(Cet article a été traduit de l’anglais.)

La Cour supérieure du Québec a récemment élargi l’accès à l’aide médicale à mourir (AMM). Si les instances supérieures maintiennent cette décision ou encore si le gouvernement fédéral ne la porte pas en appel, les personnes gravement handicapées ou atteintes d’une maladie grave au Canada pourront avoir accès à l’AMM même si leur mort naturelle n’est pas imminente ou prévisible.

Or il y a eu une omission importante. Tout comme la Cour suprême du Canada en 2015, la Cour supérieure du Québec n’a pas abordé les questions de discrimination fondée sur la capacité physique, l’âge, la maladie, la vulnérabilité socioéconomique et, de manière plus générale, l’oppression dans le contexte de l’AMM ― en d’autres termes, des facteurs qui déterminent le contexte de vie des personnes handicapées dans notre société. En fait, le tribunal québécois a précisé (paragraphe 252) que l’appartenance à un groupe historiquement qualifié de vulnérable ou de marginalisé était sans rapport avec les droits à la vie, à la sécurité et à la liberté.

Pourtant, en ne tenant pas compte des répercussions de l’oppression ― dont la perte d’autonomie, la stigmatisation et la discrimination ― dans l’offre d’AMM, nos tribunaux et nos législateurs ne protègent pas adéquatement l’autonomie des personnes vulnérables. Notre société en vient à les aider à mourir avant même de songer à leur assurer des conditions de vie décentes.

Au cours des cinq dernières années, on a beaucoup entendu parler au Canada de personnes comme Lee Carter et Gloria Taylor, Julia Lamb, Jean Truchon et Nicole Gladu qui ont traduit le gouvernement en justice parce que le droit pénal canadien les empêchait de recevoir l’AMM. Ces personnes ont expliqué à quel point leur état de dépendance, leur douleur, leur perte de capacité à mener des activités enrichissantes, leur confinement au lit ou la crainte d’une « mort affreuse », « terrassée par la douleur », selon les dires de Gloria Taylor, rendaient leur vie insupportable.

Ces cas mettaient stratégiquement l’accent sur les motifs « raisonnables » pour souhaiter mourir, des motifs auxquels aucune aide médicale ou adaptation sociale ne saurait remédier. Sur le plan de l’éthique, ces cas illustrent les demandes d’AMM les moins problématiques que l’on puisse imaginer.

Cependant, les médias ont porté beaucoup moins d’attention à d’autres motifs justifiant la volonté de mourir : ceux que des interventions de l’État pourraient dissiper. Des personnes telles que Archie Rolland, Sean Target, Natalie Jarvis et Arleen Reinsborough ont toutes mis fin à leurs jours, ou envisagent de le faire, car la société ne leur fournit pas les soins et l’aide médicale ou financière dont elles ont besoin. « Le système actuel est inhumain », a dit Archie Rolland en 2018. « Difficile d’agir avec humanité envers quelqu’un qu’on perçoit comme dénué de valeur », a dit Arleen Reinsborough au début de 2019.

Les gens se retrouvent dans des conditions de vie intenables, à la fois en raison d’un grave problème de santé et de leur contexte social. Les études nous ont appris au cours des 50 dernières années qu’un handicap n’est pas seulement un problème médical, mais aussi le résultat d’une oppression. En l’occurrence, on omet de fournir aux personnes souffrant de problèmes de santé un contexte social qui favorise leurs activités.

Dans les débats sur l’AMM, on revient sans cesse sur le sentiment d’indignité de vivre dans un « corps malade », mais on omet de parler de l’indignité de vivre dans une « société malade ».

Nous avons le devoir d’examiner si l’échec des efforts pour mieux venir en aide aux personnes qui désirent l’AMM résulte de l’oppression, d’une discrimination fondée sur la capacité ou l’âge qui incite à croire que la vie des personnes handicapées, malades ou âgées est moins importante que celle des membres de la société productifs et fonctionnels.

Que pouvons-nous faire ?

Les chercheurs et les législateurs doivent examiner, avant toute chose, les conséquences de l’oppression sur les ressources disponibles et sur la résilience des personnes enclines à recourir à l’AMM. Par exemple, de nombreuses personnes handicapées peuvent avoir intériorisé cette oppression au point de mépriser leurs propres déficiences alors qu’elles n’ont aucune option qui allégerait le fardeau de leur handicap dans leur vie quotidienne.

Les structures de surveillance en place dans la plupart des régions du Canada ne fournissent pas de données suffisantes sur les personnes qui souhaitent obtenir l’AMM. Les données de l’Oregon et du Québec montrent que les personnes veulent mettre fin à leurs jours pour plusieurs raisons : perte d’autonomie et de maîtrise de leur vie, incapacité de se livrer à des activités qui donnent un sens à la vie, sentiment d’être un fardeau pour la famille, les amis ou les proches aidants, contrôle insuffisant de la douleur, image de soi diminuée et piètre qualité de vie.

Recueillir de l’information détaillée sur les causes particulières de la souffrance existentielle permettrait aux chercheurs et aux décideurs de prévoir des moyens mieux adaptés pour répondre aux besoins des populations vulnérables. Nous savons comment offrir l’AMM, mais nous manquons de données pour offrir l’aide à vivre.

Comment pourrions-nous rendre plus tolérable, agréable et enrichissante la vie des personnes qui envisagent l’AMM ? Les programmes sociaux, les opportunités et les soins offerts encouragent-ils ces personnes à croire que de « vivre dans un corps brisé, dans un monde où la douleur doit être bâillonnée » (selon les mots de la poète américaine Adrienne Rich) est un choix digne ?

Le cadre médicolégal en place offre aux personnes malades, âgées et handicapées un accès à l’AMM, et notre politique de facto ne vise pas à nous assurer que nous leur avons fourni de l’aide à vivre. Puisque « ce qui se mesure se fait », l’image dépolitisée de l’AMM et affranchie de l’oppression nous sert d’excuse pour ne rien faire d’autre.

Que devons-nous faire ?

Les obligations du Canada d’analyser l’oppression que subissent les personnes qui envisagent de demander l’AMM tout comme de prendre les moyens qui s’imposent pour atténuer leurs difficultés reposent sur des droits constitutionnels rigoureux.

Il est trivial de dire que l’argent que nous dépensons pour les plus vulnérables et les plus souffrants de nos concitoyens pourrait à la place être consacré à des enfants malades et à des adultes curables. De tels calculs trahissent un postulat discriminatoire fondé sur la capacité et l’âge voulant que l’État doive consacrer son budget à des vies qui en « valent la peine », c’est-à-dire productives, plutôt qu’à des personnes vieilles, irréversiblement malades ou handicapées, ce qui laisse croire qu’elles sont des membres moins dignes de la société. La lourdeur administrative et la réduction des dépenses ne sont pas des raisons valables pour outrepasser les droits constitutionnels en matière d’égalité et de droit à la vie, à la sécurité et à la liberté.

D’ailleurs, les organismes de défense des droits civils qui ont participé aux débats constitutionnels pour garantir l’accès à l’AMM aux personnes vulnérables ne pourraient-ils pas en faire autant pour leur garantir un accès égal à l’aide à vivre ? Après tout, les mêmes droits sont en cause.

Les tribunaux ont jusqu’à présent retenu un argument qui ressemble à du chantage : « Si l’État ne me donne pas accès à l’aide médicale à mourir, je mettrai fin à mes jours pendant que j’en ai encore la capacité. Par conséquent, l’État viole mon droit à la vie en ne me laissant aucune option plus tolérable qu’une mort prématurée. »

Pourquoi les tribunaux n’accepteraient-ils pas le même argument si des personnes vulnérables sur le plan social se trouvant dans une situation similaire disent : « Si l’État ne me donne pas accès à des formes de soutien élémentaire qui rendraient ma vie plus tolérable, je choisirai l’aide à mourir. Par conséquent, l’État viole mon droit à la vie en ne me laissant aucune option plus tolérable que la mort. »

On parle abondamment des dimensions politiques et sociales du suicide chez les anciens combattants, les populations autochtones, les jeunes et les détenus. Nous ne devrions pas soustraire l’AMM à une telle analyse parce que seulement une infime partie de ses utilisateurs sont gravement opprimés ou parce qu’elle est financée par l’État ; au contraire, le soutien par l’État devrait renforcer notre vigilance.

Assurément, nous voulons tous mourir dans la dignité. Mais historiquement, pour les populations opprimées, l’« accès à la mort » (ou en réalité, tragiquement, le fait d’être tué) n’a jamais été un problème. En fait, le défi plus important pour notre société consiste à aider les personnes opprimées à trouver les moyens de mener une vie digne d’être vécue, dans une société qui les a laissées pour compte. Aborder la question de l’accès élargi à l’aide médicale à mourir avant de parler d’oppression équivaut à mettre la charrue avant les bœufs.

Photo : Shutterstock / praditkhorn somboonsa


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Jonas-Sébastien Beaudry

Jonas-Sébastien Beaudry est professeur adjoint de droit à l’Université McGill (et conjointement à l’Institut des politiques sociales et de la santé) et membre du Barreau du Québec. Ses recherches portent sur les droits de la personne, le droit de la santé et les invalidités.

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