Depuis le début de la pandémie, plusieurs observateurs ont déploré l’absence d’un système standardisé de collecte des données individuelles qui permettrait d’avoir un portrait « en temps réel » de la situation de la COVID-19 à l’échelle du pays. L’ancien statisticien en chef adjoint du Canada Michael Wolfson a notamment appelé Ottawa à utiliser l’arme du financement pour contraindre les provinces et territoires à s’entendre avec les autorités fédérales à ce sujet. Plus récemment, Matthew Bouldon et Daniel Béland soutenaient que le gouvernement canadien « doit s’engager à mettre en place une infrastructure de données nationale, intergouvernementale et coordonnée » et, à cette fin, doit « établir et appliquer des normes nationales essentielles pour la collecte de données sur la santé publique ».

En pratique, l’Agence de la santé publique du Canada (ASPC) et Statistique Canada ont élaboré un formulaire de déclaration de cas d’infection en vue de recueillir des informations détaillées sur chaque cas confirmé de COVID-19 au pays. Toutefois, un récent rapport du Bureau du vérificateur général du Canada (BVGC) sur le travail de l’ASPC, déposé le 25 mars 2021, indiquait que seule une petite fraction des cas survenus dans les provinces et territoires était effectivement transmise à l’ASPC dans un délai de 24 heures, que les données sur chaque cas étaient souvent incomplètes et que l’infrastructure technologique utilisée à cette fin était déficiente.

Pourquoi une telle situation persiste-t-elle, plus d’an après le début de la pandémie ? Quels sont les obstacles, politiques et techniques, à la construction d’un « tableau de bord » national harmonisé ? Comment a-t-on cherché à supprimer ou, du moins, à aplanir ces obstacles ?

Les obstacles techniques

La difficulté d’offrir un portrait national de la pandémie en temps réel se heurte à une série de problèmes techniques. D’abord, pour diverses raisons, les provinces et territoires ne fournissent pas tous au même rythme les informations souhaitées. On voit, par exemple, que certaines provinces ne publient pas de données le dimanche, voire le week-end. Le Québec produit chaque jour le « taux de positivité » (mais il porte sur les tests effectués l’avant-veille), alors que d’autres provinces fournissent une moyenne mobile de ce taux sur sept jours.

Un autre obstacle qui nuit à la comparaison entre provinces et à la mise au point d’un tableau de bord « national » à jour de la pandémie tient aux différentes définitions des variables, comme les « cas confirmés », les « décès COVID » ou encore les « tests ». Ainsi, le Québec compte parmi les cas confirmés ce qu’il appelle les « cas par lien épidémiologique » ; ces cas comprennent les personnes qui n’ont pas subi de test PCR, mais qui présentent des symptômes compatibles avec ceux de la COVID et qui sont en contact rapproché avec une personne ayant subi un test positif. Lors de la première vague, de 10 à 13 % des cas déclarés chaque jour au Québec appartenaient à cette sous-catégorie, qui n’existe pas dans plusieurs autres provinces. À l’automne 2020, ils ne représentaient plus que 1 % des cas en moyenne, mais ce pourcentage a recommencé à grimper depuis peu.

Un autre obstacle qui nuit à la comparaison entre provinces et à la mise au point d’un tableau de bord « national » à jour de la pandémie tient aux différentes définitions des variables, comme les « cas confirmés », les « décès COVID » ou encore les « tests ».

En ce qui concerne les décès, la plupart des provinces et territoires suivent les directives de l’Organisation mondiale de la santé et enregistrent un décès COVID dès que la mention de la maladie figure sur le constat de décès, même si la COVID n’est pas l’unique cause du décès. L’Ontario et la Colombie-Britannique, qui représentent à elles deux plus de la moitié de la population canadienne, adoptent une définition un peu plus stricte et procèdent autrement. Il est difficile de mesurer l’effet précis de ces choix, mais certains médecins ontariens notent qu’il en résulte une sous-estimation du nombre de décès COVID dans leur province, tandis que des médecins québécois pensent de leur côté qu’il y a une surestimation du nombre de décès au Québec. De la même manière, le « nombre de tests » renvoie, selon les provinces, tantôt aux tests complétés, tantôt au nombre de personnes testées.

Ces différences n’empêchent pas toute lisibilité des données sur la pandémie à l’échelle nationale, mais elles la compliquent sûrement. Par exemple, on voit mal quels sont le numérateur et le dénominateur à partir desquels est calculé le « pourcentage de tests positifs (total) » publié dans les mises à jour quotidiennes du gouvernement du Canada.

Les obstacles politiques

Ces variations dans les pratiques de comptage sont également liées à des facteurs politiques. Le gouvernement fédéral joue évidemment un rôle important dans la lutte contre le coronavirus : l’ASPC est responsable de la surveillance des maladies infectieuses, Santé Canada approuve et distribue les vaccins, les frontières du pays sont de juridiction fédérale, etc. Mais ce sont les provinces qui assument de jour en jour la plus grande part des responsabilités : ce sont elles qui décident des mesures visant à éviter la propagation de la COVID, qui font passer les tests, qui prennent en charge les hospitalisations, qui établissent les constats de décès. En pratique, ce sont donc les provinces qui effectuent la surveillance immédiate de la progression de la pandémie, l’Agence de santé publique du Canada ne faisant que colliger les données que lui « signalent volontairement » les provinces.

Malgré une série de recommandations formulées depuis plus de 20 ans, en effet, l’établissement de normes communes et de procédures convenues pour communiquer les données en santé à l’autorité centrale demeure un processus inachevé. Comme le rappelle le rapport du BVGC, une entente multilatérale à ce sujet a été conclue en 2016, mais les annexes concernant l’information sur les maladies infectieuses n’ont pas été finalisées. Les différences que l’on observe quant à l’information produite par les provinces et territoires n’ont donc rien d’étonnant.

Malgré une série de recommandations formulées depuis plus de 20 ans, l’établissement de normes communes et de procédures convenues pour communiquer les données en santé à l’autorité centrale demeure un processus inachevé.

On peut s’interroger sur la permanence de ce problème et sur l’incapacité des parties à le résoudre : défense jalouse de prérogatives constitutionnelles ? Refus de transparence et culture du secret ? Obstacles légaux liés à des cadres juridiques différents régissant la protection des renseignements personnels ? Ou encore, inertie bureaucratique de part et d’autre ?

De nouveaux joueurs

Devant les difficultés de l’autorité centrale à produire une représentation quantitative de la pandémie destinée à éclairer les décideurs nationaux, on observe aussi que d’autres joueurs ont surgi, offrant leurs propres services aux fins de nettoyer, d’harmoniser et de tenir à jour ces informations disparates.

Pensons d’abord aux médias, dont plusieurs proposent chaque jour une offre copieuse de tableaux et de graphiques pour suivre l’évolution de la pandémie « en temps réel ». Ainsi, le réseau français de Radio-Canada offre des données directement issues des sources primaires provinciales et territoriales ainsi que la possibilité, pour ses lecteurs, de créer leurs propres graphiques. Le COVID-19 Canada Open Data Working Group est, pour sa part, un regroupement de chercheurs qui s’est donné pour mission d’analyser et de visualiser en temps réel la progression de la pandémie à l’échelle du pays et de rendre disponibles en même temps le plus grand nombre de données les plus fines possible. Les données publiées par ce groupe sont vérifiées et entrées manuellement, car les formats d’un grand nombre de données mises en ligne diffèrent d’une province à l’autre et ne sont pas toujours « lisibles par machine ». Certains outils interactifs développés par ce groupe de chercheurs ont d’ailleurs été repris par les autorités publiques : c’est le cas de la carte du Canada interactive, mise à jour quotidiennement par l’ASPC.

Une autre contribution significative provient d’une entreprise privée, Esri Canada, spécialisée dans les systèmes d’information géographique. Son portail sur la COVID-19 renferme de nombreuses ressources : tableaux de bord pour le Canada, les provinces, ainsi que certaines régions et municipalités populeuses ; cartes diverses liées aux données du recensement et de l’Enquête nationale sur la santé de la population ; ou encore, données ouvertes sur chaque cas individuel rapporté par les autorités depuis le début de la pandémie.

Conclusion

Devant le défi particulier que pose la COVID-19, le partenariat entre l’ASPC et Statistique Canada, qui tirait son autorité de la responsabilité fédérale en matière de statistiques, s’est révélé sur ce plan entièrement dépendant des décisions prises au niveau provincial. Le prix que devrait assumer le gouvernement fédéral s’il recourait à « l’arme du financement » pour imposer la mise sur pied d’un système standardisé de données sur la santé dépasse le bénéfice politique qu’il en retirerait, les effets concrets d’un tel système ne se faisant sentir qu’à moyen ou à long terme.

En même temps, on voit mal en quoi un portrait plus précis et plus actuel de l’évolution de la pandémie à l’échelle nationale aurait aidé le gouvernement fédéral à prendre des décisions plus éclairées, puisque les choix décisifs en la matière relèvent essentiellement de la juridiction des provinces. Certes, des données plus nombreuses et de meilleure qualité auraient pu aider les provinces dans leur gestion de la pandémie, mais il s’agit là d’une tout autre question.

En fait, s’il est une dimension à laquelle Statistique Canada a pu apporter une contribution significative, c’est celle des répercussions sociales et économiques de la pandémie, comme l’ont souligné à juste titre Matthew Bouldon et Daniel Béland. À cette fin, l’organisme disposait de ses propres outils, d’une compétence éprouvée et du recul analytique nécessaire. Mais en ce qui concerne le domaine de la santé, et plus particulièrement le suivi en temps réel d’une épidémie présentant des profils variés d’une province à l’autre et, donc, la nécessité d’ajuster rapidement les décisions à l’évolution de conditions locales, il ne peut exister de « monopole de la statistique légitime ». À cet égard, on doit se satisfaire d’un équilibre sous-optimal, où les carences du système d’information sont partiellement comblées par une pluralité d’« entrepreneurs en données ».

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Jean-Guy Prévost
Jean-Guy Prévost est professeur de science politique à l'Université du Québec à Montréal et membre du Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie (CIRST). Son projet de recherche principal porte sur l’indépendance des bureaux statistiques.

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