Commençons par reconnaître avec Eugene Lang que l’élection risque de demeurer chaudement disputée jusqu’à la toute fin. Il apparaît peu probable qu’un parti puisse largement devancer ses rivaux, encore qu’au moment d’écrire ces lignes, un mouvement — quoique modéré — semble se dessiner en faveur de la formation de Thomas Mulcair. Est-ce à dire, comme le soutient Lang, que l’incertitude qui règne sur l’identité du prochain gouvernement ainsi que sur son statut (majoritaire ou minoritaire) conduira presque nécessairement à des changements de politiques publiques importants ? Tout est possible, mais cela reste, à mon avis, plus incertain que ne le pense Lang. Il existe plusieurs éléments qui pourraient tout autant nous amener dans une logique de continuité que dans un processus de rupture avec le précédent gouvernement.

Il est vrai que lorsque les libéraux ont repris le pouvoir en 1993, le tandem Jean Chrétien et Paul Martin a amorcé un virage prononcé en direction de l’assainissement des finances publiques du gouvernement. Selon Lang, ce serait l’absence d’orientation idéologique forte qui, en entraînant des débats internes sur les grandes orientations, aurait rendu le Parti libéral vulnérable à l’influence de la fonction publique. D’où l’hypothèse qu’un scénario similaire se produise avec un gouvernement libéral au soir du 19 octobre. Or, si les observateurs aiment évoquer l’absence d’orientation idéologique du PLC sous Justin Trudeau, il faut aussi remarquer que lui et son équipe, avant le déclenchement de l’élection, ont cherché à se positionner plutôt à droite de l’échiquier politique, notamment en matière d’exploitation pétrolière. À Washington, Justin Trudeau s’est prononcé en faveur du pipeline Keystone XL, un projet qui, par ailleurs, sera vraisemblablement rejeté par Barack Obama. De plus, il a aussi appuyé le projet de loi antiterroriste C-51 pour montrer qu’il a à cœur la sécurité des Canadiens. Dans le contexte d’un gouvernement minoritaire libéral, le chef du PLC pourrait alors s’inscrire dans la foulée des politiques conservatrices en espérant ravir des votes aux conservateurs déçus. Déjà, en ce début de campagne, des observateurs albertains affirment que Justin Trudeau pourrait mieux aider le secteur énergétique albertain que Stephen Harper ! La même dynamique pourrait d’ailleurs se produire en matière de politique étrangère. Certes, le chef libéral ne se présentera pas à la manière de Stephen Harper comme le meilleur ami de Benjamin Netanyahou. En revanche, un gouvernement libéral, et peut-être même néodémocrate, pourrait poursuivre dans la voie israélienne tracée par Stephen Harper, de peur d’être accusé de faire le jeu de la « résurgence de l’antisémitisme ». En d’autres termes, peut-être que les troupes libérales arriveront à la conclusion que la majorité ne saurait être atteinte ou tenue qu’en s’inscrivant dans un libéralisme de droite. Par contre, Justin Trudeau vient de changer d’orientation en cours de campagne en préconisant des déficits et des investissements massifs dans les infrastructures afin de contrer le NPD. Si ces politiques étaient mises en œuvre une fois les libéraux au pouvoir, voilà qui irait dans le sens de la thèse de Lang.

Quant aux conservateurs, Lang avance que Stephen Harper aurait l’occasion de passer à l’histoire, s’il le voulait, en s’attaquant à l’hydre sénatoriale. Ce n’est pas la première fois qu’on entend un tel appel, Conrad Black dans le National Post du 4 juillet dernier a fait une suggestion différente, mais qui va dans le même sens. Néanmoins, pour se lancer dans une telle aventure, il faudrait que Stephen Harper surmonte sa répulsion pour des négociations fédérales-provinciales, qui sont nécessaires à tout changement du Sénat. Or le fédéralisme d’ouverture préconisé par Stephen Harper ne favorise guère une dynamique de collaboration avec les provinces. À moins que Stephen Harper ne confie le bâton du pèlerin de la réforme à un premier ministre provincial (Brad Wall de la Saskatchewan ?), qui se lancerait alors dans le travail de convaincre ses homologues des provinces, en espérant en retirer un futur capital politique. Le statu quo institutionnel que tous décrient pourrait donc perdurer dans l’avenir. Pour le reste, il semble plutôt que le gouvernement de Stephen Harper, s’il est réélu, continuera sur la même lancée, notamment en matière de politique étrangère où le premier ministre s’est distingué par des prises de position fermes.

À première vue, il semble peu probable qu’on assiste à des changements importants dans l’éventualité d’un gouvernement néodémocrate. Pour le moment, Thomas Mulcair envoie des signaux similaires à ceux que nous avons pu observer lors de la campagne électorale albertaine au printemps 2015, où Rachel Notley cherchait à montrer que son parti avait tourné le dos à l’extrémisme de gauche. En effet, quelques propositions ont un air de parenté avec celles de son homologue provincial, l’augmentation de l’impôt des grandes entreprises, par exemple, ou encore la hausse du salaire minimum. Mais les néodémocrates pourraient aussi marcher dans les traces des conservateurs dans des domaines inattendus. Par exemple, des rumeurs au début de la campagne laissent entendre que Thomas Mulcair voudrait réinvestir dans les budgets de la défense. En outre, comme les conservateurs, le chef néodémocrate tient le langage de la responsabilité budgétaire. Enfin, comment réagira-t-il une fois au gouvernement face au projet d’oléoduc Énergie Est, surtout dans l’hypothèse d’un gouvernement minoritaire ? S’opposera-t-il à ce projet pour conforter sa base au Québec, quitte à susciter la grogne de l’Alberta et de la Saskatchewan ?

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Si la thèse voulant qu’il y ait des mutations fondamentales dans les politiques publiques est possible, il faut néanmoins se souvenir que les changements de gouvernement au Canada sont rarement révolutionnaires : ce n’est pas tous les jours qu’on voit une dynastie conservatrice comme celle de l’Alberta s’effondrer au profit d’un gouvernement néodémocrate ! Et là même existent des continuités entre les deux gouvernements : entre autres, les néodémocrates albertains ont choisi de garder une mesure instaurée par les conservateurs, celle de taxer les grands émetteurs de gaz à effet de serre, tout en doublant le prix sur le carbone (qui passera de 15 dollars la tonne à 30 dollars d’ici 2017). Voilà un exemple de changement dans la continuité.

Et qu’il en soit ainsi ne doit pas surprendre outre mesure, car les gouvernements sont contraints par un ensemble de décisions qui ont été prises précédemment. Le gouvernement est un paquebot qui ne change pas facilement de direction : c’est ce que Stephen Harper a appris en 2006. Son discours sur la réduction de la taille de l’État n’a pas toujours été suivi d’actions concrètes, au grand dam des conservateurs les plus à droite au plan économique. Il ne faudrait donc pas se surprendre que les néodémocrates, s’ils parvenaient au gouvernement, continuent dans la même ligne de l’équilibre budgétaire, surtout si la situation économique du Canada se détériore. En somme, à moins d’une victoire électorale convaincante d’un parti, il n’est pas impossible que nous nous retrouvions dans une dynamique où les continuités l’emporteront sur les ruptures..

Frédéric Boily
Frédéric Boily est professeur de science politique à l’Université de l’Alberta.

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