Au Québec, comme dans les autres provinces, un seul organisme paie tous les soins offerts dans le système public. Tous les services médicaux, de tous les médecins, pour tous les patients, depuis plus de 40 ans. Cela constitue une base de données d’une incroyable richesse pour comprendre comment la manière de payer les soins influence les pratiques cliniques, et ultimement les soins reçus par la population. C’est une mine d’or potentielle pour les ordres professionnels, les chercheurs ou les journalistes. Mais contrairement à ce qui se fait en Ontario ou au Manitoba, par exemple, l’exploitation du potentiel d’information que constituent ces données pour mieux comprendre, décider et intervenir est presque impossible en pratique au Québec.

Les difficultés sont de plusieurs ordres. D’une part, les procédures de traitement des demandes d’accès aux données sont kafkaïennes. Ces procédures visent, en théorie, à protéger la confidentialité et la vie privée, objectif que tout le monde soutiendra. Mais dans la réalité, la bureaucratie qu’elles impliquent est souvent incohérente, les délais sont interminables, les décisions sont parfois très arbitraires et, au final, il est discutable que l’objectif de protection de la vie privée soit effectivement bien servi.

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Par ailleurs, des organismes comme la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) n’ont même pas comme mandat de rendre les données utilisables pour la recherche ou la pratique. La RAMQ peut ainsi décider ce qu’elle accepte de communiquer ou pas, indépendamment de toute question sur la protection de la confidentialité. Il n’existe même pas de données sur les données disponibles. Il est ainsi souvent impossible de savoir si une donnée existe. Ultimement, toute extraction est facturée au demandeur, ce qui rend les données inaccessibles pour beaucoup d’organismes et de médias.

Officieusement, les anecdotes abondent, pointant vers d’autres causes : culture du secret et méconnaissance de la recherche, inconfort du politique face à des données qui pourraient surgir dans les débats publics et potentiellement déranger leur agenda. Quand on pense que la RAMQ met deux ans à rendre publics de simples tableaux de synthèse sur les dépenses, on peut effectivement se demander s’il n’existe pas d’autres causes que les lourdeurs bureaucratiques et les contraintes inhérentes à la protection de la confidentialité.

Sur le fond, et quelles qu’en soient les causes, cette impossibilité à utiliser les données pour analyser la performance du système de santé est désespérante pour un chercheur. Sans données détaillées, il est impossible de faire des modélisations sophistiquées, de tester des hypothèses en contrôlant pour des facteurs confondants, et ainsi de répondre à des questions socialement et scientifiquement importantes.

Le Commissaire à la santé et au bien-être a lancé à l’hiver 2016 un exercice pour réfléchir aux services de santé qui devraient être assurés et à ceux qui ne devraient pas l’être. Mais, comment débattre de ces questions sans savoir combien coûtent les services en question ? Combien de services sont offerts ? Par qui et à qui ? Aucun des paramètres de base du débat n’est sur la table et aucun ne pourra l’être sans que les règles du jeu en matière d’accès aux données ne changent. De même, la vérificatrice générale du Québec a mis en lumière un imprévu de 400 millions de dollars dans la rémunération des médecins. Ce n’est pas une petite somme. Pourquoi un tel imprévu ? Pour payer quels services ? À quels patients ? Mystère, personne n’aura le droit de répondre à ces questions.

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Il suffit d’une courte visite sur le site de l’Institut canadien d’information sur la santé (ICIS) pour constater que le Québec est le cancre du Canada dans l’analyse et la publication d’indicateurs sur les dépenses de santé, l’accès aux soins et la performance du système. Dans un contexte d’austérité où, soi-disant, chaque dépense est scrutée à la loupe, il est incompréhensible d’entraver l’analyse des données par des scientifiques ou des tierces parties. Comme le soutenait Rémi Quirion, le scientifique en chef du Québec, dans son mémoire déposé dans le cadre de la consultation menée en vue d’une réforme de la Loi d’accès à l’information, « il est temps de repenser la manière dont les données administratives peuvent être exploitées pour contribuer à une société ouverte, à un gouvernement transparent et au fonctionnement démocratique ». Si le gouvernement Harper s’est illustré en muselant les scientifiques fédéraux, empêcher les chercheurs d’avoir accès aux données est une façon tout aussi efficace de les condamner au silence.

Il existe un biais que les anglophones appellent « streetlight effect » et qui est illustré par l’anecdote de la personne qui cherche ses clés perdues sous la lumière du lampadaire plutôt que dans le coin sombre où elles sont tombées. Empêcher l’accès aux données administratives en santé va produire les mêmes comportements à l’échelle d’une société. Les chercheurs et les journalistes ne pourront pas analyser ou discuter de phénomènes pourtant fondamentaux parce que ces phénomènes sont maintenus dans le noir. Quand le Québec sortira-t-il enfin de cette noirceur ?

 


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Damien Contandriopoulos
Damien Contandriopoulos est conseiller expert auprès d’EvidenceNetwork.ca et professeur à la Faculté des sciences infirmières de l’Université de Montréal.

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