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Le Comité permanent des opérations gouvernementales a décidé de se pencher sur le trou noir des dépenses en contrats externes de la fonction publique fédérale.

On peut se demander s’ils vont se rendre au fond du problème en quatre séances.

La question à 15 milliards $ (voir plus bas) est la suivante : pourquoi la fonction publique croît-elle si rapidement alors que le recours à la sous-traitance explose lui aussi ? Les députés veulent savoir si les contribuables en ont pour leur argent avec tous ces contrats. Les contrats externes ont en effet permis de bâtir une sorte de fonction publique « fantôme » qui peut se soustraire aux règles de dotation en personnel qui doivent normalement être respectées.

C’est gros comment? Une équipe de recherche de l’Université de Carleton s’est penchée sur les contrats fédéraux afin de déterminer combien de milliards sont dépensés, et à quelles fins. Elle estime que le gouvernement a dépensé 15 milliards $ en contrats externes l’an dernier, dont 4,7 milliards $ pour des contrats de TI.

Le rôle des extras. Une grande partie de cette somme est constituée de modifications aux contrats. Environ 272 075 contrats ont été actifs depuis l’année financière 2017-18. Environ 16 % de ces contrats ont été modifiés au moins une fois. Ces changements ont ajouté 25,6 milliards $ au coût initial (réparti sur l’ensemble de la période).

  • En moyenne : la durée d’un contrat typique est d’environ 10 mois et sa valeur s’élève à environ 423 000 $ (pour les contrats de plus de 10 000 $).
  • Le plus long : 34,8 ans (de juin 2015 à mars 2050) pour le consortium qui a remplacé le pont Champlain, à Montréal.
  • Le plus coûteux : 5,7 milliards $ à Brookfield Global Integrated Solutions, pour la gestion d’immeubles de bureaux.

ArriveCAN. L’enquête du comité intervient au moment où l’on apprend que le coût de l’application ArriveCAN, tant décriée, est en voie d’atteindre les 54 millions $. Les concepteurs de l’application, stupéfaits, soutiennent que le projet aurait pu être bouclé pour environ un million $.

Même les fonctionnaires sont consternés. L’un d’eux affirme que le développement de l’application aurait dû être confié à des experts. Tenter de développer une application à l’interne, alors que les compétences requises sont insuffisantes, implique de faire appel à une armée de consultants. Certains élus sur le comité veulent une enquête séparée afin de comprendre pourquoi le développement d’ArriveCAN a coûté si cher.

Ci-dessous, la liste des sommes octroyées en contrats externes, par secteur, puis par fournisseur, selon un projet de recherche de l’Université Carleton :

Source: Carleton SPPS Research Project.
Source: Carleton SPPS Research Project.

Plus cher et moins transparent

L’Institut professionnel de la fonction publique du Canada (IPFPC) s’intéresse depuis longtemps à l’externalisation – en particulier pour le secteur des TI – et a réalisé un certain nombre de rapports. Il conclut que la sous-traitance entraîne des coûts plus élevés et des services de moindre qualité pour les Canadiens. Elle érode la transparence, la responsabilité et le savoir institutionnel de la fonction publique.

Il reste que les ministères auront toujours besoin d’externaliser l’expertise qu’ils n’ont pas, en particulier pour les TI et le talent numérique, afin de moderniser le gouvernement et les services offerts aux Canadiens.

Le rythme de livraison dans la fonction publique s’est accéléré pendant la pandémie. Aujourd’hui, une pénurie mondiale de talents se heurte aux processus d’embauche lents et tortueux. Les ministères ne pouvant pas attendre, ils passent des contrats.

Pourquoi cela est-il important ?

Environ 15 milliards $ sont dépensés chaque année en contrats dans les activités courantes de la fonction publique. (Les libéraux ont également promis, lorsqu’ils ont été élus, de réduire les dépenses en consultants au niveau de 2005-2006).

Selon le député conservateur Kelly McCauley, cela touche à la nature même type de travail que la fonction publique devrait effectuer et celui qu’elle devrait sous-traiter. « Une grande partie de ces rapports (de consultants) devraient être réalisés par notre fonction publique en pleine expansion. Alors, qu’est-ce que cela dit (…) sur la taille de notre fonction publique si nous devons sous-traiter autant de contrats aux Deloitte de ce monde ? »

Il y a aussi la question de la responsabilité. Qui influence et qui a l’oreille du gouvernement dans l’élaboration des politiques et des décisions ?

Enfin, il reste l’enjeu de l’optimisation des ressources lorsque les contrats et les embauches augmentent, mais que les services ne semblent pas s’améliorer. Nous avons assisté à un été de retards pour les passeports, les demandes d’immigration et dans les aéroports. Le député néo-démocrate Gord Johns a demandé « quelles mesures sont prises pour s’assurer que la qualité des services au public et aux autres ministères soit la priorité ? »

Ces questions deviendront encore plus importantes lorsque surviendront les inévitables examens des dépenses, puis les coupes.

Les ministères signent des contrats à l’externe pour toutes sortes de raisons. Ils peuvent avoir  besoin d’une expertise particulière et ne disposent pas de compétences internes pour faire le travail; la pénurie de talents peut entraîner de graves problèmes de recrutement et de rétention pour toute la gamme du boulot en TI; les délais d’embauche du personnel, qui se comptent souvent en mois, sont trop longs pour respecter des échéanciers toujours plus courts; l’augmentation de la charge de travail; le manque de financement des postes de fonctionnaires, de sorte que les ministères utilisent les budgets de fonctionnement pour les contrats.

Les contrats informatiques deviendront d’autant plus importants que tous les gouvernements s’efforcent de moderniser leurs services. L’expertise numérique, son embauche et sa sous-traitance sont au cœur de l’Ambition numérique du Canada et ses visées de modernisation. Dans un discours, la présidente du Conseil du Trésor, Mona Fortier, a exposé ses priorités en matière de TI : « échapper au piège » des systèmes patrimoniaux vieux de plusieurs décennies, établir des identifiants numériques pour que les Canadiens puissent accéder en toute sécurité à tous les services gouvernementaux en ligne, et poursuivre une stratégie pour recruter, retenir et développer les talents numériques internes.

Où est le Conseil du Trésor ? Le Conseil du Trésor est l’employeur et le responsable des règles, mais les pouvoirs réels en matière de passation de contrats et de ressources humaines ont été confiés aux sous-ministres, afin que ceux-ci gèrent leurs ministères.

« Le Conseil du Trésor joue-t-il un rôle autre que celui d’établir un cadre général ? » a demandé M. McCauley, le député conservateur. « Le Conseil du Trésor, en tant que gardien des deniers publics, assure-t-il un suivi de ces contrats qui sont envoyés ? »

La semaine dernière, les députés ont mis le feu aux poudres lors de la première audience, remettant en question des contrats allant de grands projets informatiques à des services de nettoyage, et tout ce qu’il y a entre les deux. Ils ont mis les bureaucrates sur la sellette pour savoir ce qui était externalisé et pourquoi ce l’était.

Finalement, le député conservateur Kelly McCauley a levé les mains (regardez ici, à 12:28:30) et demandé :

« Je veux juste poser une question rapide aux trois ministères ici présents. Juste un oui ou un non rapide, si vous croyez que les contribuables obtiennent une juste valeur pour l’argent, les milliards dépensés sur des contrats externes ou internes. Juste un rapide oui ou non ? »

On a pu entendre le bruit des crickets.

Source: Parliament of Canada.

« Bueller ? Bueller », a-t-il poursuivi, pour briser le silence, en référence à la scène du film culte.

Source: Youtube.

Des témoignages virtuels

McCauley a également fait part de sa déception quant au fait que les fonctionnaires ont témoigné à distance au lieu de se présenter en personne au comité. Il a fait remarquer que « peut-être qu’à l’avenir, nous verrons des gens venir en personne au comité ».

D’ailleurs, quelle est la règle ? Les fonctionnaires sont de retour au bureau en tant que travailleurs hybrides ; le Parlement est lui aussi hybride – du moins jusqu’en juin 2023.

La Chambre des communes offre depuis longtemps la vidéoconférence comme option pour les témoins. Il n’y a pas de règles strictes, mais les fonctionnaires disent que les comparutions en personne sont une preuve de respect et peuvent favoriser un meilleur échange d’information avec les députés.

En somme, si le comité ne le précise pas, les témoins peuvent être présents en personne ou virtuellement. Toutefois, un comité peut toujours exprimer une préférence.

Bien sûr, tous les témoins de la fonction publique ne se trouvent pas à Ottawa. Si le travail à distance demeure comme prévu, davantage de bureaucrates travailleront à l’extérieur de la région de la capitale nationale. Et les députés seront-ils prêts à renoncer à la possibilité d’assister au Parlement virtuellement après juin ?

Quelles sont les prochaines étapes? D’autres audiences seront prévues. De plus, le NPD a proposé une motion pour demander au vérificateur général de vérifier le guide du Conseil du Trésor en ce qui a trait à l’estimation des coûts et les décisions de « faire ou faire faire ».

L’autrice a bénéficié d’une bourse de journalisme Accenture sur l’avenir de la fonction publique. Découvrez ici les autres chroniques de Kathryn May.

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Kathryn May
Kathryn May est journaliste et la boursière Accenture en journalisme sur l'avenir de la fonction publique. Dans les pages d'Options politiques, elle examine les défis complexes auxquels font face les fonctionnaires canadiens. Elle a couvert la fonction publique fédérale pendant 25 ans pour le Ottawa Citizen, Postmedia et iPolitics. Gagnante d'un prix du Concours canadien de journalisme.

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