Soyons clairs : en temps normal, les brevets peuvent offrir des incitatifs importants pour certains types de recherche et développement en science. Toutefois, il est aussi clair que le système de brevets n’a pas été conçu pour répondre aux urgences sanitaires en période extraordinaire de pandémie. Le brevet peut alors devenir un obstacle aux efforts collectifs pour contrer la pandémie.

Le débat sur une suspension temporaire des brevets sur les vaccins contre la COVID-19 a commencé en 2020. Le 5 mai 2021, les États-Unis se sont montrés favorables à une levée des brevets, mais les choses n’ont pas beaucoup bougé depuis : de nombreux pays moins bien nantis continuent à attendre des livraisons de vaccins. Quant au Canada, il s’oppose toujours à une suspension des brevets, et sa position est de plus en plus incompréhensible.

Les principes de la science ouverte

Au début de la pandémie de COVID-19, les chercheurs partout dans le monde ont fait preuve de collaboration selon les principes de la science ouverte, en partageant systématiquement des données, que ce soit pour séquencer le génome du coronavirus, suivre son évolution et ses variations, ou produire du matériel de détection et de protection.

En mai 2020, l’Organisation mondiale de la santé mettait sur pied le COVID-19 Technology Access Pool (C-TAP), fondé sur les principes de la science ouverte, pour favoriser l’échange de l’expertise et des savoirs liés aux technologies permettant de combattre la COVID-19. Le Medicines Patent Pool (MPP), une organisation internationale soutenue par les Nations Unies qui vise à améliorer l’accès aux médicaments des pays à revenu faible et intermédiaire, a aussi élargi son mandat pour permettre le partage des brevets liés aux vaccins contre la COVID-19.

Au départ, ces collaborations scientifiques en vue de maximiser l’effort de guerre contre la COVID-19 permettaient d’espérer qu’on sortirait de la logique des brevets et de la recherche en silo des firmes en concurrence. Malheureusement, les vieux réflexes de la science propriétaire et des monopoles technologiques ont vite repris le dessus. Ainsi, aucune société pharmaceutique n’a encore accepté de partager ses technologies avec le C-TAP ou le MPP ; chacune travaille plutôt pour maximiser ses revenus futurs, même si cela se fait au détriment de la lutte contre la COVID-19.

Les sociétés propriétaires de vaccins demeurent réticentes à négocier des accords de licence, malgré les redevances qu’elles percevraient, puisque leur capacité de générer des revenus dépend de leur capacité à préserver la maîtrise de leur savoir-faire technologique.

Dans la lutte contre la pandémie, le système des brevets à lui seul ne serait pas tant un obstacle si l’industrie pharmaceutique voyait un avantage à accorder un maximum de licences de production pour permettre à toutes les sociétés compétentes et disponibles, partout dans le monde, de produire un maximum de vaccins. Toutefois, les sociétés propriétaires de vaccins demeurent réticentes à négocier des accords de licence, malgré les redevances qu’elles percevraient, puisque leur capacité de générer des revenus dépend de leur capacité à préserver la maîtrise de leur savoir-faire technologique. En effet, le marché vaccinal pour la COVID-19 est un marché à long terme et le partage des savoirs risque de réduire les revenus futurs, notamment lorsque de nouvelles formulations de vaccins contre divers types de variants s’avèrent nécessaires. Seule AstraZeneca s’est montrée plus flexible, mais cela faisait partie des conditions qu’avait posées l’Université Oxford lorsqu’elle lui a fourni le vaccin.

La dynamique entre les États et les sociétés pharmaceutiques

Certains vaccins, comme celui de Moderna, ont été directement financés par des fonds publics, par exemple, grâce à l’opération Warp Speed aux États-Unis. En fait, l’investissement public mondial pour les vaccins contre la COVID-19 s’élève à plus de 100 milliards de dollars, si l’on tient compte des garanties de marché (Advance Market Commitments) qui ont permis d’éliminer les risques liés aux investissements privés. Pourtant, les vaccins demeurent la propriété exclusive des sociétés pharmaceutiques et des investisseurs privés.

En donnant la priorité aux droits de propriété des sociétés pharmaceutiques plutôt qu’aux impératifs de la santé publique à l’échelle planétaire, nous nous retrouvons dans la situation actuelle, où chaque pays joue du coude devant les portes des fabricants pour que ceux-ci acceptent de leur vendre des doses et de les leur fournir le plus rapidement possible, plutôt que de les livrer au voisin. Au lieu de travailler tous ensemble à produire un maximum de vaccins, les pays se font concurrence les uns les autres dans une distribution de vaccins organisée selon les priorités des fabricants. Plusieurs pays, y compris le Canada, possèdent des capacités de production vaccinales inutilisées.

Ainsi, en mai 2021, le Canada et les États-Unis avaient vacciné près de 50 % de leur population, alors que les pays à faible revenu étaient rendus à 0,5 %. Ces derniers ont surtout reçu leurs vaccins par l’entremise de la plateforme d’achat COVAX, initiée entre autres par la Fondation Gates, qui vise à regrouper le pouvoir d’achat des pays à faible revenu tout en respectant les diktats de la propriété intellectuelle dans une concurrence avec les pays riches. On estime que les pays les plus pauvres devront attendre jusqu’à 2024 pour vacciner leur population. Les délais risquent même d’être plus longs encore : Pfizer a annoncé que son vaccin pourrait nécessiter une troisième dose et envisage des rappels annuels, tout comme d’autres producteurs de vaccins.

La suspension temporaire de l’Accord sur les ADPIC (« TRIPS Waiver »)

Les sociétés pharmaceutiques ayant refusé de participer au C-TAP ou au MPP, l’Inde et l’Afrique du Sud, appuyés par une centaine de pays, ont demandé à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), en octobre 2020, de déroger temporairement à certaines dispositions de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent le commerce (ADPIC) lié à la COVID-19 pour faciliter les échanges technologiques et permettre d’augmenter la production de vaccins d’ici la fin de la pandémie.

L’opposition du Canada à la suspension de l’Accord sur les ADPIC est d’autant plus surprenante que notre pays joue un rôle important pour assurer une certaine flexibilité de cet accord lorsqu’il s’agit de questions de santé publique. Ainsi, en cas d’urgence sanitaire, un pays peut contourner les brevets en exigeant qu’on lui accorde des licences, comme le prévoit l’article 31 de l’Accord. Si un pays est dans l’impossibilité de produire lui-même les vaccins grâce aux licences, il peut alors se tourner vers un seul pays : le Canada. Le Régime canadien d’accès aux médicaments (RCAM), instauré en 2004, permet en théorie de produire au Canada les médicaments nécessaires en cas d’urgence sanitaire et de les exporter vers les pays demandeurs. En pratique, toutefois, le RCAM est une catastrophe. Seul le Rwanda y a eu recours pour obtenir des antirétroviraux contre le sida en 2008, et le système s’est alors montré complètement inefficace, enfermé dans des tracasseries administratives. Le Rwanda et la société pharmaceutique canadienne Apotex, qui avait produit les antirétroviraux, avaient tous deux déclaré qu’ils ne participeraient plus au RCAM avant qu’on y mette en place des réformes majeures.

L’opposition du Canada à la suspension de l’Accord sur les ADPIC est d’autant plus surprenante que notre pays joue un rôle important pour assurer une certaine flexibilité de cet accord lorsqu’il s’agit de questions de santé publique.

Le Parlement canadien a alors voté une réforme en 2011 (projet de loi C-393) pour améliorer l’efficacité du RCAM. Malgré la majorité du Parlement, le projet de loi est mort au feuilleton, puisque le Sénat ne l’a pas ratifié. Aux yeux de toute personne intéressée par les questions de propriété intellectuelle, le RCAM demeure un monstre bureaucratique inutile et inefficace.

Or, en décembre 2020, les délégués canadiens à l’OMC ont défendu l’opposition du Canada à la dérogation temporaire en arguant qu’elle n’est pas nécessaire, étant donné l’existence du RCAM. Pire, on a même prétendu que, puisqu’aucun pays n’avait eu recours au RCAM depuis 2008, on avait la preuve que l’Accord sur les ADPIC n’avait pas besoin de plus de flexibilité.

Malgré la mauvaise réputation du RCAM, la société ontarienne Biolyse s’est dite prête, en mai 2021, à produire des vaccins par l’entremise du RCAM en demandant une licence à Johnson & Johnson, et la Bolivie a manifesté son intérêt. Toutefois ― nouvelle tracasserie administrative ―, le RCAM ne peut être utilisé que pour les maladies qui figurent sur la liste 1 de la Loi sur les brevets, constituée en 2004. Or, puisque la COVID-19 n’en fait pas partie, le RCAM ne permet pas d’exporter des vaccins contre cette maladie. À ce jour, le Canada continue de refuser d’inclure les vaccins contre la COVID-19 sur la liste 1. Bref, le Canada se dit que tout va bien puisque personne ne fait appel au RCAM (tout en s’assurant que personne ne puisse y avoir recours).

Si les pays riches comme le Canada, les États-Unis, l’Europe, le Royaume-Uni et la Suisse se sont d’abord opposés catégoriquement à une telle suspension de l’Accord sur les ADPIC, la situation critique de la pandémie dans plusieurs pays comme l’Inde, le Brésil ou l’Argentine a mené certains pays, notamment les États-Unis, à revoir leur position. La volte-face américaine donne au Canada une belle occasion de se placer finalement du bon côté de l’histoire.

On ne sait trop si cette prise de position américaine aura pour effet d’amoindrir la dictature des brevets et permettra de poser les bases d’une meilleure collaboration scientifique à l’échelle internationale. Dans tous les cas, la tension grandissante entre les annonces de revenus records faites par des sociétés pharmaceutiques détentrices de brevets et l’urgence sanitaire dans plusieurs pays possédant des capacités de production inutilisées nous montrent à quel point le système actuel de propriété intellectuelle n’a pas été conçu pour le type de science extraordinaire que requiert une pandémie.

Certaines parties de cet article ont fait l’objet d’une présentation devant le Comité permanent de la santé à la Chambre des communes, le 1er février 2021.

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Marc-André Gagnon
Marc-André Gagnon est professeur agrégé à l'École d'administration et de politique publique de l'Université Carleton. Ses recherches portent sur les politiques pharmaceutiques et les politiques sociales, notamment sur l'économie politique du secteur pharmaceutique.

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