programme serait défini, une norme qui, si on ajoute le montant de 1,1 milliard $ pour les transferts sociaux, donne les 3,9 mil- liards $ maintenant revendiqués par le Bloc et le Parti québécois.
S’estimant mal cité, le coprésident du Comité, Robert Gagné, est intervenu en novembre 2006 pour dire que le chiffre de 2,75 milliards $ cité par les souverainistes provenait d’un « pro- gramme de péréquation fictif qui ne tiendrait pas compte des moyens fi- nanciers du gouvernement fédéral ». Mais ce « programme fictif » est tout de mé‚me celui que son comité retient dans sa proposition 6.1. Et c’est également ce « programme fictif » qui a amené Dalton McGuinty aÌ€ se dissocier immédiatement du rapport. Il n’aura donc fallu que quelques mois pour qu’une recomman- dation majeure du comité soit ramenée au statut de scénario fictif.
Mais Gagné n’est pas seul. Désireux de favoriser un ré€glement, qui serait avantageux tant pour le gouvernement de Stephen Harper que pour celui de Jean Charest, de nombreux décideurs et commentateurs ont commencé aÌ€ réduire les attentes, en ramenant le déséquilibre fiscal aÌ€ une question de transferts, et en soulignant l’améliora- tion récente des transferts existants. Certains ont mé‚me suggéré que l’affaire était pratiquement classée.
Les tendances fondamentales n’ont pourtant pas changé. Ottawa continue d’accumuler des surplus et de réduire sa dette, alors que la plupart des provinces peinent aÌ€ maintenir l’équilibre budgé- taire et aÌ€ répondre aux attentes de leurs citoyens. On pourrait bien suÌ‚r conti- nuer sur la mé‚me lancée, en bonifiant un peu les transferts et en laissant inchangé le partage de l’espace fiscal. Mais le problé€me ne disparaiÌ‚tra pas.
En ce qui me concerne, j’ai fini par changer de voiture. Je me félicite encore d’ailleurs, tout en ressentant une légé€re culpabilité, d’avoir réussi aÌ€ obtenir un disque des Neville Brothers en échange de ma vieille bagnole. Avec la mécanique, on ne peut pas ignorer indéfiniment les bruits suspects.