Quand il est question d’innovation, les municipalités sont rarement considérées comme des chefs de file. D’autant que pour plusieurs observateurs, l’innovation est d’emblée l’apanage des entreprises du secteur privé qui sont confrontées à un environnement très concurrentiel. Or un survol des enjeux et des défis auxquels ont dû faire face les municipalités québécoises depuis le dernier quart du 19e siècle révèle qu’elles sont capables d’innover et, même, qu’elles n’ont guère eu le choix de le faire, en raison, notamment, des transformations démographiques, sociales, spatiales, économiques et culturelles qui ont affecté diversement les collectivités territoriales. Comme nous le montrons dans notre ouvrage L’innovation municipale : sortir des sentiers battus (PUM 2019), les municipalités n’ont eu de cesse de s’adapter à ces transformations. Et il en est de même présentement, comme le reconnaissent tous ceux qui sont familiers avec le monde municipal.

Cela n’empêche pas les administrations municipales d’être parfois conservatrices ou empêtrées dans des structures administratives passablement lourdes ― certaines, incidemment, plus que d’autres. Il n’y a rien ici de fondamentalement contradictoire. Que la dynamique de l’innovation municipale ne soit pas continue, qu’elle soit modulée du gré des circonstances et des conjonctures, qu’elle tienne parfois du bricolage ou qu’elle s’apparente à des emprunts-adaptations n’invalide pas notre constat : les municipalités innovent.

Or cet aspect de la manière dont les municipalités accomplissent leur mission est peu reconnu et valorisé. L’innovation est généralement associée à l’entreprise privée et aux organismes publics, comme si les municipalités ne pouvaient emprunter cette voie. Notre ouvrage s’est attaqué à cette idée reçue, en prenant soin de bien distinguer les deux processus d’innovation. Si l’innovation municipale peut ressembler à l’innovation que l’on observe dans le monde des PME, il ne saurait toutefois être question de les confondre.

Les particularités de l’innovation municipale

Les municipalités sont en général de petites organisations, dotées d’un conseil élu, d’administrateurs, de gestionnaires de services et d’employés ayant des qualifications diverses. Ces organisations sont rattachées à un territoire de dimensions généralement limitées. Leur situation n’est donc pas dissemblable de celle des PME, qui exercent souvent leurs activités à partir d’un établissement unique et qui, au contraire des multinationales (ou des instances de gouvernement supérieures), sont rarement en mesure d’influencer le contexte dans lequel elles évoluent.

Comme pour les PME, l’innovation municipale passe par plusieurs phases : celles de l’idée, du prototypage ou du projet pilote, et, finalement, de la mise en œuvre. L’idée initiale vise généralement à résoudre un problème ou à introduire, ou améliorer, un service municipal. L’innovation peut cibler un processus administratif ou une démarche gestionnaire, mais souvent, elle a aussi une portée technologique, dans la mesure où les municipalités doivent se doter d’équipements informatiques, d’infrastructures, de véhicules et de machineries destinés à des tâches complexes (déneigement, traitement de déchets, entretien des infrastructures, gestion des installations sportives et culturelles, aménagement des espaces publics, etc.). C’est pourquoi ce sont en général les employés ou les directeurs de service qui initient l’innovation. Il revient par ailleurs aux élus de créer le contexte qui favorisera les idées et les expérimentations les plus prometteuses. Ce qui n’exclut évidemment pas qu’ils soient à l’occasion à l’origine d’une démarche innovante.

Il y a toujours une prise de risque lorsqu’on innove, et l’innovation municipale ne fait pas exception : le risque est pris par des employés ― qui investissent temps et réputation lorsqu’ils font valoir des nouvelles manières de faire ―, par des directeurs de service ― qui permettent aux employés d’utiliser certaines ressources municipales et d’expérimenter sans garantie de succès ―, et, plus accessoirement, par des élus qui seront dans l’obligation de défendre politiquement les résultats de leurs initiatives.

Malgré ces ressemblances avec le processus d’innovation schumpétérien dans les PME, il existe des différences fondamentales entre l’innovation municipale et l’innovation en entreprise, notamment la motivation des innovateurs, l’évaluation de l’innovation et la prise en compte des externalités.

Les innovateurs dans le monde municipal ne sont pas motivés par le profit ou par l’augmentation des parts de marché. Nos observations, ainsi qu’une littérature abondante (voir le rapport de J. Casebourne), montrent qu’il existe une motivation de service public. Rares sont ceux qui font carrière dans le monde municipal dans l’espoir de profits entrepreneuriaux : le désir des « entrepreneurs » municipaux est plutôt d’améliorer les services publics, de faciliter leur propre travail ou de réduire les coûts afin de permettre un redéploiement des ressources.

Les innovateurs dans le monde municipal ne sont pas motivés par le profit ou par l’augmentation des parts de marché, mais plutôt par le désir d’améliorer les services publics, de faciliter leur propre travail ou de réduire les coûts.

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Il n’y a pas de marché pour évaluer les innovations municipales ni de concurrence. Une innovation municipale est plutôt évaluée par le degré d’atteinte des objectifs et selon les moyens mis en œuvre. Si l’innovation est assez mineure, cette évaluation se fait en interne, mais pour une innovation d’envergure, les objectifs ainsi que l’évaluation font partie de consultations publiques et de la politique municipale.

Finalement, les municipalités ont une obligation beaucoup plus pressante que les PME de tenir compte des externalités de leurs innovations à court et à long terme. En effet, une PME n’a aucune obligation de tenir compte des impacts environnementaux, sociaux ou autres de ses innovations. Une municipalité, en revanche, doit réfléchir aux conséquences de tout changement engendré par une innovation, puisque les externalités y seront par définition internalisées, que ce soit du point de vue administratif ou territorial. Par ailleurs, une municipalité doit souvent imposer l’innovation à une partie de sa population qui ne la désire pas nécessairement, y est opposée même. À la différence du consommateur qui peut choisir de ne pas acheter un nouveau produit qui lui est offert, les résidents d’une municipalité, qu’ils le veuillent ou non, doivent en effet composer avec les innovations prônées par leur municipalité. La nécessité de prendre en compte toutes les externalités, de même que l’incapacité des résidents de se soustraire aux innovations, font en sorte que les municipalités innovent avec plus de circonspection que le privé. Ce qui renvoie aux processus politiques de définition des objectifs et d’évaluation déjà mentionnés.

Des exemples d’innovations

Les initiatives portées à notre attention dans le cadre du prix mérite Ovation municipale de l’Union des municipalités du Québec sont extrêmement diversifiées. Tout comme au sein de PME, les innovations sont d’envergure et de portée différentes. Ainsi, à Trois-Rivières, une équipe de jeunes informaticiens engagés pour un mandat défini a par la suite proposé des solutions innovantes aux problèmes rencontrés par d’autres services, ce qui permet à la municipalité de pouvoir compter sur une expertise à l’interne. À Pointe-Claire, les élus ont mis sur pied un programme qui encourage de jeunes citoyens à faire du bénévolat auprès de personnes âgées, contribuant ainsi au maintien à domicile. Dans l’arrondissement Charlesbourg de Québec, le Centre multifonctionnel des Roses a été réalisé grâce à un partenariat inédit ; une des retombées importantes de l’innovation réside dans la superposition physique de locaux communautaires et de logements sociaux, ce qui a favorisé une utilisation plus intense des services communautaires par les habitants des logements. À Val-des-Monts, un concept innovateur de bornes sèches amovibles facilite le travail des pompiers en zone rurale et améliore leur sécurité en réduisant le besoin de transporter des charges lourdes dans des conditions souvent difficiles. À Drummondville, des préposés de l’aréna ont conçu un levier muni de ventouses qu’ils fixent sur la surfaceuse de glace pour retirer et remettre en place les baies vitrées de l’aréna ; une solution beaucoup moins coûteuse que les autres avenues considérées.

Loin d’avoir réduit la portée et la pertinence de l’innovation municipale, le transfert de compétences aux administrations locales par le gouvernement québécois et l’émergence de nouveaux enjeux ― dont ceux inhérents aux bouleversements climatiques, au vieillissement de la population, à la mobilité, aux nouvelles modalités de l’étalement urbain, à la dévitalisation de certaines communautés ― rendent plus nécessaire que jamais l’optimisation du capital innovant des municipalités. Il en est de même du désengagement des gouvernements supérieurs de certains champs de responsabilité. Les municipalités sont sur la première ligne de front et peuvent difficilement se désengager à leur tour quand les citoyens sont laissés pour compte et en subissent diverses conséquences. Elles doivent composer avec une situation qui leur est en quelque sorte imposée et à laquelle elles doivent faire face avec les ressources dont elles disposent et qu’elles doivent mobiliser en les adaptant.

Ne serait-ce que pour cette raison, il y a tout lieu de promouvoir et de valoriser la culture de l’innovation municipale. Une culture qui ne reçoit pas toujours l’attention qu’elle mérite, y compris dans certaines municipalités et dans bon nombre d’instances gouvernementales.

Photo : Le village de Mont-Joli (Québec), dans la MRC de La Mitis. Shutterstock / Kiev.Victor.


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Gérard Beaudet
Gérard Beaudet, urbaniste émérite, est professeur titulaire à l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage de la Faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal. Il est aussi codirecteur de l’Observatoire de la mobilité durable et chercheur associé à l’Observatoire Ivanhoé Cambridge du développement urbain et immobilier.
Richard Shearmur
Richard Shearmur is a professor at McGill University’s school of urban planning. His research focuses on regional development, innovation by firms in peripheral regions and innovation in municipal organizations.

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