Sans contredit, les élections du 2 mai 2011 marquent un tournant dans l’histoire politique canadienne. Les conservateurs ont obtenu une victoire majoritaire et le Nouveau Parti démocratique est devenu l’opposition officielle. Tout indique que nous assistons à la fin du consensus libéral qui régnait sans partage depuis la défaite de John Diefenbaker en 1963.

Par consensus libéral, j’entends un fort parti pris pour l’intervention de l’État fédéral dans le secteur social, la relégation des questions morales à la sphère privée et une politique étrangère axée sur le multilatéralisme et les opérations de maintien de la paix.

Les causes profondes de ce retournement seront certainement scrutées à la loupe par les historiens de demain. Pour l’heure, explorons la piste de la polarisation idéologique.

La politique, on le sait, n’est pas qu’affaire d’idées. Le tempérament des chefs et leur type de leadership peuvent aussi jouer un rôle fondamental. Pour faire court, j’avancerais que, depuis les années 1960, les démocraties occidentales ont été exposées à deux types de leadership.

Le premier type de leadership en est un de rassemblement. Pour ce type de chef, la nation a les allures d’une grande famille qu’il s’agit avant tout d’unir pour affronter les défis de politiques intérieures ou pour contrecarrer les plans d’ennemis extérieurs. Ces leaders sont peu enclins à recourir aux registres idéologiques de la droite ou de la gauche, car ils visent le peuple dans son entier. Ils répugnent également à stigmatiser des groupes particuliers (par exemple les bourgeois, les immigrants, les assistés sociaux, les intellectuels, etc.) qui seraient à l’origine des malheurs du présent. Car à leurs yeux, le Mal n’a pas d’adresse spécifique, il est en chacun de nous, ou à l’extérieur de la nation.

Le rassembleur en appelle à notre sens du devoir, à notre engagement, à notre dévouement ; en un mot, à notre « patriotisme ». Pour être un rassembleur, il faut être optimiste par rapport à la nature humaine, croire que les gens ont en eux les ressources pour faire plus et mieux. Barack Obama est ce genre de leader ; Charles de Gaulle, René Lévesque et Brian Mulroney avaient également ce tempérament optimiste.

Le second type de leader préfère incarner, par ses idées et son programme, les colères sinon le ressentiment d’une partie de la population. Plutôt que de rassembler, il cherche à construire sa majorité sur un segment bien ciblé, un certain type d’électeur.

À gauche, François Mitterrand avait tablé sur un programme commun avec les communistes contre une droite dite bourgeoise. Élu, il s’était présenté comme le successeur de Jean Jaurès et de Léon Blum — donc d’une certaine France — et avait déclaré que « la majorité politique des Français démocratiquement exprimée vient de s’identifier à sa majorité sociale ». À droite, Richard Nixon, Nicolas Sarkozy et George W. Bush ont tour à tour joué sur le registre de la « majorité silencieuse » ou de la « guerre culturelle » pour vaincre une gauche étatiste et porteuse de valeurs hostiles aux institutions traditionnelles : nation, famille, école. Aux yeux de ces leaders, le Mal a clairement une adresse à l’intérieur de la nation. Pour retrouver son harmonie et son équilibre, celle-ci doit sanctionner une certaine gauche culturelle et adhérer à un programme « conservateur ».

Comme les impérialistes canadiens du début du siècle qui s’enorgueillissaient de leurs contacts avec Londres, le gouvernement Harper a préféré miser sur une relation privilégiée avec Washington, le centre politique de l’Occident menacé. Cette proximité stratégique a probablement coûté au Canada un siège au Conseil de sécurité.

Les leaders qui rassemblent suscitent généralement plus de sympathie car, en cherchant à gommer les divisions qui caractérisent la vie démocratique et en visant le consensus à tout prix, ils créent l’illusion de l’unité enfin retrouvée. Quant aux leaders qui polarisent, ils assument plus sereinement — ou plus cyniquement — la division du corps politique ; ils tablent même sur celle-ci pour remporter les élections. Au plan des principes, leur position peut se justifier. Proposer aux électeurs de véritables alternatives, n’est-ce pas prendre la démocratie au sérieux?

Sans l’ombre d’un doute, Stephen Harper est un leader qui a opté pour la polarisation plutôt que pour le rassemblement, pour la droite décomplexée plutôt que pour le centre mou. Il s’en explique d’ailleurs très clairement dans un discours important qu’il a prononcé en avril 2003, alors qu’il était chef de l’Alliance canadienne. Il invitait la droite canadienne à assumer plus sereinement son « libéralisme classique » et, surtout, son « conservatisme burkéen », même si cela devait entraîner le départ de vieux conservateurs comme Joe Clark ou David Orchard.

Après la guerre idéologique contre le socialisme, qui, selon Stephen Harper, avait été largement gagnée, il fallait désormais se tourner vers les nouveaux combats de la « gauche nihiliste », acquise au « relativisme moral », convaincue que l’Occident était largement responsable des attentats du 11 septembre. En plus de mener une guerre sans merci contre les adversaires de l’Occident (à l’extérieur), il importait donc de s’attaquer à cette gauche culturelle (à l’intérieur), omniprésente dans les médias et dans les universités.

La rupture avec l’ancien parti progressiste-conservateur que proposa alors Stephen Harper fut programmatique autant que stratégique. Au fond, Brian Mulroney adhérait au consensus libéral instauré après la défaite de John Diefenbaker en 1963. Des Mémoires de l’ancien premier ministre et de ses entrevues accordées à Peter C. Newman durant ses années de pouvoir, il ressort assez clairement que celui-ci accordait très peu d’importance aux idées politiques. « Pas plus idéologique que la cafetière ici », répétait son conseiller Charles McMillan. Brian Mulroney voulait certes réparer certaines erreurs des libéraux (par exemple l’échec de l’Accord du lac Meech) mais sans remettre en cause les valeurs progressistes du consensus libéral canadien. Il s’agissait avant tout de ravir le centre aux libéraux en proposant davantage une alternance partisane qu’une véritable alternative programmatique.

Dans Harper’s Team, Tom Flanagan, premier chef de cabinet de Stephen Harper et penseur clé de l’École de Calgary, raconte dans le menu détail comment le premier ministre élu s’y est pris pour unir la droite autour d’un nouveau programme idéologique. Il montre que le conservatisme culturel de son programme lui permit de maintenir l’appui des anciens militants réformistes qui, sans de telles idées, seraient probablement retournés chez eux après la fusion avec les progressistes-conservateurs. Une telle base idéologique allait insuffler au nouveau Parti conservateur « l’énergie d’un mouvement social », ce qui n’est pas à dédaigner lorsque vient le temps de financer les activités partisanes.

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Le choix de Stephen Harper fut d’occuper le terrain d’une droite plus affirmée et sûre de ses convictions. L’opposition au mariage entre conjoints de même sexe, le soutien direct aux familles de la classe moyenne, l’augmentation de l’âge du consentement aux activités sexuelles et l’adoption de peines plus sévères pour les récidivistes ont provoqué d’intenses débats sur les « valeurs canadiennes ».

Ces propositions et ces mesures participent toutes de ce conservatisme culturel tant honni par la gauche soixante-huitarde, plus intéressée par les valeurs que par l’économie. Hélas pour cette dernière, ces mesures semblent avoir trouvé un écho favorable parmi de larges segments des populations immigrantes lors du scrutin du 2mai dernier. Ces minorités ont souvent un taux de pratique religieuse plus élevé que la majorité d’origine occidentale, d’où leur adhésion aux discours contre le relativisme moral.

Quant à la politique étrangère de Stephen Harper, pro-américaine et proisraélienne, il a été plusieurs fois souligné qu’elle tranchait avec l’internationalisme pro-onusien hérité de l’ère Pearson. Cette politique de la puissance a pris acte de l’échec des missions de maintien de la paix en Yougoslavie et au Rwanda. Comme les impérialistes canadiens du début du siècle qui s’enorgueillissaient de leurs contacts avec Londres, le gouvernement Harper a préféré miser sur une relation privilégiée avec Washington, le centre politique de l’Occident menacé. Cette proximité stratégique a probablement coûté au Canada un siège au Conseil de sécurité.

Jaloux de la souveraineté canadienne dans l’Arctique, les conservateurs ont doté l’armée canadienne d’une plus grande puissance de frappe, ce qui tranche avec l’ère des libéraux de Jean Chrétien qui, prétextant l’objectif de l’équilibre budgétaire, avaient complètement abandonné l’armée. Des organismes comme Kairos et Droits et Démocratie, reconnus pour leurs sympathies palestiniennes, ont vu leurs subventions coupées ou leur direction changer de main. Résultat : la communauté juive se serait montrée reconnaissante lors du scrutin du 2 mai dernier.

Ce programme « néoconservateur » a eu pour effet de polariser le débat idéologique canadien comme jamais auparavant. La nouvelle ligne de fracture est devenue claire : d’un côté les conservateurs, de l’autre des « progressistes » partageant pour l’essentiel les mêmes valeurs. Car s’il est une chose qu’a révélé le projet de coalition de décembre 2008, c’est bien la cohérence idéologique des forces d’opposition au gouvernement Harper.

Les résultats de l’élection du 2 mai dernier donnent à voir qu’à gauche, cette nouvelle configuration a dû avantager les néodémocrates, qui ne traînent pas le lourd passé des libéraux et qui, contrairement au Bloc québécois, font primer les questions sociales sur les enjeux constitutionnels. Par ailleurs, quoi de mieux qu’une gauche décomplexée pour affronter une droite qui a levé son masque?

Durant la dernière campagne, le Bloc fut d’ailleurs piégé par sa rhétorique « progressiste », laquelle associait depuis un moment combat pour le Québec et défense des soi-disant valeurs québécoises — identiques, dans les faits, aux valeurs progressistes du consensus libéral canadien. Cette rhétorique avait déplu aux bleus nationalistes de la grande région de Québec qui avaient quitté le bateau bloquiste lors de l’élection de janvier 2006. Le 2 mai dernier, elle a convaincu la gauche souverainiste au point qu’elle a préféré voter pour l’équipe de Jack Layton plutôt que pour le Bloc.

Et on peut la comprendre. En effet, si Stephen Harper était l’ennemi des Québécois parce qu’il est de droite — ce fut le discours de Gilles Duceppe en début de campagne —, dès lors, se sont dit plusieurs Québécois souverainistes, pourquoi ne pas appuyer un « vrai » parti progressiste qui, lui, pourrait devenir l’opposition officielle, voire prendre un jour le pouvoir? En somme : pourquoi ne pas voter pour l’original plutôt que pour la copie?

Ce qu’annonce l’élection du 2 mai 2011, c’est un clivage politique tout à fait comparable aux autres démocraties occidentales. Si la polarisation idéologique reste intacte, les libéraux n’auront probablement pas d’autres choix que de s’allier aux néodémocrates.

Quant au Bloc, tout dépend de la nouvelle direction qu’imprimera le prochain chef. S’il tient à tout prix à rester un parti « progressiste », l’existence du Bloc n’aura plus aucune pertinence. En revanche, si son nouveau chef décide de remettre au centre non pas seulement l’enjeu de la souveraineté mais aussi celui des revendications historiques du Québec, dès lors, son avenir reste ouvert. Déçus par les partis fédéralistes, inquiets de leur avenir en tant que communauté nationale, tentés par le Parti québécois lors des prochaines élections, les Québécois pourraient à nouveau décider de confier leur destin au Bloc.

Photo: Shutterstock

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Éric Bédard est historien et professeur agrégé à la TÉLUQ de l’Université du Québec à Montréal. Il est l’auteur de Les réformistes. Une génération canadienne-française au milieu du XIXe siècle (Boréal, 2009).

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