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Si la prestation de services aux Canadiens par le gouvernement fédéral est si mauvaise depuis 30 ans, c’est en raison du désintérêt des politiciens et de dirigeants se comportant en « vendeurs itinérants », passant d’un poste à l’autre et connaissant à peine le fonctionnement des ministères qu’ils dirigent, soutient l’ancien haut fonctionnaire qui a proposé la création de Service Canada.

« Vous avez des sous-ministres et des cadres supérieurs qui ont très rarement une expérience et une connaissance approfondies des ministères, des opérations et des services dont ils sont responsables. Ils n’ont pas gravi les échelons de ce ministère et avancent à l’aveugle dans une large mesure », a déclaré Ralph Heintzman, qui a également lancé l’Institut des services axés sur les citoyens et le Conseil de prestation des services du secteur public. 

Ce roulement constant de cadres qui arrivent et repartent a créé une fonction publique avec « peu d’expérience d’apprentissage, pas de constance dans les objectifs ou de mémoire institutionnelle ». Il est donc très difficile pour le gouvernement de « maintenir l’accent sur l’amélioration du service ou sur quoi que ce soit d’autre pendant une longue période de temps », dit M. Heintzman. 

« Le gouvernement actuel est en train de détruire la fonction publique », dit Paul Tellier

Selon M. Heintzman, ces raisons fondamentales expliquent pourquoi les services n’ont jamais reçu l’attention qu’ils méritent. Viennent ensuite tous les problèmes opérationnels : le sous-financement, les vieux systèmes technologiques qui ne sont jamais remplacés, les employés mal formés et démotivés, le manque de planification et le peu d’imputabilité pour un service médiocre. 

Ces dernières semaines, les retards dans la livraison des passeports et des documents d’immigration, de même que les longues files de Canadiens frustrés et furieux dans les bureaux de Service Canada à travers le pays ont incité le gouvernement à créer un nouveau groupe de travail ministériel, qui doit trouver des façons d’améliorer le service.  

Le groupe de travail, composé de dix membres, devrait formuler des recommandations proposant des solutions à court et à long terme pour réduire les temps d’attente, éliminer les arriérés et améliorer la qualité générale des services fournis. 

Les principaux obstacles à l’amélioration des services sont l’investissement dans la technologie et le recrutement des bonnes personnes. C’est une question d’argent et, notamment, le ministre des Finances ne fait pas partie du groupe de travail. La création du groupe de travail arrive également au moment où le gouvernement lance un examen stratégique pour trouver 6 milliards de dollars d’économies. 

« Ils ont maintenant deux objectifs contradictoires et ne peuvent pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Quel objectif l’emportera sur l’autre ? S’ils veulent améliorer le service, ils devront dépenser de l’argent dans la technologie, la formation et le niveau d’effectifs », soutient pour sa part Michael Wernick, ancien greffier du Conseil privé et nouveau titulaire de la Chaire Jarislowsky en gestion du secteur public à l’Université d’Ottawa. 

Ralph Heintzman, lui, affirme que bon nombre des problèmes liés à la prestation des services sont les mêmes qu’en 1998, lorsqu’il a présenté pour la première fois aux ministres du Conseil du Trésor un plan pour créer Service Canada, un organisme à guichet unique qui se concentrerait sur la prestation des services et la satisfaction des citoyens. Lorsque le plan a été mis en œuvre en 2005, il a été présenté comme la plus grande réforme opérationnelle de l’histoire fédérale. 

Le principe fondateur était la priorité accordée aux citoyens, ou ce que M. Heintzman appelle servir les Canadiens « de l’extérieur vers l’intérieur », plutôt que « de l’intérieur vers l’extérieur ». 

« Toute l’idée de Service Canada était d’aider à accroître la qualité du service et la satisfaction des citoyens à l’égard du service gouvernemental. Alors, quand je vois ces photos de gens faisant la queue autour des bureaux de Service Canada, j’ai mal au cœur », dit M. Heintzman.

Une question de confiance

Mais ce qui est différent aujourd’hui, c’est que la confiance dans le gouvernement est en chute libre et qu’une vague de populisme exploite ces arriérés pour faire passer le message à l’effet que le gouvernement ne fonctionne pas. 

La satisfaction des Canadiens à l’égard des services est directement liée à la confiance des citoyens dans le gouvernement, note M. Heintzman, qui soutient que la recherche à cet effet est claire.

« L’une des raisons pour lesquelles les gouvernements devraient investir dans la qualité du service et y prêter attention est la confiance des citoyens », explique-t-il. « Cela me rend encore plus inquiet maintenant, alors qu’il y a des gens désireux et disposés à saisir les échecs du gouvernement pour les utiliser comme prétexte pour attaquer la démocratie et la fonction publique. »

Les fonctionnaires ont deux rôles. Ils offrent des conseils sur les politiques gouvernementales et fournissent des programmes et des services aux Canadiens.

La prestation de services a longtemps été le parent pauvre. La façon dont les services sont conçus et fournis est souvent dictée par les besoins internes des fonctionnaires et tous les processus et règles qu’ils doivent suivre. Cela signifie que les utilisateurs et les travailleurs de première ligne – qui connaissent les tenants et aboutissants du fonctionnement des programmes – ne sont pas toujours entendus.

En outre, les gestionnaires de première ligne atteignent rarement le sommet de la hiérarchie et les fonctionnaires ambitieux optent pour les postes politiques. En général, les cadres supérieurs gèrent les bureaux des ministres et le bureau du Conseil privé (chargé de conseiller le premier ministre), plutôt que de « gérer les opérations de base et les citoyens », a rappelle Mme Heintzman.    

Pas de crise ? Pas de problème !

Les premiers ministres, les ministres et même les sous-ministres accordent peu d’attention aux opérations ou à la prestation de services s’il n’y a pas de crise. L’accent est mis sur la politique et les « choses à annoncer », et non sur l’exécution.  

 Sachant que les politiciens ne sont pas très intéressés, les hauts fonctionnaires hésitent à évoquer les problèmes opérationnels ou à faire pression pour des projets technologiques qui permettraient d’améliorer les services – surtout après le désastreux système de rémunération Phénix. 

« Les trois quarts de la responsabilité de la performance en matière de prestation de services incombent à la fonction publique », note M. Heintzman. « Il faut que ce soit une question de service public, non seulement pour l’exécution, mais pour en faire une question politique en l’incluant dans leurs priorités auprès des ministres et pour le financement. »

Le gouvernement a concentré ses efforts pour améliorer les services et la confiance envers les technologies numériques. Mais Ralph Heintzman craint que l’accent mis sur la technologie ne fasse perdre de vue les citoyens et la manière d’améliorer les services. Dans de nombreux ministères, le service est intégré aux responsabilités du dirigeant principal de l’information (ou Chief Information Officer), où l’accent est mis sur les derniers logiciels, matériels et applications.

Les gestionnaires de paie du fédéral encore empêtrés dans Phénix

« Il devrait y avoir un directeur des services du gouvernement auquel les personnes responsables de la gestion de l’information et des technologies de l’information rendent des comptes, mais il ne faut pas que ce soit la queue qui remue le chien. L’objectif est de promettre un service adéquat à la population canadienne et non de gérer une opération de GI/TI [gestion de l’information et technologies de l’information ] », dit M. Heintzman. 

 L’accent mis sur la technologie entraîne une approche du service « de l’intérieur vers l’extérieur », ce qui signifie que les services sont construits autour des priorités des gestionnaires et du département, et non des citoyens. 

Quand la satisfaction de la clientèle ne compte pas

De plus, les ministères n’accordent pas suffisamment d’attention à la satisfaction à l’égard des services, c’est-à-dire à la façon dont les Canadiens perçoivent un service et l’évaluent. 

Plutôt que de mesurer la satisfaction, le gouvernement se concentre sur les résultats et les intrants. Le gouvernement libéral a créé une « unité de résultats et de prestation » calquée sur la théorie de la « deliverologie » du Britannique Michael Barber, qui n’a guère contribué à améliorer le service. 

Selon M. Heintzman, la planification par les ministères est insuffisante. On ne fixe pas d’objectifs ou d’échéances en fonction de la manière dont on souhaite améliorer un service à long terme. Les normes de service sont faites « à l’envers », avec des promesses de répondre à un appel, de régler une plainte ou de fournir un service dans un certain délai. En somme, elles sont « établies pour convenir aux personnes à l’interne, et n’ont rien à voir avec ce que les gens veulent ou ont besoin en matière de prestation ».

On n’étudie pas non plus les facteurs de satisfaction de la clientèle, qui varient selon le type de service et selon que l’on y accède par téléphone, en personne ou en ligne. La rapidité est le facteur le plus important, mais la compétence, la courtoisie, l’équité, les résultats et la valeur influencent tous la satisfaction.  

M. Heintzman soutient que les gestionnaires devraient être tenus responsables de la qualité du service, peut-être en liant leurs bonis de performance à la satisfaction de la clientèle. Les organismes centraux comme le Conseil du Trésor et le Bureau du Conseil privé ont abandonné leur leadership dans la prestation de services en le confiant aux ministères.

Et enfin, le gouvernement devrait professionnaliser la prestation des services. L’Institut des services axés sur les citoyens a été créé pour former et certifier les fonctionnaires qui gèrent les services, à tous les niveaux. La prestation de services nécessite une « approche holistique » qui renforce la façon dont les pièces sont reliées entre elles ; des employés heureux et impliqués sont la clé de la satisfaction du client, ce qui à son tour favorise la confiance dans le gouvernement. 

« La prestation de services fait partie du bon fonctionnement d’un gouvernement démocratique. Si nous ne pouvons pas le faire correctement, nous affaiblissons notre démocratie », note Ralph Heintzman.

L’autrice a bénéficié d’une bourse de journalisme Accenture sur l’avenir de la fonction publique. Découvreziciles autres chroniques de Kathryn May.

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Kathryn May
Kathryn May est la boursière Accenture en journalisme sur l'avenir de la fonction publique. Dans les pages d'Options politiques, elle examine les défis complexes auxquels font face les fonctionnaires canadiens. Elle a couvert la fonction publique fédérale pendant 25 ans pour le Ottawa Citizen, Postmedia et iPolitics. Gagnante d'un prix du Concours canadien de journalisme, elle a aussi mené des recherches sur la fonction publique pour le compte du gouvernement fédéral et d'instituts de recherches.

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