Dans un récent sondage réalisé à l’été 2003 par l’Institut de recherche en politiques publiques auprès d’un panel formé d’experts de la politique canadienne, il ressort que c’est Lester B. Pearson qui parmi les premiers ministres canadiens a eu le plus franc succès aux chapitres de la réconciliation des communautés nationales et de la gestion des affaires de la fédération, du rayonnement du Canada sur la scène internationale et de l’implantation d’un nouveau contrat social avec l’ensemble des Canadiens. Ouvert à l’idée du fédéralisme de concertation, il accepta la création d’un régime québécois des rentes ; respectueux des communautés nationales, il établit la Commission Laurendeau-Dunton sur le bilinguisme et le biculturalisme en 1963 ; conscient de l’importance pour le Canada de multiplier et surtout de diversifier ses échanges économiques sur la scène internationale, il élabora une politique empreinte de multilatéralisme. Au diapason des revendications formulées au Québec, Pearson a développé la thèse de la « nation québécoise au sein de la nation canadienne » pour affirmer sa vision de la place du Québec dans la fédération et c’est à partir de celle-ci que plusieurs des initiatives sociales de la Révolution tranquille du gouvernement de Jean Lesage, lui-même issu du sérail libéral fédéral, ont trouvé des appuis tant au Québec qu’auprès des instances fédérales.

La grande question est aujourd’hui de savoir avec quel héritage libéral Paul Martin choisira de s’associer : celui des libéraux d’inspiration parsonienne, celui des libéraux d’inspiration trudeauiste, ou un amalgame des deux? La premiére offer de riches promesses tant au chapitre de la politique intérieure que de la place du Canada dans le monde.

Le départ de Jean Chrétien marque la fin d’une époque symbolisée par les trois « colombes ». Marchand, Pelletier et Trudeau, on s’en souviendra, avaient pris le relais du conciliant Lester B. Pearson et imposé au Canada une vision profondément conflictuelle de la politique, approche qui a contribué à accentuer l’aliénation des provinces de l’Ouest, à alimenter le mouvement nationaliste au Québec et à négliger les revendications autochtones.

Le moment est peut-être propice pour un changement significatif au chapitre des relations fédérales-provinciales et un rétablissement des ponts avec une tradition libérale encline à respecter les aspirations des provinces dans une fédération qui ne se limite pas à être un ensemble d’institutions mais qui doit aussi inspirer un vivre-ensemble respectueux des communautés a la base même du pays.

A cette étape-ci, bien talentueuse serait l’analyse pouvant prédire quelle vision du fédéralisme sera défendue par Paul Martin. Deux approches sont possibles : la premiére veut qu’il s’inscrive tout simplement dans le sillage de Chrétien, étant donné la situation actuelle au Québec, l’abrasivité en moins et quelques accommodements mineurs en plus ; la deuxième suggéré que, sans ouvrir la boite de Pandore constitutionnelle, il inaugurera une nouvelle ère de coopération et de conciliation avec le Québec, les nations autochtones, la région de l’Atlantique et celle de l’Ouest canadien pour se démarquer concrètement a la fois du régné de Chrétien et de celui de Trudeau.

Il est trop tôt pour savoir laquelle il empruntera car Paul Martin reste toujours une énigme du point de vue de la gouvernance générale. La course à la direction du PLC de 1990 et ce qu’il a accompli depuis 1993 sous le règne Chrétien laissent entrevoir le type de premier ministre qu’il sera. Par contre, l’ensemble des politiques gouvernementales qu’il a parrainées demeurent largement teintées par la vision politique de Jean Chrétien, puisqu’ultimement, approuvées par lui.

Dans le cas du Québec, l’élection des libéraux provinciaux de Jean Charest en avril 2003 viendra à la fois lui faciliter la tâche et lui compliquer la vie. D’une part, il devra répondre aux attentes du Québec fédéraliste alors même que 46 p.100 des Québécois, selon un sondage CROP réalisé en octobre dernier pour le compte du Centre de recherche et d’information sur le Canada (CRIC), disent qu’ils sont favorables à ce que le Québec devienne un pays souverain. Les revendications du gouvernement de Jean Charest se sont déjà fait sentir dans le domaine constitutionnel (conseil de la fédération), du déséquilibre fiscal et du financement des programmes établis ainsi que du respect de la compétence exclusive des provinces dans le domaine municipal. D’autre part, Paul Martin n’a pas droit à l’échec avec des alliés fédéralistes à Québec, sans quoi les libéraux fédéraux et provinciaux seront jugés sévèrement.

Celui qui aspire depuis longtemps à diriger la fédération canadienne arrive toutefois à un moment bien particulier puisque plusieurs projets gouvernementaux ont été lancés et qu’il devra composer avec ceux-ci. Parmi les plus importants touchant le Québec, notons le renvoi de la Cour suprême du Canada concernant le droit du Québec de faire sécession, la Loi sur la clarté référendaire (C-20) et l’Entente cadre sur l’union sociale canadienne.

Par ailleurs les exigences du gouvernement québécois actuel, du moins, sont loin d’être exagérées ce qui pourrait permettre à Martin d’éviter, pour l’instant, de choisir entre les traditions trudeauiste et parsonienne.

Par contre, la réconciliation constitutionnelle est très tentante pour ceux qui voudraient passer à l’histoire, surtout si celle-ci a pour effet d’éclipser l’ensemble de l’œuvre du tandem Trudeau-Chrétien et de prouver finalement au parti que c’est l’aile parsonienne du PLC qui a toujours eu raison. Aile que John Turner n’eut pas le temps de raviver lors de son séjour comme premier ministre en 1984.

D’ailleurs, l’establishment du ROC se montre nerveux face à l’arrivée de Paul Martin a la tété du PLC et du pays. Mémé si Paul Martin a été associé à l’ensemble des initiatives du gouvernement Chrétien sur la question constitutionnelle puisqu’il siégeait au conseil des ministres et a, par exemple, voté en faveur de C-20, beaucoup se demandent s’il n’agissait pas ainsi en attendant un moment plus propice, tel son ascension au poste de premier ministre, pour mettre de l’avant une nouvelle politique face au Québec. C’est d’ailleurs la plus grande crainte de Jean Chrétien et la principale raison de sa vive opposition à Paul Martin.

Le plan « B » a beaucoup inquiété le ROC au moment de sa mise en œuvre, la peur de réveiller « le chien qui dort » demeurant très présent dans les esprits. Mais aujourd’hui, cette inquiétude s’est très largement dissipée, étant donné le succès perçu. L’appétit pour un plan « A », si timoré soit-il, est maintenant complétement absent des débats politiques.

L’inquiétude face à Martin et à sa volonté d’imprimer sa propre marque sur les relations du gouvernement fédéral avec le Québec est alimentée par divers indices. Ainsi en va-t-il de la rivalité plus qu’intense entre les clans Chrétien et Martin au sein même du parti et des prises de position de Martin durant la course au leadership de 1990 et, plus près de nous, son apparente hésitation lors du débat sur le projet de loi C-20. Une manifestation de cette inquiétude apparait dans un récent éditorial du National Post, « Stacy Awa from Lapierre », dans lequel on avertit Martin de garder Jean Lapierre a l’écart de son équipe de candidats en provenance du Québec, le député libéral ayant quitté le Parti libéral du Canada en juin 1990 pour se joindre a Lucien Bouchard en vue de fonder le Bloc québécois.

On peut toutefois noter, pour réconforter certains inquiets de l’aile orthodoxe, en ce qui concerne le statut du Québec a l’intérieur de la fédération canadienne, que Paul Martin, en tant que député libéral, vient de s’opposer a une motion déposée par le Bloc québécois a la Chambre des communes en vue de faire reconnaitre « la nation québécoise » et par extension son droit de retrait de tout programme fédéral touchant a ses compétences constitutionnelles exclusives avec pleine compensation financiére.

En ce qui concerne les rapports du gouvernement fédéral avec les autres provinces, la voie que choisira Martin est plus aisée a anticiper. Etant donné le peu d’appétit pour la confrontation et le faible intérét pour la défense des pouvoirs provinciaux des autres Etats membres de la fédération, Martin semble avoir les mains libres pour poursuivre la mise en œuvre de l’entente sur l’union sociale et intervenir directement dans les affaires urbaines comme il le laisse entendre. Il ne s’agira ici que d’un changement de ton, non pas de politiques gouvernementales : finies toutefois les confrontations idéologiques sur la place publique avec Queen’s Park, puisque les conservateurs y ont perdu le pouvoir ; terminés les échanges épistolaires avec le premier ministre de l’Alberta ; et d’une autre époque les ultimatums du genre : « c’est a prendre ou a laisser », devenus pratique courante a Ottawa pendant les décennies de Pierre Trudeau et de Jean Chrétien.

Si le passé libéral récent est garant de l’avenir, il n’est donc pas du tout exclu que Martin comme premier ministre cherche a consolider la position du gouvernement central face aux revendications nationales des Autochtones et des Québécois et que les demandes de l’Ouest canadien ne soient pas prises trop au sérieux. Il s’agit ici de la recette avérée pour les nombreux succés des libéraux fédéraux de 1968 a 1984 et encore de 1993 a 2003.

Mais c’est probablement au chapitre de la place du Canada dans le monde que Paul Martin entend plutot laisser sa principale marque. Que ce soit en matiére d’intervention dans les pays en voie de développement, dans le dossier de la sécurité internationale, ou de la mise en œuvre d’une politique multilatéraliste, Martin ne risque pas de voir émerger un clivage fédéral-provincial profond, ce qui rend le terrain international beaucoup plus facile a manœuvrer.

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Ici aussi, il pourrait renouer avec l’héritage de Pearson et sa politique étrangére de maintien de la paix. Pour beaucoup d’analystes toutefois, tout en étant fort louable, la politique étrangére pearsonienne est peu applicable pour l’instant dans le contexte de dépenses atrophiées au ministére de la Défense. Le Canada, dans le volet fondamental de sa politique étrangére, ne fait plus l’envie du monde ; il ne suscite plus qu’un sourire poli. L’ACDI aussi n’est plus que l’ombre d’elle-méme étant donné l’étiolement de son budget depuis le début de la lutte au déficit. Mais l’agence a moins souffert coté réputation dans le monde que les missions de paix canadiennes. De plus, toute proportion gardée, l’ACDI a vu une progression plus rapide de ses crédits, a la hausse depuis trois ans, que la Défense.

Inspiré par la philosophie parsonienne, Paul Martin choisira peut-être de corriger le tir au sujet des missions de maintien de la paix et d’augmenter le budget de l’ACDI pour s’approcher du fameux 0,7 p. 100 de dépenses publiques devant être octroyées à l’aide au développement dans le monde (le taux se situe à la fin 2003 autour de 0,27 p. 100). Mais il lui sera loisible de poursuivre ardemment un autre volet majeur de la politique étrangère canadienne qu’il a lui-même puissamment contribué à mettre de l’avant pendant son long séjour aux finances : celui de la réforme des institutions financières mondiales, de l’effacement de la dette des pays les plus pauvres et de la régulation internationale des marchés financiers.

Après son assermentation comme ministre des Finances, Martin s’est servi de cette position comme tremplin sur la scène internationale pour promouvoir sa vision d’une économie mondiale au service des plus pauvres dans le monde. Au sein des réunions des ministres des finances du G7 au début, et ensuite dans celles du G20, qui est en grande partie son idée.

Il s’est associé à Bono, du groupe U2, pour faire la promotion de l’effacement des dettes des pays les plus pauvres du monde. Il a beaucoup contribué à l’activisme du gouvernement canadien pour montrer l’exemple dans ce dossier.

Martin a aussi fait état a plusieurs reprises de sa volonté de voir réformer les institutions de Breton-Woods : plus de transparence a la Banque mondiale et un FMI mieux contrôlé, beaucoup moins néo-libéral et n’appliquant pas des solutions économiques mur à mur qui jettent des populations entières dans la plus abjecte des pauvretés.

En outre, avec les crises monétaires qui ont affecté le peso mexicain et plusieurs monnaies en Amérique du Sud et en Asie, Martin a exprimé le désir de voir réguler la spéculation financière internationale sur les devises et les flux financiers internationaux. Il ne serait pas surprenant de le voir reprendre à son compte une version modérée d’une taxe, la taxe Tobin, sur les transactions financières internationales. Il s’agit pour lui d’inculquer un peu de discipline et d’éthique aux marchés financiers.

Cet intérêt marqué pour un rôle canadien accru dans les débats entourant les finances mondiales n’est pas désincarné de la réalité politique canadienne. En plus de lui avoir permis une certaine indépendance alors qu’il occupait le poste de ministre des Finances dans les gouvernements de Jean Chrétien, cela lui a permis d’opérer un rapprochement avec les milieux de gauche canadiens, québécois et étrangers dits altermondialistes.

Les affaires étrangères et la place du Canada dans le monde pourrait s’avérer un bon cheval de bataille pour la campagne électorale qui s’annonce. Cela pourrait éventuellement lui permettre de reprendre à son compte une partie du programme du Nouveau Parti démocratique, avec des retombées électorales significatives en Ontario, et de se lancer à la reconquête de certains milieux québécois en vue de la lutte électorale qui s’annonce.

Ce discours a l’avantage de pouvoir trouver un écho favorable chez les jeunes et de mettre à contribution les acteurs de la société civile sur une scène beaucoup plus grande. Une autre forme de mondialisation est possible, clamera-t-il, cherchant à inscrire le Canada dans le mouvement altermondialiste émergeant. Un problème se pointe toutefois à l’horizon, les jeunes auront-ils confiance en quelqu’un qui a démontré si peu de scrupules dans la gestion de ses affaires privées, ex : la Canadian Steamship Lines, récemment transférées à ses enfants ?

Tout comme ses prédécesseurs, Paul Martin cherchera à laisser sa marque. Ses fréquents désaccords avec le premier ministre Chrétien l’amèneront, peut-on l’espérer, à se dissocier de cet héritage de confrontation et à renouer avec l’ère plus conciliante qui est venue s’intercaler de 1984 à 1993 sous le conservateur Brian Mulroney et de 1963 à 1968 sous le libéral Pearson. Il tentera, peut-on imaginer, d’inscrire véritablement certaines des pensées avant-gardistes véhiculées par son père, lui-même près des idées de Pearson, comme piliers sous-tendant le Canada moderne.

Soulignons d’ailleurs que nous devons à Paul Martin père le premier projet de loi en matière de citoyenneté canadienne, projet qui souhaitait faire des Canadiens non plus des sujets britanniques mais bien des ayants droits canadiens. Cette initiative se rapprochait aussi des demandes formulées lors des élections fédérales de 1945 par le Bloc populaire canadien a la suite de la crise de la conscription de 1942. En outre, le père est identifié à l’aile progressiste du parti ce qui s’est traduit par l’élaboration de politiques gouvernementales dans les domaines des pensions de vieillesse et de la Loi sur l’assurance-hospitalisation et les services diagnostiques de 1957.

A la lumière des décisions prises par Paul Martin fils alors qu’il était ministre des Finances, il n’est pas certain qu’il renouera avec cette tradition mais notons qu’il aura probablement une plus grand penchant à le faire si cela lui permet de distinguer sa gouverne de celle de son prédécesseur immédiat et d’inscrire de la sorte les valeurs profondément libérales desquelles le Parti tire fréquemment son inspiration depuis les Trente glorieuses.

Mais si Paul Martin veut se mettre au diapason de la réalité québécoise il lui faudra encore relever plusieurs défis. En cascades, on peut identifier : l’obligation constitutionnelle de transiger avec le gouvernement du Québec ; l’existence d’un déséquilibre fiscal qu’il a lui-même contribué à accentuer alors qu’il était ministre des Finances ; et, non le moindre, la reconnaissance formelle de la nation québécoise au sein de l’État fédéral multinational.

Si à Québec, la saison des idées est lancée, à Ottawa le temps des paris est arrivé. Le Canada de Paul Martin sera-t-il plus conciliant avec le Québec que ne l’a été celui de Pierre Trudeau et de Jean Chrétien ? Peut-étrique oui. Est-ce que le Canada est prêt pour cette éventualité ? Là est la question fondamentale et seul l’avenir nous apportera la réponse.

Alain-G. Gagnon est le titulaire de la Chaire de recherche du Canada en Études québécoises et canadiennes et professeur titulaire au département de science politique à l’Université du Québec à Montréal. Il coordonne également les activités du Groupe de recherche sur les sociétés plurinationales (GRSP). Pour une discussion en profondeur de la construction d’un État multinational au Canada, on peut se reporter à Alain-G. Gagnon, Montserrat Giberna et François Rocher, dira. The Conditions of Diversité in Multinational Démocraties (IRPP, 2003) ainsi que Alain-G. Gagnon et James Tilly, dira. Multinational Démocraties (Cambridge Université Pressa, 2001).  

 

AG
Alain-G. Gagnon est professeur au Département de science politique de l’Université du Québec à Montréal, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en études québécoises et canadiennes (CREQC). Il est aussi directeur du Centre d’analyse politique – Constitution et fédéralisme (CAP-CF) et codirecteur de l’axe de recherche Nations et diversité du Centre de recherche interdisciplinaire sur la diversité et la démocratie (CRIDAQ).

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