Le 21 octobre, le Parti libéral de Justin Trudeau a repris le pouvoir avec l’appui de 33,1 % des électeurs canadiens, un peu moins que ce que les conservateurs d’Andrew Scheer ont obtenu (34,4 %). Plusieurs électeurs étaient probablement satisfaits, dans la mesure où ils ne souhaitaient pas un gouvernement conservateur. Mais gouverner avec l’appui formel d’un tiers seulement de l’électorat, ce n’est pas idéal.

Au Québec, le 1er octobre 2018, François Legault a construit une solide majorité avec à peine plus de votes, soit 37,4 % du suffrage. Divisés, les adversaires de la CAQ n’ont pas fait le poids.

Nous sommes habitués à ce genre de résultats, liés à notre système électoral majoritaire, et oublions assez vite, une fois les élections passées, l’appui réel que chaque parti a obtenu. Plusieurs y voient même un avantage ; notre mode de scrutin majoritaire, en amplifiant les écarts, crée les conditions pour des gouvernements stables, forts et idéologiquement cohérents.

Prenons la Belgique par exemple, sans gouvernement autre qu’un exécutif pour les affaires courantes depuis la démission de Charles Michel, le 21 décembre 2018. Les élections de mai 2019 n’y ont rien changé, accentuant encore les divisions entre une Flandre solidement campée à droite et une Wallonie qui vote à gauche. En 2010-2011, le pays avait été sans gouvernement pendant 541 jours. Former une coalition quand le vote est fragmenté et polarisé peut s’avérer laborieux.

La propension de notre mode de scrutin à produire des gouvernements majoritaires a toutefois un prix sur le plan démocratique, puisqu’elle donne tout le pouvoir à des élus choisis par une minorité d’électeurs et représente mal la multiplicité des voix qui s’affrontent dans le débat public. C’est pourquoi, depuis plusieurs années, la réforme du mode de scrutin revient régulièrement à l’ordre du jour au Québec. François Legault s’est d’ailleurs engagé à cet égard, en signant en octobre 2018 une entente entre tous les partis ― à l’exception du Parti libéral du Québec ― sur l’adoption d’un système proportionnel mixte compensatoire.

Comme c’est souvent le cas, l’enthousiasme en faveur d’une réforme a tiédi après les élections, les nouveaux bénéficiaires du mode de scrutin majoritaire lui trouvant soudainement des vertus insoupçonnées. La ministre responsable de la réforme électorale, Sonia LeBel, a tout de même déposé un projet de loi à la fin septembre, qui prévoit un référendum sur l’adoption d’un mode de scrutin proportionnel mixte compensatoire lors de l’élection de 2022. La tenue de ce référendum ajoute une étape supplémentaire à la réforme et risque de la faire échouer, mais elle ne semble pas de trop.

Plusieurs de ceux qui militent en faveur d’une réforme s’opposent à un tel référendum, arguant qu’il n’est pas obligatoire et risque de faire dérailler le projet ― ce qui est vrai. Mais comment prôner une représentation plus fidèle de l’électorat et refuser, en même temps, de laisser la majorité des citoyens décider des règles du jeu ? Dans un ouvrage bien documenté et utile pour faire le tour de la question, Des élections à réinventer : un pouvoir à partager, Mercédez Roberge développe un argument étonnant, selon lequel « un référendum ne devrait pas avoir lieu sur le sujet puisque la majorité déciderait que ses droits à la représentation sont plus importants que ceux des autres » (p. 283).

Par où commencer ? Premièrement, Roberge présume que le résultat d’un référendum serait négatif, estimant impossible qu’une majorité se dessine en faveur d’un nouveau mode de scrutin, ce qui est tout de même particulier, puisqu’elle consacre de nombreuses pages à démontrer que la majorité des électeurs est mal servie par les règles actuelles. Deuxièmement, après avoir consacré tout un livre à plaider pour une meilleure représentation, elle propose qu’il ne faudrait surtout pas laisser le peuple décider sur une des questions les plus fondamentales en démocratie. Troisièmement, et c’est encore plus significatif, Roberge rejette du même coup la règle de la majorité, sans doute la règle cardinale en démocratie, au centre du jeu politique, quel que soit le mode de scrutin.

Le mode de scrutin proportionnel, en effet, n’a pas tant pour finalité de faire entendre toutes les voix, si minoritaires soient-elles, que d’établir une majorité représentative, capable de gouverner pour quelques années. D’ailleurs, on convient en général d’un seuil en bas duquel un parti n’obtient pas de sièges (le projet de loi du gouvernement actuel place ce seuil à 10 % des votes, ce qui est exceptionnellement élevé et probablement exagéré). Dans la plupart des démocraties qui ont un mode de scrutin proportionnel, le souci de dégager des majorités capables de gouverner prime sur la volonté de représenter les minorités les plus infimes.

Le mode de scrutin proportionnel, en effet, n’a pas tant pour finalité de faire entendre toutes les voix, si minoritaires soient-elles, que d’établir une majorité représentative, capable de gouverner pour quelques années.

La démocratie, en effet, c’est d’abord et avant tout la règle de la majorité, balisée bien sûr par le respect des droits des minorités. En ce sens, un référendum constitue un instrument démocratique fondamental, comme l’ont plusieurs fois affirmé les Catalans.

Mais qu’en est-il sur le fond ? Faut-il préférer le statu quo ou la réforme ? Toute concentrée sur une vision univoque de la représentation comme miroir de la population, Roberge insiste surtout sur la supériorité de la représentation proportionnelle, qui, de fait, reflète mieux les divisions politiques qui existent au sein de la société. Mais une réforme changerait aussi notre vie politique. Choisir un mode de scrutin proportionnel, c’est en effet opter pour des gouvernements de coalition comme mode normal de fonctionnement.

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Roberge consacre bien peu de pages à cette question, qu’elle considère secondaire. Dans l’exemple fictif qu’elle évoque en conclusion, « il ne faut que quelques jours suivant l’élection pour que la composition de la coalition gouvernementale soit confirmée ». Pourtant, ces dernières années, la formation de coalitions viables a été épineuse non seulement en Belgique, mais aussi en Espagne, en Allemagne, en Suède et en Finlande. Dans les sociétés composées de communautés nationales différentes, les blocages risquent d’être particulièrement douloureux.

C’est sur ce plan que se construit le plaidoyer de Christian Dufour en faveur du statu quo. Dans Le pouvoir québécois menacé : non à la proportionnelle !, Dufour s’oppose au changement d’un mode de fonctionnement qui a, somme toute, bien servi le Québec. Il évoque ― souvent sans nuances ― les difficultés propres au mode de scrutin proportionnel et avance ― sans vraiment le démontrer ― que des gouvernements de coalition seraient nécessairement plus faibles. Dufour insiste surtout sur l’idée selon laquelle le système actuel donnerait le contrôle de la vie politique à la majorité francophone, préservant ainsi le « pouvoir québécois ».

Cet argument est étrange. En 2016, 79,1 % des Québécois déclaraient avoir le français comme langue maternelle, et la même proportion disait parler uniquement ou surtout français à la maison. Comment une représentation proportionnelle pourrait-elle faire perdre le contrôle à une telle majorité ? En fait, ce ne sont pas les francophones à proprement parler qui préoccupent Dufour, ce sont plutôt les francophones des régions, qui votent moins pour le Parti libéral du Québec (p. 124-125). Le mode de scrutin majoritaire magnifie effectivement le poids des régions au détriment des électeurs urbains. Ce biais anti-urbain, notent Holger Döring et Philip Manow dans une étude récente, favorise les partis de centre droit au détriment de la gauche. Mais les électeurs des régions ne constituent pas pour autant, à eux seuls, la majorité francophone.

Il y a, entre Roberge et Dufour, une curieuse entente pour faire référence à une majorité francophone inventée. Les deux pensent que cette majorité est réfractaire au changement et voterait non à un référendum sur la réforme électorale. Roberge le déplore et se montre prête à sacrifier la règle de la majorité pour promouvoir une meilleure représentation des minorités ; Dufour s’en félicite et laisse entendre que tout s’écroulerait s’il fallait instaurer une meilleure représentation pour l’ensemble des électeurs.

Avec la représentation proportionnelle, nos gouvernements émaneraient presque toujours de coalitions. Mais ils ne seraient pas forcément précaires ou faibles. Et les francophones seraient toujours aux commandes, puisqu’ils constitueraient toujours près de 80 % de la population.

Le « pouvoir québécois », pour reprendre l’expression de Dufour, ne repose pas sur le mode de scrutin majoritaire, mais plutôt sur la capacité, établie au fil des années, de créer des consensus politiques, qui ont fait du Québec une société distincte en Amérique du Nord. Ce sont ces consensus, que Dufour méprise et associe à un « conformisme pesant », qui ont construit la nation québécoise contemporaine.

Ceux qui pensent encore que seul un mode de scrutin majoritaire permet de constituer des gouvernements forts et décisifs feraient bien de jeter un coup d’œil du côté du Royaume-Uni contemporain. Ils y verraient un pays incapable d’engendrer une démarche cohérente quand est venu le temps de négocier une question existentielle fondamentale, la sortie ordonnée de l’Union européenne. Peu habitués à créer des ponts entre les partis, les parlementaires britanniques n’ont jamais réussi à s’entendre sur une position commune, sinon pour rejeter une après l’autre les différentes options de compromis. Remarquablement cohérents, les Européens n’ont eu qu’à attendre, en laissant la Chambre des communes s’enfoncer.

En optant pour la représentation proportionnelle lors d’un référendum, les Québécois prendraient un risque. Mais ce risque en vaut la peine, parce que la proportionnelle pourrait améliorer nos institutions représentatives, favoriser la recherche de compromis et l’atteinte de consensus, et renforcer un ensemble de traits qui font du Québec une société distincte en Amérique du Nord.

Photo : Shutterstock / Felix Lipov


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