Il y a 400 ans, Québec était fondée, marquant le début de la présence française outre-Atlantique. Depuis, ses citoyens et ses institutions ont vécu, constitué et affirmé une culture et un patrimoine francophones authentiques et différenciés, qui sont à la fois l’objet et le sujet des célébrations que commande un anniversaire historique aussi significatif.

Au cœur de la grande fête déjà entamée, on retrouvera plus de 700 artistes, dont plusieurs sont les « révélateurs » et les ambassadeurs reconnus et célébrés d’une vitalité culturelle sans cesse réinventée, qui rayonne bien au-delà des frontières de la cité et qui participe pleinement au souffle pluriel de l’une des grandes langues internationales.

Si autant d’artistes chéris par leurs concitoyens ― et la plupart du temps soutenus directement ou indirectement par les pouvoirs publics ― sont invités à donner un sens, un esprit et un élan irrésistible au 400e anniversaire de Québec, c’est certainement en reconnaissance de la prépondérance de leur apport à l’enrichissement de la vie culturelle et à l’enracinement du fait français en ces terres septentrionales. Nous emprunterons à l’occasion leurs mots pour soutenir ici cette affirmation.

Écrivain, intellectuel et pédagogue désormais établi au Québec, Neil Bissoondath a résumé la dynamique culturelle de toute société en affirmant qu’« une culture qui n’arrive plus à trouver en elle l’énergie de la vie se trahit ; inévitablement, elle sombre dans le folklore ». Penseur renommé internationalement pour ses œuvres de fiction et ses essais sur la question des cultures et de la place de la langue, il est un fervent défenseur de la langue française au Québec et de la Charte de la langue française (Loi 101).

Indissociable de la culture, la langue est un matériau que l’on pourrait qualifier d’organique, prenant de l’expansion ou se rétractant en fonction du dynamisme de la vie culturelle de la collectivité. S’adressant à un auditoire de francophones en situation minoritaire, John Ralston Saul déclarait qu’« une langue n’est rien si elle n’est pas rattachée à une culture. Vous aurez beau connaître la grammaire, il vous faut du contenu, qui ne s’acquiert qu’en vivant la culture. Vous devez lire, chanter, jouer des personnages, discuter, lire encore (on ne lit jamais assez) et participer à des activités culturelles. »

Paradoxalement, lorsque vient le temps de mesurer la vitalité de notre idiome, nous avons tendance à nous tourner d’abord vers les linguistes et les grammairiens pour qu’ils auscultent la langue et déterminent si elle est moribonde ou si elle survivra. Heureusement, certains de ces spécialistes rejettent l’approche clinique désincarnée. Alain Rey, rédacteur en chef des éditions Le Robert, déclarait en mars dernier dans Le Devoir qu’il « faut enlever l’hégémonie d’une forme de français par rapport à une autre ». Partisan des dictionnaires de la diversité francophone plutôt que d’un dictionnaire gravitant autour du français de France, il défend la position selon laquelle « c’est par l’échange et l’ouverture que la langue va pouvoir s’enrichir ».

Au Québec, les artistes créateurs ont tendance à rompre avec le français normatif pour moduler la langue en tenant compte d’une réalité qu’ils interprètent et qu’ils font évoluer. Cette position est particulièrement fertile pour les écrivains pour lesquels « la langue est sans cesse à (re)conquérir » (dixit Lise Gauvin). Matériau d’expression, matériau de construction, le français d’ici a traduit une identité en constante et urgente mouvance à laquelle faisait référence Gaston Miron : « Parfois je m’invente, tel un naufragé, dans toute l’étendue de ma langue. »

Si l’œuvre de Michel Tremblay est emblématique par son parti pris linguistique radical d’une affirmation populaire et d’une quête identitaire, d’autres reflètent plus généralement, mais indubitablement, une préoccupation continue pour les formes littéraires. Pensons à Réjean Ducharme avec ses jeux de mots et ses néologismes, ou encore à Nicole Brossard, Gérald Leblanc ou Sylvain Trudel dont les écritures actualisent et densifient une langue qui est partagée, mais jamais immuable ou refermée sur elle-même.

Naviguant sans cesse entre spécificité québécoise et identité francophone, plusieurs écrivains se sont particulièrement illustrés sur le sujet de la langue lors des débats de la Francophonie.

La langue est un matériau vivant dont les racines plongent au cœur de l’histoire et se ramifient dans la contemporanéité. Cela, nos conteurs l’ont compris, eux qui s’illustrent admirablement sur la scène mondiale. Le « conteux » Fred Pellerin est l’un des exemples les plus récents. Il a obtenu, en 2006, le Mérite du français dans la culture, ajoutant son nom à celui, entre autres, de Marc Favreau (1997), Gilles Vigneault (1999), Andrée Lachapelle (2000), Richard Desjardins (2005), Kim Yaroshevskaya (2003) et… Marie-Éva de Villers (2002), l’auteure du Multidictionnaire de la langue française. Une liste qui en dit long sur la manière dont le Québec revitalise la langue française.

Nos auteurs prouvent bien que la langue circule d’un univers à l’autre, s’y abreuvant comme à autant de sources de jouvence.

L’univers de la chanson est un autre domaine où se recompose la langue. Au Québec, le premier exemple qui vient à l’esprit est évidemment celui de Robert Charlebois, et plus particulièrement de la Super Francofête qui a eu lieu à Québec en 1974. Avec les deux autres ténors de la chanson québécoise, Félix Leclerc et Gilles Vigneault, il avait attiré plus de 100 000 personnes. Charlebois fut l’un des premiers à avoir puisé dans sa langue comme matériau pour modifier, restructurer, « mettre à sa main » le rock et, du coup, transformer la chanson française. Il n’est pas anodin de souligner qu’il a reçu le prix de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre.

Et qui parle de la scène, pense aussi au théâtre. Voilà certainement un domaine dans lequel nos artistes se sont illustrés. Comme le confirmait Michel Marc Bouchard lors des récents États généraux du théâtre : « Il y a quelques années, être joué à l’étranger était le privilège d’une poignée d’auteurs québécois. Aujourd’hui, notre dramaturgie est présente sur les cinq continents. » Et, toujours selon lui, si les metteurs en scène choisissent des textes québécois, c’est « parce qu’ils y trouvent une matière théâtrale vive, ainsi qu’une langue riche et colorée ».

Dans une entrevue télévisuelle qu’il accordait à Stéphane Bureau en 2005, Robert Lepage affirmait avec justesse : « C’est très important d’être en contact avec ses racines. […] Les gens s’imaginent que pour faire un théâtre ou un travail dit international ou universel, il faut absolument faire des choses qui s’inspirent de l’international ou de l’universel. Ce n’est pas comme ça que ça fonctionne, l’universel, il est dans le local. Je paraphrase souvent Michel Tremblay quand il disait : ”Si tu veux être universel, parle de ce qui se passe dans la cuisine chez vous.” »

Serait-ce cette même idée qui aurait guidé la création de l’improvisation théâtrale ? Lancé au Québec par Robert Gravel, le match d’improvisation théâtrale a vite gagné des adeptes dans la Francophonie d’abord, puis partout dans le monde. De nos jours, des ligues d’improvisation existent en différentes langues. Qui aurait cru que notre sport national se trouverait transposé dans des joutes linguistiques et théâtrales ?

La langue doit s’abreuver à différentes sources pour demeurer vivante, et nos artistes sont d’infatigables sourciers dont les découvertes continueront à façonner l’avenir de la langue française à condition qu’on leur laisse la liberté d’explorer et de nous communiquer leurs trouvailles.

Évidemment, tous nos artistes ne manipulent pas d’abord et avant tout la langue. Mais les chorégraphies d’une Marie Chouinard, l’architecture d’un Pierre Thibault, les spectacles de la compagnie d’art interdisciplinaire lemieux.pilon 4d art, ceux de Musique Multi-Montréal, ou encore les expositions des centres d’artistes autogérés donnent lieu à d’innombrables discours qui articulent une pensée artistique et culturelle en des termes qui nous sont propres. Que les artistes commentent directement leur œuvre ou que des critiques s’en chargent, il demeure que ces discours participent à l’élargissement d’un précieux espace culturel francophone qu’alimentent les nombreuses revues de langue française investies de la mission de médiation entre les artistes et leur public.

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Créer en français ici et maintenant, c’est s’ouvrir aux influences et aux apports de la diversité et de l’interculturalisme.

La langue est donc un matériau à la fois contraignant et malléable que les artistes sont parmi les premiers à travailler. Se prévalant d’une liberté d’expression qu’ils veulent sans bornes, ils se colletaillent autant avec le fond qu’avec la forme : rejetant toute entrave, fût-elle idéologique ou stylistique, ils contribuent, eux aussi, à faire évoluer la langue sur le plan de sa structure et de ses usages. En utilisant une langue comme matériau ― l’un des multiples matériaux de la vie auxquels ils ont recours ― les artistes la font évoluer, en assurent la vitalité et la pérennité.

Il est évidemment réducteur de toujours définir le français d’ici dans sa relation à l’anglais. D’autres langues et d’autres phénomènes ethnoculturels l’influencent, le colorent, le métissent, agissent sur son vocabulaire, sa rythmique, ses points de vue. On l’observe certainement dans la sphère de la création à laquelle participent pleinement les artistes autochtones, notamment ceux qui choisissent le français comme matériau de création artistique.

Rappelons qu’il existe au Canada 11 nations autochtones au sein desquelles la langue française est parlée. Leur apport à la langue française a été souligné et reconnu notamment lors des derniers Rendez-vous de la Francophonie. Pensons au groupe Taima ou encore au chanteur d’origine montagnaise Florent Volant, dont l’engagement à l’égard de la Francophonie l’a amené à donner une nouvelle vigueur à la langue, à la teindre de combats particuliers et d’idéaux universels. Pensons également au dramaturge Yves Sioui Durand, le premier metteur en scène amérindien à donner, à Paris, un atelier de maître pour les acteurs professionnels d’Europe. Affirmant que « les mythes amérindiens sont nos Grecs à nous ; ils sont fondateurs de notre théâtralité », il vise à réinventer l’ancien théâtre rituel amérindien sous une forme actuelle… par le biais de la langue française.

Et cela est aussi vrai pour les artistes de la diversité culturelle. Nés ici ou ailleurs, francophones de naissance ou pas, ils ont intégré cette communauté linguistique du pays et ont participé à ses productions culturelles. Aujourd’hui, Wajdi Mouawad, Abla Farhoud, Dany Laferrière ou Aki Shimazaki façonnent tout autant la langue française d’ici qu’un Michel Tremblay. En retour, cette langue conditionne leur rapport à l’art. Sergio Kokis a constaté et affirmé « je ne peux écrire qu’en français, même si je parle d’autres langues » non pas durant sa vie en France, mais après son installation au Québec.

Du fait de ce contact permanent avec diverses langues, nous avons aussi développé une expertise unique en matière de traduction de textes littéraires. N’est-il pas significatif que les prix littéraires du Gouverneur général récompensent les traducteurs au même titre que les romanciers, poètes et essayistes? Daniel Poliquin est un exemple éloquent, de même que le tandem Lori Saint-Martin et Paul Gagné, qui a traduit vers le français plus d’une trentaine d’œuvres littéraires encensées par la critique, ou encore la prolifique Sheila Fischman, qui a traduit plus de 125 livres d’auteurs aussi réputés que Gaétan Soucy, Anne Hébert et Michel Tremblay. Leur travail a fait connaître la littérature canadienne de langue française à d’innombrables lecteurs au pays comme à l’étranger.

À l’heure de la mondialisation, il convient de rappeler que les artistes ne créent pas en vase clos, mais pour des auditoires : les citoyens d’ici et d’ailleurs. En nous mettant en rapport avec leurs productions, nous prenons part à une communauté de langue, d’esprit et de culture. En participant à des manifestations culturelles, nous confirmons, collectivement, que ces valeurs résonnent en nous et donc, que notre culture ― et, incidemment, notre langue ― est vivante. Nous ne conserverions pas un attachement à la langue française si celle-ci se réduisait à un moyen de communiquer à l’occasion de transactions utilitaires.

Participer à une culture, c’est d’abord assimiler sa langue, rappelle Mircea Vultur, professeur chercheur à l’INRS. Et la mondialisation ne favoriserait pas uniquement l’anglais. Constatant que la pratique de la langue française s’est accrue dans certaines régions du monde (en Europe centrale et orientale, notamment) à la suite de l’intensification des échanges culturels, il écrit dans « La dynamique culturelle de la mondialisation » (2005) que « ce phénomène de conquête culturelle francophone est lié au processus de mondialisation qui a fait en sorte que la politique de la Francophonie n’est plus défensive et recroquevillée sur elle-même, mais de plus en plus ouverte à la richesse culturelle et à la diversité ».

Selon cet argument, la mondialisation permettrait à des cultures de taille plus modeste d’être découvertes et appréciées, et à leur langue d’évoluer et de se propager. D’un point de vue économique, cet argument est évidemment attrayant. D’un point de vue culturel, cette position tient-elle ? Le volontarisme culturel peut-il être à la base d’une stratégie pour renforcer l’usage et le rayonnement de la langue? Selon un rapport de l’UNESCO (2005), 90 p. 100 des langues mondiales ne sont pas représentées sur Internet, et seulement cinq pays monopoliseraient les industries culturelles mondiales. Un constat préoccupant, mais qui indique peut-être là où le combat devrait débuter.

C’est certainement ce choix qui oriente les politiques et les investissements culturels mis en place par le gouvernement du Québec depuis plus d’un demi-siècle, par exemple via Télé-Québec, la Société de développement des entreprises culturelles ou le Conseil des arts et des lettres du Québec Et les chiffres confirment le succès de cette approche. Le volume d’exportation de produits culturels québécois de langue française croît de manière constante, comme l’attestent la Chambre de commerce du Montréal métropolitain ainsi que les statistiques de l’Observatoire de la culture et des communications du Québec ou de Patrimoine Canada. Par exemple, d’après Patrimoine Canada, les ventes étrangères du milieu de l’édition seraient passées de 580 millions en 1996 à 1,1 milliard en 2002. Dans son ouvrage intitulé Les chiffres des mots, l’économiste Marc Ménard confirme également que ce milieu se porte bien soulignant qu’il s’est vendu en 1998, au Québec, 25,6 millions de livres et qu’il existe plus de libraires par habitant au Québec qu’en France.

Dans l’ensemble du Canada, les grandes institutions culturelles soutiennent le fait français depuis les années 1950. De l’Office national du film à Téléfilm Canada, de Radio-Canada au Conseil des Arts du Canada, toutes travaillent de concert pour faire entendre la voix de nos créateurs dans l’ensemble du pays et dans le monde. Car cela est inscrit dans leur mandat respectif, et a été confirmé et renforcé par l’adoption, par le Parlement du Canada en 1969, de la Loi sur les langues officielles.

Les artistes qui sont aujourd’hui les phares de notre vie culturelle en français seraient-ils arrivés à ce même résultat sans le soutien de ces organismes ?

Que dire de l’industrie de la musique qui a bénéficié des mesures « protectionnistes » du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes pour favoriser la musique francophone en ondes ? Robert Charlebois, Diane Dufresne, Claude Dubois, Beau Dommage, Harmonium et tant d’autres de cette génération auraient-ils eu le même succès, obtenu la même reconnaissance internationale sans le soutien éclairé des gouvernements ?

Il est clair que la vitalité d’une langue passe notamment par la vigueur des productions culturelles qui la sous-tendent. Le français d’ici est très certainement porté, illustré, proclamé et incarné par nos artistes depuis plusieurs décennies, et ce rôle essentiel ira en s’accroissant s’il est clairement reconnu et soutenu par les pouvoirs publics, les citoyens et les institutions.

Le 400e anniversaire de la fondation de Québec devrait être l’occasion pour toutes nos institutions culturelles d’examiner leurs succès et les progrès réalisés grâce à cette jonction entre leur mandat, la vision des artistes et le public, et de penser à la prochaine étape.

Le poète français Paul Éluard a écrit : « Ce qui est maintenant prouvé ne fut autrefois qu’imaginé. » Imaginons donc un peu plus, un peu plus loin…

SB
Simon Brault, O.C., est vice-président du Conseil des arts du Canada.

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