Lors de sa comparution devant le Comité de la Chambre des com- munes chargé d’examiner la nomination d’un juge aÌ€ la Cour supré‚me, le juge Marshall Rothstein a précisé qu’il n’avait pas de programme social aÌ€ défendre. La lutte contre la pauvreté, expliquait-il en substance aux députés, c’est votre affaire. Une bonne réponse, qui a suÌ‚rement plu aÌ€ Stephen Harper, ouvertement réfrac- taire aÌ€ l’activisme judiciaire.

Mais la situation n’est pas si simple. La Cour supré‚me, en effet, s’est déjaÌ€ prononcée sur la possibilité de souscrire une assurance-maladie privée (arré‚t Chaoulli, 2004), sur l’offre de thérapie comportementale pour les enfants autistes (arré‚t Auton, 2004), et sur les conditions différentes auparavant imposées par le gouvernement du Québec aux personnes de moins de trente ans recevant de l’aide sociale (arré‚t Gosselin, 2002). Le juge Rothstein devra porter des jugements sur de telles questions. La Cour supré‚me, bien suÌ‚r, évalue la constitutionnalité des lois et non pas leurs finalités. Mais la frontié€re entre le judiciaire et le législatif est for- cément imprécise, et les juges con- tribuent aÌ€ leur façon aÌ€ définir les politiques publiques.

Depuis l’introduction de la Charte des droits et libertés en 1982, plusieurs se sont inquiétés de ce roÌ‚le croissant des juges dans la vie politique. AÌ€ droite, on a dénoncé l’activisme d’une Cour supré‚me qui serait plus sensible aux revendications des minorités qu’aux préférences de la majorité. AÌ€ gauche, on a craint une mainmise encore plus grande des élites et des grandes entre- prises sur la société, favorisée par la logique individualiste du droit. Commençons par les inquiétudes de la droite, qui sont celles du nouveau gouvernement aÌ€ Ottawa. De ce point de vue, exprimé notamment par des politologues comme Ted Morton et Rainer Knopff, la Cour supré‚me impose ses choix politiques aux élus en faisant une lecture activiste de la Charte, favorable aÌ€ diverses minorités en qué‚te de réformes sociales. Droit aÌ€ l’avortement, droits des accusés, reconnaissance des conjoints de mé‚me sexe, mariage pour les couples du mé‚me sexe, kirpan : un ensemble de décisions hautement symboliques semble confirmer la méfiance des con- servateurs. Si on dépasse les anec- dotes, cependant, le portrait apparaiÌ‚t plus nuancé.

D’abord, la Cour supré‚me fait preuve de plus de retenue que ne le suggé€rent quelques décisions mar- quantes. Entre 1982 et 2003, 112 lois fédérales ont été contestées en Cour supré‚me sur la base de la Charte des droits et libertés. De ce nombre, 39 seulement ont été jugées inadéquates et, dans la plupart des cas, il s’agissait de lois antérieures aux années 1990. Soumises dé€s le départ aÌ€ un examen constitutionnel, les lois récentes sont rarement invalidées par la Cour supré‚me. James Kelly, qui présente ces données dans Governing with the Charter, trouve des résultats semblables pour les lois provinciales et pour les cours inférieures. L’activisme des juges tient finalement plus de l’exception que de la ré€gle. Et il semble en déclin, les gouvernements faisant maintenant un travail de révision avant mé‚me de déposer un projet de loi.

Deuxié€mement, s’il est vrai que les minorités ont fait des gains, ceux-ci n’ont été possibles que dans la mesure ouÌ€ les demandes demeuraient compati- bles avec les valeurs de la majorité. Dans Quand les minorités font la loi, Andrée Lajoie montre bien l’importance de cette intersection entre les valeurs en jeu, intersection qui permet aux tribunaux et aux acteurs politiques de forger des com- promis. C’est cet impératif de compati- bilité, explique Lajoie, que les critiques qui parlent du « gouvernement des juges » échouent aÌ€ voir.

Enfin, les décisions judiciaires ont rarement eu des incidences sur les dépenses gouvernementales. La Cour supré‚me confé€re de la reconnaissance, mais pas des fonds publics.

Ce sont d’ailleurs les limites inhérentes au pouvoir judiciaire qui inquié€tent les critiques de gauche. Soulignant le biais individualiste et marchand du droit, ceux-ci craignent que la judiciarisation du politique mine les droits sociaux. L’arré‚t Chaoulli, par exemple, semble pointer dans cette direction en ouvrant la porte aÌ€ l’assurance-maladie privée. Pour l’instant, cette crainte ne s’est pas matérialisée.

En répondant aux demandes sociales aÌ€ la lumié€re des valeurs domi- nantes, la Cour supré‚me est demeurée tré€s modérément activiste. Les minorités ont fait des gains, mais ceux- ci relé€vent au moins autant de leurs efforts de mobilisation et de convic- tion ”” ce qui inclut l’usage stratégique de la voie judiciaire ”” que des déci- sions de la Cour. Cette mé‚me prudence des juges a prévenu une dérive vers des orientations sociales contraires au con- sensus existant au Canada. Mais ce consensus, évidemment, évolue. C’est de ce coÌ‚té, en fonction des débats publics et de la dynamique politique, que viendront vraiment les innova- tions ou les remises en question. 

Vous pouvez reproduire cet article d’Options politiques en ligne ou dans un périodique imprimé, sous licence Creative Commons Attribution.

Creative Commons License