Il y a deux raisons majeures de changer le mode de scrutin du Canada. La première est connue depuis longtemps : en rendant impossible la représentation parlementaire des partis qui sont localement en minorité, il amplifie les conflits entre régions. La seconde s’est développée depuis une dizaine d’années : un système électoral uninominal génère de plus en plus d’effets pervers quand le système de partis s’éloigne d’un bipartisme simple.

Et il y a deux obstacles principaux à toute réforme électorale. Le premier est que le nouveau mode de scrutin doit être adopté par un parlement élu avec les anciennes règles. Même si une réforme est souhaitable pour l’ensemble de la population, elle ne l’est normalement pas pour le parti au pouvoir. Si ce dernier arrive à se persuader qu’une réforme serait à moyen terme avantageuse pour lui, elle ne l’est pas pour chacun de ses députés, puisqu’elle rendra la réélection de certains d’entre eux moins probable ou même impossible. Le second obstacle tient au fait que beaucoup de citoyens ont tendance à penser que les modes de scrutin ne sont que des modalités techniques, dont ils exagèrent la complexité et sous-estiment les conséquences politiques; les politiciens qui prétendent être capables d’expliquer à leurs électeurs les effets du libre-échange, croient qu’il est impossible de leur expliquer ceux, pourtant bien moins incertains, qu’aurait un nouveau mode de scrutin, et ils font souvent semblant de ne rien y comprendre eux-mêmes.

C’est pourquoi je pense qu’il faut exposer aussi clairement que possible les aspects techniques des différents modes de scrutin afin de montrer qu’ils comportent des mécanismes assez simples, et pour faire comprendre combien leurs conséquences politiques peuvent être différentes. Et il faut surtout montrer que ces conséquences mettent en jeu des principes. On ne parviendra sans doute jamais à passionner les foules pour les aspects techniques des modes de scrutin, mais on a peut-être une petite chance d’arriver à transformer en préoccupations publiques les principes qui sont en cause, comme cela a été fait dans le passé pour la question sans doute moins importante du financement des partis.

On présente souvent la question du choix d’un mode de scrutin comme une antinomie entre la justice et l’efficacité, la première étant conçue comme l’équité dans la répartition des élus entre les partis politiques, et la seconde comme la possibilité de prendre efficacement des décisions. Ce n’est peut-être pas la meilleure façon de poser le problème ni d’en faire comprendre l’importance. L’équité entre les partis politiques n’est qu’une valeur secondaire, qui ne doit être respectée que dans la mesure où elle contribue à une valeur plus fondamentale, l’équité entre les citoyens.

On doit donc sans doute considérer au moins trois dimensions pour décider si un mode de scrutin est juste. Dans quelle mesure contribue-t- il à inciter ou obliger les gouvernants à se préoccuper également de tous les gouvernés? Dans quelle mesure permet-il de prendre en compte toutes les opinions politiquement pertinentes, ou le plus possible d’entre elles? Dans quelle mesure permet-il de chasser des gouvernants sans violence (ce qui était pour Karl Popper l’enjeu central de la démocratie)?

Les deux premières dimensions sont complémentaires. La troisième est transversale par rapport aux deux autres. Le système électoral en apparence le plus équitable n’a aucune valeur s’il ne permet aucune décision effective. Et la décision la plus vitale en démocratie n’est pas de choisir des dirigeants, ce que les citoyens font toujours un peu à l’aveuglette, mais de se débarrasser d’eux sans avoir à risquer sa vie, quand ils ont fait la démonstration qu’ils sont, ou sont devenus, inutiles ou dangereux. Sur ce dernier point, Popper a sans doute raison de transposer en politique le raisonnement central de sa philosophie des sciences. On reconnaît les erreurs plus facilement que la vérité, et on se rapproche de celle-ci en éliminant successivement les théories dont on a montré qu’elles sont fausses. De la même façon, on ne peut jamais savoir avec certitude ce que feront des gouvernants ni si leurs décisions auront des effets heureux; il est moins difficile de savoir ce qu’ils ont fait et quels désastres ils ont provoqués, afin de décider de se débarrasser d’eux pour les remplacer par une nouvelle équipe dont l’incompétence ou le caractère nuisible ne sont pas encore démontrés.

Il y a une sagesse dans cette conception minimale de la démocratie, dont Popper déduit une apologie vigoureuse du mode de scrutin uninominal majoritaire, ou plus exactement pluralitaire (first past the post ), comme étant le seul qui permette aux citoyens de décider efficacement le rejet d’un gouvernement. C’est sans doute une conclusion excessive. Les gouvernants comme les théories scientifiques ne doivent pas être éliminés n’importe comment, sous la seule restriction que cela soit fait sans violence. C’est pourquoi il faut faire intervenir aussi les deux autres dimensions de la justice, l’égalité entre les citoyens et la prise en compte de toutes les opinions pertinentes.

Le scrutin uninominal pluralitaire est profondément contestable du point de vue de l’égalité des citoyens. Ceux-ci n’ont pas le même poids électoral selon qu’ils habitent dans des circonscriptions plus ou moins peuplées. Ce défaut est bien connu. Sans pouvoir être entièrement éliminé, il peut être réduit en modifiant régulièrement le territoire des circonscriptions pour limiter les inégalités démographiques entre elles. Mais ce mode de scrutin entraîne une deuxième inégalité, beaucoup plus grave, entre concitoyens. Il a pour conséquence ce qu’on pourrait appeler un «localisme», une discrimination entre les humains sur la base du lieu où ils habitent. L’influence que le vote donne à une personne est proportionnelle à la probabilité qu’elle soit l’électeur marginal, celui qui emporte la décision par son vote. Cette probabilité n’est pas négligeable dans les circonscriptions où le résultat est très serré; elle est infime là où l’écart est très grand entre les partis. Ceux-ci savent que de nombreuses circonscriptions sont perdues ou gagnées d’avance, et ils se soucient en priorité de celles qui sont les plus disputées. Cela influence leurs sratégies électorales, ce qui n’est peut-être pas si grave.

Mais cela influence aussi leur façon de gouverner. Il ne serait guère avantageux d’acheter les électeurs avec l’argent des contribuables s’il fallait les acheter tous, puisque ceux qui y perdraient seraient aussi nombreux que ceux qui y gagneraient. Mais le patronage devient une stratégie politique efficace si avec l’argent de tous les contribuables il suffit d’acheter une partie des électeurs, ceux qui habitent dans les quelques circonscriptions où se décide le résultat des élections. C’est une des raisons pour lesquelles nos gouvernements distribuent à des entreprises et des associations d’innombrables subventions qui n’ont guère de justification économique ou sociale. La discrimination par localisme devrait être dénoncée en priorité lors d’une éventuelle contestation judiciaire de l’actuel mode de scrutin du Canada.

Ce phénomène disparaît complètement dans les votes sans circonscriptions territoriales, comme les référendums, les élections directes de chefs d’État (mais il est massif dans le cas de l’élection indirecte du président des États-Unis), les systèmes proportionnels au plan national et certains systèmes mixtes, proportionnels de compensation. Le principe de l’égalité des citoyens y est bien mieux respecté puisque la probabilité d’être l’électeur marginal est la même pour tous. La discrimination par localisme devient plus faible dans les élections à la représentation proportionnelle, où sont moins nombreux les votes «gaspillés», ceux qui ne servent à élire personne. L’objection qui est souvent faite aux systèmes proportionnels est qu’ils réalisent l’égalité dans la pénurie, puisqu’ils donnent presque la même influence à tous les électeurs, mais une influence qui est au total beaucoup plus faible que celle que permet un système majoritaire.

Le vote alternatif (appelé aussi parfois «préférentiel» ou «transférable») permet aux électeurs d’indiquer un ordre de préférences entre les candidats plutôt qu’une préférence unique pour l’un d’entre eux. Il diminue beaucoup le nombre des votes gaspillés, puisque ceux qui veulent voter pour un candidat n’ayant aucune chance de gagner ont la possibilité de donner leur deuxième ou troisième préférence au candidat d’un des partis principaux. En supprimant les élections triangulaires, qui peuvent être gagnées avec environ un tiers des voix, il renforce la légitimité des résultats. Il diminue la discrimination par «localisme» entre les électeurs, mais il ne l’élimine pas, ce qui ne peut être fait presque complètement que par un système proportionnel.

C’est par rapport à la deuxième dimension de la justice identifiée plus haut, la prise en compte de toutes les opinions pertinentes, que se trouvent les principaux mérites du vote alternatif. La logique du raisonnement de Popper est que le moins mauvais gouvernement s’obtient par essais et erreurs, en donnant aux citoyens la possibilité de chasser assez facilement les gouvernants incompétents ou injustes. Le scrutin majoritaire uninominal et le bipartisme offrent parfois cette possibilité, quand les deux partis en présence correspondent assez bien aux principales opinions politiques présentes dans la population. Mais le même mécanisme donne très peu de moyens aux citoyens pour inciter ou obliger ces partis à changer s’ils deviennent sclérosés ou incapables de faire face aux problèmes politiques du moment. En effet, ceux qui créent un nouveau parti parce qu’ils sont insatisfaits de celui qui les représentait jusque là, augmentent d’abord les chances de victoire du parti le plus éloigné de leurs préférences. C’est l’expérience en Grande-Bretagne des travaillistes au début du siècle et des libéraux-démocrates dans les années 1980, et celle des réformistes au Canada récemment. Il en résulte un effet dissuasif très puissant contre l’innovation partisane.

En régime de représentation proportionnelle, les citoyens risquent d’être toujours gouvernés par les mêmes partis plus ou moins centristes, selon des alliances qui peuvent varier légèrement à chaque élection mais sans que cela n’oblige aucun des partis à quitter le pouvoir. Avec un scrutin uninominal pluralitaire, ils doivent parfois choisir entre deux maux, soit tenter de faire changer le système de partis, en acceptant le risque de quelques dizaines d’années de dysfonctionnement du régime parlementaire, soit rester longtemps prisonniers d’un système de partis très peu satisfaisant. Le vote alternatif offre une solution élégante à ce problème, qui est celui du Canada depuis une dizaine d’années.

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Le vote alternatif appliqué dans des circonscriptions uninominales aurait les effets suivants. La probabilité qu’un parti soit majoritaire en chambre ne diminuerait pas et pourrait même augmenter pour les grands partis modérés qui sont les plus aptes à attirer les deuxièmes préférences des électeurs. Les chances des petits partis d’avoir des élus n’augmenteraient pas et pourraient même diminuer. Mais, puisque les électeurs n’auraient plus à se préoccuper de ne pas gaspiller leur vote, les petits partis pourraient avoir un plus grand nombre de votes, y compris dans des circonscriptions où leurs chances de victoire sont nulles. Ces partis pourraient ainsi jouer un rôle plus important dans le débat public. Les grands partis devraient davantage tenir compte des positions défendues par les petits partis, parce qu’ils sauraient combien de leurs candidats ont été élus grâce aux deuxièmes préférences d’électeurs dont la première préférence allait à tel petit parti. Fonder et développer un nouveau parti serait moins difficile et n’aurait plus pour conséquence de favoriser d’abord le grand parti le plus éloigné des opinions de ceux qui en prennent l’initiative.

Le vote alternatif évite d’enfermer les électeurs dans un choix simpliste, sans sacrifier pour autant l’efficacité de la procédure de décision. Il ne devrait pas être considéré comme une modalité technique plus ou moins recommandée selon les circonstances, mais, de la même façon que le vote secret, comme une règle déontologique rendue nécessaire par le respect dë à l’intelligence des citoyens et à leur liberté.

Il est important de comprendre que le mécanisme fondamental du vote alternatif, qui consiste à permettre à l’électeur d’exprimer des préférences multiples ordonnées, peut être adapté à n’importe quel type de mode de scrutin, plus ou moins majoritaire ou proportionnel. Il est très probable que, dans tous les cas, le vote alternatif a pour effet d’améliorer le système électoral sur lequel on le greffe.

Si on pense qu’un système uninominal majoritaire est nécessaire pour avoir des députés proches de la population et des majorités gouvernementales stables, rien n’excuse qu’on conserve le mode de scrutin actuel, plutôt que de permettre aux électeurs d’exprimer un vote plus complet, plus nuancé et qui comporte moins de risques d’effets pervers. Au Canada, le vote alternatif corrigerait un des deux inconvénients majeurs de notre mode de scrutin, l’incertitude qui résulte, en situation de multipartisme, d’un grand nombre d’élections locales triangulaires gagnées avec un peu plus du tiers des votes; ce qui entraîne un double risque, soit que le même parti reste au pouvoir très longtemps, soit qu’un parti clairement rejeté par plus de la moitié de la population parvienne quand même à former le gouvernement. Le vote alternatif ne bouleverserait pas notre vie politique ni la composition de la Chambre des communes. Il nous donnerait seulement des résultats électoraux plus légitimes, puisque tous les députés seraient élus avec une majorité des suffrages exprimés, des petits partis plus viables et plus influents, des grands partis plus attentifs aux opinions de leurs électeurs, et une vie politique moins bloquée.

Si on pense qu’une forme ou une autre de scrutin proportionnel est souhaitable, pour supprimer l’exagération des conflits entre régions ou pour d’autres raisons, le vote alternatif reste possible. La méthode la plus simple serait de demander aux électeurs d’indiquer leur ordre de préférences non plus entre des candidats individuels mais entre des listes de candidats présentées par des partis. Utilisé ainsi, le vote alternatif aurait deux avantages principaux.

Le premier serait de rendre plus légitime une représentation proportionnelle très modérée. La principale critique qui est faite à la représentation proportionnelle est de permettre une prolifération excessive des partis politiques, ce qui peut devenir une cause d’instabilité gouvernementale. Pour limiter cet inconvénient, on peut soit imposer un seuil minimum de votes nécessaires pour qu’un parti ait droit à des élus (par exemple, 5 p. 100, 10 p. 100 ou même 20 p. 100 du total des votes), soit dessiner des circonscriptions assez petites (par exemple, de trois à cinq sièges). Il y a donc encore des votes gaspillés, bien qu’en moins grand nombre que dans un système uninominal pluralitaire. Il serait tout à fait correct de permettre aux électeurs de voter sereinement pour le petit parti qu’ils préfèrent et d’indiquer leurs préférences suivantes entre les partis principaux. On les dispense ainsi d’avoir à faire des calculs stratégiques avant de voter, et on assure aux petits partis qui ne peuvent pas avoir d’élus une meilleure participation au débat public.

Le deuxième avantage du vote alternatif en représentation proportionnelle est d’influencer utilement les alliances entre partis. La représentation proportionnelle favorise le multipartisme, qui rend souvent nécessaires les gouvernements de coalition. Dans certains pays (l’Allemagne de Weimar, la France de la Quatrième république, la Turquie ou Israà«l) ces coalitions ont été instables ou paralysées, et scandaleuses aux yeux de nombreux citoyens. Dans d’autres pays (les Pays-Bas, l’Espagne, l’Allemagne ou la France d’aujourd’hui), ces coalitions sont idéologiquement cohérentes, prévisibles et approuvées par les électeurs. Le vote alternatif donne à ces derniers le moyen de faire connaître leur opinion sur les alliances acceptables et de sanctionner les partis qui n’en tiennent pas compte. Par conséquent, si on adopte un mode de scrutin proportionnel, on devrait toujours lui greffer une forme de vote alternatif comme antidote aux coalitions gouvernementales incohérentes.

Avec un mode de scrutin mixte on peut aussi utiliser la formule du vote alternatif, soit pour élire les députés dans les circonscriptions uninominales, ce que recommande le rapport Jenkins présentement en débat en Grande- Bretagne, soit pour améliorer la partie proportionnelle du vote, soit pour faire les deux à la fois.

Une des formes les plus réussies de combinaison entre représentation proportionnelle modérée et vote alternatif est le «vote unique transférable» utilisé en Irlande. Il permet aux électeurs d’indiquer à la fois leur ordre de préférences entre les partis et entre les candidats présentés par chaque parti dans des circonscriptions ayant au moins trois sièges. Ce système permet aux électeurs de voter sereinement et intelligemment. Il favorise les coalitions stables et les grands partis modérés sans priver complètement les petits partis de la possibilité de participer à la vie politique. Il devrait intéresser en priorité ceux qui pensent que la discipline de partis est devenue excessive et que les électeurs devraient avoir davantage d’influence sur le choix des personnes qui les représentent. Au Canada, il permettrait de faire disparaître l’exagération des conflits entre régions qui résulte de notre mode de scrutin actuel.

D’autres combinaisons inédites de représentation proportionnelle modérée et de vote alternatif sont possibles. Dans un texte publié par Options politiques en novembre 1997, j’ai décrit un système qui ne serait pas plus complexe que celui de l’Irlande et qui permettrait d’atteindre trois objectifs souvent considérés comme inconciliables : donner aux électeurs une influence effective sur le choix des personnes, et pas seulement des partis, qui les représentent; supprimer l’exagération des conflits entre régions; avoir quand même une probabilité au moins aussi grande qu’aujourd’hui qu’un parti soit majoritaire à la Chambre des communes.

Pour obtenir ce type de résultat il faut cesser d’enfermer les électeurs dans un choix simpliste et leur permettre d’exprimer des préférences multiples. Toute réforme électorale devrait faire une place au vote alternatif, qui permet de réaliser les meilleurs compromis entre l’égalité des citoyens, la diversité de leurs opinions et l’efficacité des procédures de décision.

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