Le Mali est un pays pauvre. Enclavé et en partie désertique, comptant près de 16 millions d’habitants, il a une économie principalement agricole, qui n’a engendré en 2011 qu’un revenu de 610 dollars par personne. Jusqu’au coup d’État de mars 2012, le Mali constituait tout de même une sorte de modèle en Afrique de l’Ouest parce que, depuis 20 ans, il avait su maintenir la démocratie et une certaine harmonie.
Ses malheurs récents semblent donc être venus de l’extérieur, avec le retour dans le Nord d’anciens mercenaires de Kadhafi qui ont imposé un islamisme radical et violent, étranger aux traditions du pays.
Ce constat n’est pas faux. Mais il ne dit pas toute l’histoire. D’abord, les tensions entre la majorité noire du Sud et les minorités arabes, berbères ou touaregs du Nord ne sont pas nouvelles, et le contrôle effectif du gouvernement sur son vaste territoire sahélien a toujours fait défaut. Mais aussi, bien que démocratique, l’État malien est demeuré un État faible, miné par la corruption.
Quand les Touaregs et les islamistes ont pris le contrôle du Nord à l’hiver 2012, ce sont des soldats mal préparés, mal équipés et vite démoralisés qui se sont vu confier la tâche de défendre un régime qu’ils estimaient déficient et corrompu. Le coup d’État qui a suivi, sans engendrer une grande résistance dans la population, se comprend dans ce contexte.
Dans son classement 2012 sur la corruption, Transparency International place le Mali au 105e rang sur 174, avec un score de 34. Il y a pire — comme la Somalie, la Corée du Nord et l’Afghanistan, qui arrivent bons derniers avec des notes de 8 — , mais le pays fait tout de même piètre figure. Les données du International Country Risk Guide, qui combinent des mesures sur la qualité de l’administration publique, la corruption et la capacité de maintenir la loi et l’ordre, situent aussi le Mali très bas, avec un score de 0,30 (le Canada est à 0,92, la Suède, à 0,97).
Concrètement, pour un Malien, cet état de fait signifie qu’il est plus simple et plus économique de payer le policier plutôt que l’amende qu’il pourrait donner. On dit de celui qui demande un service public : « C’est du beurre ! Partout où il passe, sa trace reste dans la main de quelqu’un. »
Au Québec aussi, on connaît l’expression « graisser la patte », et on aurait tort de trop se féliciter. Mais ici, cette logique relève encore de la déviance. Au Mali, elle tient lieu de modus operandi normal et attendu, à tous les échelons de l’action publique.
En définitive, c’est le fonctionnement de l’État lui-même qui est miné, c’est-à-dire sa capacité d’offrir des services de façon rationnelle, équitable et légitime. Les conséquences pour le développement économique et social sont désastreuses. Et quand arrive une crise, la belle façade démocratique peut vite s’effondrer.
Depuis 20 ans, la communauté internationale a mis beaucoup d’espoir dans la démocratisation. Avec la démocratie, espérait-on, les droits allaient progresser, les gouvernements seraient plus responsabilisés, et le développement suivrait. Mais on s’est finalement rendu à l’évidence que des élections ne suffisaient pas. Il fallait aussi un État capable, doté d’une bureaucratie suffisamment probe, impartiale et compétente.
Certains chercheurs ont même conclu qu’à tout prendre, il valait mieux commencer par construire l’État, quitte à attendre un peu pour la démocratie. La liberté sans institutions solides pouvait conduire au chaos, alors qu’un État autoritaire compétent, comme en Chine, pouvait au moins favoriser le développement économique.
Dans un ouvrage récent, Making Democratic Governance Work, la politologue Pippa Norris reprend tout ce débat pour montrer qu’en fait les deux dimensions sont nécessaires. Le développement requiert à la fois la démocratie et un État capable ; idéalement, il faut savoir construire l’un et l’autre en parallèle. Les deux dimensions se renforcent : la démocratie favorise la reddition de comptes de l’administration publique, et, à leur tour, des institutions crédibles consolident la vie démocratique.
Faut-il d’abord améliorer les procédures de recrutement dans la fonction publique, lutter contre la corruption et former les policiers, ou plutôt protéger les droits des citoyens, encourager la liberté de parole et organiser des élections? Il faut tout faire, conclut Norris, en déterminant les priorités en fonction de la situation, des moyens et des besoins de chaque pays.
La réponse de Norris peut sembler aller de soi, mais ce n’est pas le cas. Elle suggère en effet qu’un équilibre délicat doit être maintenu pour permettre la bonne gouvernance. Elle nous rappelle surtout que des élections ne suffisent pas. La façade démocratique malienne masquait un État défaillant, incapable mé‚me d’assurer la sécurité de ses citoyens et l’intégrité de ses frontières.
Pas de progrès donc sans une bureaucratie capable, impartiale et à l’épreuve de la corruption. Les Québécois aussi ont intérêt à en prendre note.