Je n’étais pas en avance, c’est vrai, mais au début juillet, tard en soirée, je faisais des réservations pour un séjour de camping à Terre-Neuve et en Nouvelle-Écosse. Les réservations pour le traversier entre les deux provinces, opéré par Marine Atlantique, une société d’État fédérale, se sont avérées plutôt simples, tout comme celles pour des parcs provinciaux dans chaque province. Mais pour réserver des sites au parc national du Gros-Morne et à celui des Hautes-Terres-du-Cap-Breton, c’était un peu plus stressant. Avant de pouvoir réserver, il fallait créer une « CléGC (Service de gestion des justificatifs du gouvernement du Canada) », avec un nom d’utilisateur (toutes les variantes de mon nom ont été refusées), un mot de passe, et des réponses à une panoplie de questions. Pas un obstacle majeur, mais un processus un peu lourd pour une si petite tâche. À Ottawa, les missions les plus simples semblent souvent devenir complexes.

Tout ne va pas mal au Canada. Une étude parue à la fin juin dans le Canadian Medical Association Journal montre que, pour les deux premières années de la pandémie, le pays s’est classé parmi les meilleurs pour le nombre de cas, le taux de vaccination et la mortalité excédentaire, avec un bilan économique somme toute satisfaisant. Au Canada, ce sont les provinces atlantiques et le Québec qui ont connu les plus faibles taux de mortalité excédentaire.

Mais quelque part sur l’interminable voie de sortie de la pandémie, le bilan du gouvernement fédéral s’est détérioré. Cafouillage dans l’émission des visas et des passeports, congestion dans les aéroports, délais inacceptables à l’assurance-emploi, accueil difficile des réfugiés, traitement déficient des dossiers d’immigration, les échecs semblent s’accumuler.

Tout ne va pas nécessairement mieux dans les provinces. Il y a même des domaines où les ratés sont habituels, voire pérennes. La gestion des soins de santé constitue un cas patent. Mais dans ce cas, c’est largement une question de ressources. En 2019-2020, les soins de santé représentaient 41,4 % des dépenses de portefeuilles des provinces, comparativement à 31 % en 1981-1982. La même année, la contribution fédérale, par le biais du Transfert canadien en matière de santé, était tombée à 22,4 %. Si les provinces ne font pas mieux en santé, c’est largement parce que d’une année à l’autre elles doivent faire plus avec moins.

Dans d’autres domaines, comme en environnement, il s’agit plus clairement d’un manque de volonté politique. Si le ministre de l’Environnement du Québec « avait les convictions, la volonté, le courage et l’autorité morale nécessaires pour relever le défi de l’urgence climatique », écrivait récemment le chroniqueur Michel David, François Legault ne l’aurait pas choisi pour ce poste.

Mais émettre des visas et des passeports, acheminer des prestations d’assurance-emploi, traiter des demandes à l’immigration ? Le gouvernement fédéral a sûrement les ressources pour accomplir ces tâches et il devrait même être capable de marquer des points dans des secteurs qu’il contrôle depuis toujours, qui sont visibles et significatifs pour les citoyens et ne demandent pas des ressources faramineuses. « Il ne fallait pas être un génie », déplorait récemment l’ancien greffier du Bureau du Conseil privé Paul Tellier, « pour prédire qu’il y aurait une hausse des demandes de passeport » au sortir de la pandémie.

M. Tellier attribue les difficultés du gouvernement Trudeau à la centralisation excessive de la gestion autour du premier ministre et à la méfiance qui en découle entre élus et fonctionnaires. D’autres auteurs blâment le jeu politique, qui amène les élus à négliger les conseils et les actions des fonctionnaires.

Plus plausible, à mon avis, est le constat de l’ancien haut fonctionnaire Ralph Heintzman selon lequel le gouvernement fédéral se désintéresse des services aux citoyens depuis au moins trente ans. Dans la fonction publique fédérale, le prestige est associé aux conseils et à la stratégie, pas à la gestion compétente des programmes en place. Une carrière ascendante se caractérise par des sauts rapides d’un ministère à l’autre, pour appliquer à des niveaux supérieurs des méthodes de gestion largement indifférenciées. Consacrer trop d’années à maîtriser un domaine d’intervention gouvernementale semble manifester un manque d’ambition. Les hauts fonctionnaires voient ainsi les choses de haut. Quant aux élus, ils préfèrent annoncer des programmes plutôt que de veiller à leur bon cheminement.

Mais pourquoi ces travers semblent-ils plus prononcés à Ottawa ? Pour le comprendre, il faut considérer le fonctionnement de la fédération canadienne. Un rapport récent de l’Institut sur la gouvernance rapporte les propos d’un haut fonctionnaire qui note que « nous ne sommes pas un pays cohésif. Nous sommes une grande fédération ». On pourrait interpréter ce constat comme un appel de plus à davantage de collaboration entre les ordres de gouvernement. Mais il semble plus juste d’y voir une caractéristique structurelle, une condition d’existence du Canada.

La figure 1 ci-dessous montre bien pourquoi la gestion quotidienne de services aux citoyens n’est pas le fort du gouvernement fédéral.

Figure 1 : Dépenses du gouvernement fédéral et du gouvernement du Québec, 2021

Sources : Comptes publics du Canada ; Comptes publics du Québec

Le gouvernement fédéral est un animal particulier, plus habitué à émettre des transferts aux individus, aux entreprises et aux gouvernements, et à énoncer des normes associées à ces transferts, qu’à livrer des services à la population. L’année 2021 exagère un peu le trait, puisque la pandémie a engendré son lot de transferts exceptionnels. Mais la logique générale ne change pas. Il y a plus de vingt ans, le rapport de la Commission sur le déséquilibre fiscal faisait état de proportions assez semblables.

Les difficultés actuelles du gouvernement Trudeau ne sont donc pas si exceptionnelles. Le gouvernement fédéral demeure principalement une machine à récolter et à distribuer des ressources fiscales et il a tendance à se perdre quand il s’agit de gérer des programmes concrets.

La solution réside donc moins dans une réforme additionnelle de la fonction publique fédérale que dans une meilleure compréhension du fonctionnement de la fédération. En premier lieu, il faudrait améliorer l’équilibre fiscal en laissant davantage de ressources propres aux gouvernements provinciaux, dont la tâche principale consiste justement à livrer des services à la population.

Ensuite, pour des raisons évidentes, il conviendrait de prendre avec un grain de sel les volontés de leadership fédérales sur des questions de compétence provinciale. Notant dans une formulation bien à lui qu’en santé « ce n’est pas juste pitcher de l’argent vers le problème qui va le résoudre », M. Trudeau invitait récemment les provinces à des « conversations » afin de réduire les délais d’attente. Compte tenu de l’état de ses services, il devrait se garder une petite gêne.

En fait, le gouvernement fédéral devrait probablement modérer ses ambitions dans ses propres sphères de compétence, en adoptant des objectifs plus réalistes en immigration par exemple, afin d’éviter les échecs récurrents de gestion.

Mais les difficultés actuelles ne sont pas nouvelles, et elles ne se résorberont pas facilement.

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Alain Noël
Alain Noël est professeur de science politique à l’Université de Montréal ; il est l’auteur du livre Utopies provisoires : essais de politique sociale (Québec Amérique, 2019)

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