Dans le cadre du processus de réflexion gouvernemental sur les orientations de l’aide canadienne au développement, il y a lieu de rappeler comment la question du genre a été posée au fil du temps dans les pratiques de coopération et quelles furent les principales stratégies mises en place au sein des projets canadiens. Ce rappel a pour but de mettre en lumière l’un des enjeux majeurs dont le programme d’aide canadien devrait tenir compte dans l’avenir si le Canada souhaite provoquer des changements décisifs en matière de réduction de la pauvreté.

Au début, l’aide au développement ne se préoccupait pas des rôles et fonctions assumés par les femmes dans les économies des pays en développement dont le noyau était, et est encore, l’agriculture. Les situations de famines endémiques en Afrique, et en particulier au Sahel en 1973, ont été les premières leçons à ce chapitre, révélant les conséquences d’une aide qui ignore les femmes. Mais ce n’est que progressivement que les agences de développement comme l’ancienne Agence canadienne de développement international (ACDI) ont pris conscience du fait que l’accès inégal aux ressources des projets nuit à leur efficacité. Toutefois, même si l’aide canadienne porte une plus grande attention aux inégalités de genre dès le milieu des années 1970, les réalisations concrètes sont demeurées somme toute modestes en termes d’engagements financiers et concentrées dans les secteurs sociaux et d’éducation. Des projets d’alphabétisation fonctionnelle, d’activités génératrices de revenu, d’accès aux soins de santé primaires et à l’eau potable visant les femmes ont principalement caractérisé les interventions canadiennes.

Les approches en matière de genre ont pris un tournant significatif avec l’officialisation du principe d’égalité entre femmes et hommes dans les cadres stratégiques de l’aide canadienne à partir de la fin des années 1990. Depuis, on a assisté à une amélioration des pratiques des donateurs qui utilisent plus systématiquement l’analyse selon le genre et la collecte de données sexospécifiques. Les interventions canadiennes ont cherché à favoriser des mesures visant l’autonomisation des femmes, soit le renforcement de leurs capacités afin qu’elles puissent contrôler leur vie, faire des choix et être en mesure d’influencer le changement social. L’appui institutionnel aux mouvements de femmes, le renforcement des capacités de plaidoyer des organisations féminines de base, le renforcement du pouvoir des femmes dans différentes sphères de la société, incluant une plus grande représentation politique, ont ainsi défini l’approche canadienne. Des efforts concertés du milieu de la coopération canadienne en matière de parité, on peut retenir que les femmes jouent désormais un rôle plus prépondérant au sein des institutions de développement en tant que gestionnaires et professionnelles, et au sein des projets en tant que participantes, et qu’elles investissent des champs d’activités non traditionnels (les ingénieures des mines au Niger et au Zimbabwe sont des exemples éloquents).

Malgré les avancées dans ces domaines et la scolarisation plus poussée des jeunes filles, force est de constater que l’approche fondée sur l’égalité entre femmes et hommes est mieux appliquée et maîtrisée dans les projets canadiens en éducation et dans le secteur social que dans les projets à vocation économique, agricole ou environnementale. Aussi, en dépit de résultats encourageants, un des principaux défis posés aux programmes d’aide actuels est de rendre l’application du principe d’égalité entre femmes et hommes systématique et cohérente dans tous les projets. En effet, les succès obtenus en éducation et dans le secteur social ne doivent pas occulter le peu de progrès accompli pour soutenir les femmes dans les domaines clés du secteur économique et financier. Ce constat reflète, si besoin est, la méconnaissance qui persiste quant au rôle vital qu’assument les femmes en tant qu’opératrices économiques dans les pays en développement.

L’approche fondée sur l’égalité entre femmes et hommes est mieux appliquée et maîtrisée dans les projets en éducation et dans le secteur social que dans les projets à vocation économique, agricole ou environnementale.

Dans ce contexte, comment faire évoluer nos pratiques pour soutenir l’autonomisation économique des femmes et des filles les plus pauvres ? Rappelons que la lutte contre la pauvreté est la raison d’être de l’aide au développement et que le Canada en a fait depuis longtemps l’axe majeur de ses programmes d’intervention. Toutefois, encore aujourd’hui, à l’heure d’une refonte éventuelle de ses programmes, se pose la question du meilleur moyen d’atteindre cet objectif. Durant la dernière décennie, la stratégie canadienne de lutte contre la pauvreté a été centrée sur des interventions dans des secteurs jugés névralgiques pour la croissance économique (comme le secteur minier et le secteur énergétique) dans un nombre de plus en plus restreint de pays récipiendaires. Or cette stratégie n’a qu’une faible incidence sur les plus pauvres. Un facteur clé de la lutte contre la pauvreté, qui est d’abord et avant tout féminine, est la focalisation sur un appui aux femmes rurales travaillant dans l’agriculture et l’agroalimentaire.

En Afrique subsaharienne, où se trouvent 23 des 25 pays les plus pauvres et où les économies reposent largement sur l’agriculture, les femmes jouent un rôle central dans la production, la transformation et la distribution des produits agricoles. Pour les deux tiers des femmes rurales de ce continent, l’agriculture s’avère, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, la première source de subsistance et d’activités économiques. Toutefois, ces femmes demeurent largement « invisibles » en regard des efforts stratégiques de réduction de la pauvreté. Ainsi, bien que leurs revenus monétaires et la sécurité alimentaire de leurs familles dépendent de l’amélioration de leur productivité, elles sont, dans les faits, peu ciblées par les projets de développement. Ne possédant pas les terres qu’elles cultivent, elles ne font pas partie, aux yeux des institutions nationales et des agences de développement, des acteurs de premier plan dans le développement agricole. Ce biais qui perdure à leur égard constitue un frein à la lutte contre la pauvreté en milieu rural. Le processus de réflexion sur l’orientation de son aide que le gouvernement canadien a amorcé offre l’opportunité de s’engager résolument dans de nouvelles voies qui favorisent l’autonomisation économique de ce segment majoritaire des populations des pays en développement.

Une des façons d’élaborer des mesures efficaces pour répondre aux besoins des populations les plus pauvres est d’être à leur écoute. Autrement dit, comme gage de réussite, les priorités retenues doivent correspondre aux aspirations des femmes rurales des pays récipiendaires de l’aide canadienne. De fait, nos recherches en Afrique montrent que ces femmes aspirent à être économiquement plus productives et plus aptes à maîtriser les pratiques de gestion qui leur donneraient accès au crédit et aux circuits commerciaux pour leurs produits. Sans la formation et les compétences nécessaires, elles voient leurs perspectives de croissance entrepreneuriale bloquées. Aussi, l’enjeu pour elles est de passer des activités génératrices de revenu au statut souvent précaire à l’exercice d’activités rentables et stables.

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Les activités génératrices de revenu mises en place par différentes initiatives des donateurs (fabrication de savon, ateliers de couture, etc.) ne sont, la plupart du temps, que le prolongement d’une activité domestique demandant un travail manuel exténuant, et ce pour un gain souvent dérisoire. Le développement d’interventions et de projets ciblant à la fois les femmes et les filles rurales pour, d’une part, leur assurer l’acquisition de connaissances financières et de compétences en matière de gestion et, d’autre part, mettre à leur portée des technologies innovantes utiles à l’augmentation de leur production agricole et à sa commercialisation sont une des clés de la réduction de la pauvreté dans plusieurs pays. Mais cette autonomisation économique des femmes ne peut être le fait, comme l’expérience passée le démontre amplement, de la mise en place de petits projets au financement modeste et de courte durée, appelés à s’effondrer lorsque le financement du donateur prend fin. En effet, les initiatives qui sont susceptibles de provoquer des changements réels en termes d’égalité entre les femmes et les hommes prennent du temps pour se réaliser et s’accommodent mal de la durée limitée des projets de développement.

Dans cette optique, le Canada devrait promouvoir une approche intégrée qui englobe à la fois : 1) des réformes juridiques ciblées pour garantir aux femmes rurales l’accès à la propriété foncière et aux services financiers ; 2) des actions concertées de renforcement des capacités des femmes en gestion visant un accès maîtrisé au crédit et à des technologies adaptées à leurs besoins dans le secteur agricole ; 3) des appuis substantiels pour l’insertion des femmes dans les filières agroalimentaires rentables (ayant trait à des produits comme le riz et le lait en Afrique de l’Ouest). Ces éléments constituent les principaux axes sur lesquels les interventions canadiennes devraient s’aligner pour appuyer les femmes et les filles rurales.

Il faudrait également un changement dans la manière de faire de l’aide en milieu rural. La consultation sur les moyens et les projets à privilégier ne devrait pas se restreindre aux interlocuteurs traditionnels (ministères, experts, élus locaux et représentants de la société civile), mais faire intervenir les acteurs de première ligne, soit les femmes rurales. Dans toute démarche de planification et de mise en œuvre de programmes d’aide, on devrait chercher de manière systématique la participation des femmes elles-mêmes à la détermination et au suivi des priorités et actions stratégiques des donateurs dans leur milieu respectif. Cela permettrait de s’assurer que les besoins des femmes sont bel et bien pris en compte dans les programmes d’aide. Et on aurait ainsi la garantie que les investissements prévus en agriculture et dans les filières agroalimentaires servent réellement à renforcer le pouvoir d’action économique des femmes en milieu rural. Enfin, une telle orientation de l’aide qui mise sur les femmes en tant qu’opératrices économiques dans des filières agroalimentaires rentables devrait s’accompagner d’une augmentation de l’enveloppe budgétaire destinée aux pays récipiendaires, car l’aide canadienne est en diminution constante depuis 2010 en termes de pourcentage du PIB.

Photo: Sarine Arslanian / Shutterstock.com

Cet article fait partie du dossier L’aide internationale.

 


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