En dix jours, le PQ semble avoir effectué le plus brusque virage de son histoire. Du vendredi 4 mai, jour d’une entrevue « suicidaire » d’André Boisclair, au dimanche 13 mai, date à laquelle Pauline Marois annonçait sa candidature sous un tonnerre d’applaudissements, le PQ a offert un spectacle qui a accaparé les médias du pays et qui a laissé pantois bien des analystes. Plusieurs n’ont vu dans cet événement qu’un conflit d’ambitions : le perdant, André Boisclair, l’hésitant, Gilles Duceppe, et Pauline Marois, la revenante… gagnante. Si ces jours ont indéniablement donné lieu à une bousculade, variante musclée du jeu de la chaise musicale politique, on aurait tort de croire qu’ils ne sont pas porteurs de changements plus profonds. Pour reprendre l’expression consacrée, « ces dix jours ont ébranlé » la culture politique du PQ.

Contrairement aux apparences, ce n’est cependant pas Pauline Marois qui a initié ce changement de culture au PQ ; c’est plutôt la dure défaite du 26 mars qui a amené ce parti à s’ouvrir. Le mérite de Pauline Marois, la seule candidate en lice à ce jour, fut de nommer et d’incarner avec justesse ce changement de cap.

Le premier changement concerne la social-démocratie elle-même, un des deux « piliers » idéologiques du parti. Historiquement, le PQ a affiché un « préjugé favorable aux travailleurs », comme aimait à le dire René Lévesque. Le PQ fut d’ailleurs responsable des plus importantes mesures interventionnistes depuis 30 ans. Ce courant socialdémocrate, de centre gauche, a été particulièrement actif à l’époque de René Lévesque, de Jacques Parizeau et de Bernard Landry, mais nettement moins sous Lucien Bouchard. Quant à André Boisclair, il a bien tenté de s’en démarquer, mais ses déclarations maladroites contre les centrales syndicales ont été pour lui autant de boomerangs.

Sur cet axe gauche-droite, Pauline Marois représente indéniablement un changement de cap, pas à cause de son passé, mais par son discours de retour. Se disant toujours sociale-démocrate, elle s’est empressée d’ajouter qu’il fallait procéder à une « modernisation de la social-démocratie ». Plusieurs indices laissent entrevoir la teneur de cette modernisation. Prenant modèle sur le recentrage de la gauche européenne, elle a d’abord insisté sur la nécessaire « création de richesse ».

« Partout en Occident, des partis de centre gauche, sans rien renier de leurs valeurs profondes de justice sociale, d’équité, adaptent leur politique. Le Parti québécois doit, ajoute-t-elle, mettre réellement le cap sur la prospérité économique dans une perspective de développement durable. »

Le deuxième indice renvoie à ses alliés. Il ne fait pas de doute, et plusieurs l’ont souligné avec contentement, que ce discours porte la marque des François Legault et Joseph Facal, tous deux vilipendés par la gauche du PQ et associés tantôt au discours économiste, tantôt à celui des « lucides ».

Le troisième indice est apparu 48 heures plus tard quand Pauline Marois a affirmé, contrairement à la position traditionnelle du PQ, ne plus être hostile au dégel des frais de scolarité, une position phare du PQ. La critique militante ne s’est pas fait attendre : « C’est l’inverse de la social-démocratie », a dit Karine Millaire, présidente d’une association étudiante de l’Université Laval.

La capacité de Pauline Marois à tenir ce double discours tient à son passé. Associée traditionnellement à l’aile gauche, directement à l’origine du programme public de garderies, elle bénéficie d’un crédit que n’avaient ni Lucien Bouchard ni André Boisclair sur les questions sociales. De toutes les têtes d’affiche du PQ, elle est probablement la personnalité la mieux placée pour faire ce pas vers le centre de l’échiquier politique. Si elle porte les couleurs du PQ lors du prochain scrutin, elle pourrait ainsi ratisser large : plaçant la social-démocratie sur le plan de la « foi », des convictions profondes, tout en proposant des mesures de centre. À la limite, Pauline Marois pourrait provoquer un changement d’orientation au PQ, comme l’a fait Tony Blair avec le Parti travailliste britannique.

La deuxième rupture, qui n’est pas moins importante, tient à l’agenda référendaire. Le programme du PQ, adopté en juin 2005 et toujours en vigueur, prévoit un référendum le « plus tôt possible ». Il propose également une série de mesures pour enclencher l’accession à la souveraineté. En fait, depuis 1990, à la suite de la mort de Meech, les péquistes sont obnubilés par l’agenda référendaire, et ce, malgré la défaite de 1995 que plusieurs considèrent comme un vol. « À bientôt », ont-ils dit alors, convaincus de l’imminence d’un prochain rendez-vous.

Le discours de Pauline Marois marque là aussi un changement de cap : « Le Parti québécois doit rompre avec le piège d’échéancier ou d’obligation référendaire », dit-elle, avec pour conséquence qu’un « bon gouvernement » provincial du PQ n’apparaît plus comme une hérésie. Dans une entrevue, elle laisse même entendre qu’un prochain mandat d’un gouvernement du PQ n’enclencherait pas nécessairement un référendum. Si elle devient chef du PQ, comme tout le laisse présager, elle aura donc personnifié, en quelques jours, les changements qui auraient dû émerger de la « saison des idées », lancée par Bernard Landry en 2003. Sur cette question, et jusqu’à ce jour, un large consensus s’est fait entendre.

Le troisième changement, moins évident, se situe dans les rapports internes du PQ. Historiquement, ce parti a été marqué par une militance très active. Artistes, intellectuels, syndicalistes, journalistes, gens du milieu communautaire — « the chattering class » —, le PQ compte quelques milliers de militants très actifs qui jouent depuis plusieurs années un rôle clé, bien plus prépondérant que celui de l’ensemble des membres. Bien que cela soit vrai dans tous les partis, cette distinction s’exprime autrement au PQ. Elle est publique et explicite. De plus, elle est visible dans les congrès et les conseils nationaux, et elle s’incarne souvent dans un rapport difficile entre cette couche militante et le chef. René Lévesque, Pierre Marc Johnson, Lucien Bouchard et André Boisclair ont ainsi été pointés du doigt pour leur présumé manque d’ardeur ou la tiédeur de leurs convictions. Dans un éditorial récent de l’Action nationale, Robert Laplante, chef de file des radicaux, identifiait ainsi l’exception : « Une seule fois, sous la gouverne de Jacques Parizeau, les indépendantistes ont-ils vraiment orienté le parti et réussi à coaliser le mouvement national dans son ensemble. »

L’arrivée de Pauline Marois pourrait également changer le rapport chef-militant. Le 13 mai, au moment où elle annonçait sa candidature, elle ne mâchait pas ses mots en posant sa candidature : « Si on me choisit comme chef de ce parti, c’est aussi cette orientation que l’on choisit », prévient-elle. C’est la « corbeille de la mariée », a-telle dit en souriant. Dans une entrevue qu’elle accordait à Bernard Derome, elle allait plus loin encore : « Si je suis choisie, ils sauront que cela est intouchable tant que je suis chef de ce parti […] on pourra en débattre, mais pour moi, ce sera une condition essentielle au fait que je continue à porter ou à assumer le leadership de ce parti. »

Nul doute que le pari de Pauline Marois consiste à élargir la base électorale du PQ en grugeant au centre et du côté des nationalistes modérés, tout en protégeant ses arrières, par la tenue d’un double message. Elle cherchera à profiter de sa feuille de route pour jouer sur plusieurs tableaux et rejoindre des créneaux différents, voire disparates : « Nous sommes des souverainistes et des sociaux-démocrates. Nous pouvons modifier certains aspects du programme tout en le restant complètement et parfaitement », prétend-elle.

En somme, celle qui deviendra probablement chef du PQ sait bien où se situent bon nombre de Québécois : dans le paradoxe quant à la social-démocratie — « le beurre et l’argent du beurre » — et dans l’attente quant à la souveraineté — « peut-être, mais pas toute de suite ». Les corrections proposées visent en fait à rejoindre le plus grand nombre et à faire une offre partisane plus alléchante en vue de la prochaine élection : un parti 1) moins à gauche, 2) moins pressé par l’agenda référendaire et 3) jouissant d’un leadership plus solide, mieux assuré.

À première vue, l’offre politique concoctée par Pauline Marois semble trouver preneurs. Ce changement n’est cependant pas le fruit d’une campagne de persuasion, ni le résultat d’un débat ouvert et démocratique, mais la conséquence d’un choc, celui du 26 mars.

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Ainsi réformé, le PQ pourrait retrouver une position nettement plus avantageuse lors de la prochaine élection. Est-ce que tout cela signifie que le ciel est bleu et sans nuages ? En politique, faut-il insister, rien n’est aussi simple. Des écueils sont là et bien là. La probable leader doit savoir bien naviguer dans les eaux troubles pour effectuer les changements qu’elle désire.

S’il est vrai qu’un leadership plus stable sera mieux accueilli par les membres et bon nombre d’électeurs, il est difficile de prévoir le comportement des militants les plus actifs. Avec le départ d’un quatrième chef en un peu plus de dix ans, plusieurs ont dû comprendre les effets pervers des tensions continuelles entre le chef et la base militante. « Mangeur de chef », « Brutus », « coupeur de têtes », tous les qualificatifs ont été utilisés pour décrire cette triste habitude. Cette très longue « prise d’otage » du chef par les militants radicaux a plutôt affaibli l’image du chef auprès de l’ensemble de l’électorat. Plusieurs péquistes en sont maintenant conscients.

Jusqu’à présent, il n’y a que Patrick Bourgeois, du journal indépendantiste Le Québécois, qui ait manifesté des craintes quant au couronnement de Pauline Marois : « On est en train de lui offrir le parti, sans qu’elle n’ait proposé quoi que ce soit. C’est dangereux. » Cet homme est-il le premier ou le dernier ? Rien ne permet de trancher.

Ce qui peut consolider l’autorité de Pauline Marois relève de la piètre situation du parti au moment où elle le prend en main. Jamais, depuis 30 ans, le parti n’a été aussi bas dans les votes reçus. Plusieurs craignent même sa mort. La conséquence est simple : tout mouvement vers le haut dans les intentions de vote, tout relèvement du membership ou de l’image, sera associé à son leadership. Renversement de situation : le chef devra dorénavant moins au parti que le parti devra au chef.

Sur la thématique de la social-démocratie, le déplacement proposé par Pauline Marois correspond au déplacement de l’électorat lui-même. Et l’ambiguïté de son discours rejoindra l’ambivalence de plusieurs. La situation difficile des finances publiques change aussi l’agenda des politiques futures : l’ajout de nouveaux programmes sociaux-démocrates sera, en un mot, plutôt rare. Dette, vieillissement de la population, fardeau fiscal, tous les éléments convergent vers un changement de ton. Création de richesse, valorisation de la classe moyenne, incitatifs économiques sont des éléments discursifs qui doivent dorénavant, avec emphase, jouxter ceux de l’équité et de la justice sociale.

L’écueil de ce déplacement renvoie aux centrales syndicales, aux associations étudiantes et aux alliés de toujours du PQ. Accepteront-ils de trouver moins d’échos à leurs requêtes au sein du PQ ? Québec solidaire pourrait-il avoir, du même coup, plus de place ? Peut-être, ou du moins théoriquement.

Dans ce type de combat, les personnalités ont cependant du poids. Il sera plus difficile pour Françoise David de concurrencer Pauline Marois, dotée d’un passé social-démocrate indéniable, que de se battre contre André Boisclair. Le fait d’être une femme pourrait jouer un rôle non négligeable. Première à diriger les destinées d’un grand parti, sa victoire électorale pourrait, aux yeux de bon nombre de progressistes, inscrire le Québec dans un mouvement positif de l’histoire contemporaine, soit l’égalité des genres au plus haut niveau. Les exemples qui serviraient de miroirs réfracteurs à cette légitime ambition sont nombreux : Michelle Bachelet au Chili, Angela Merkel en Allemagne, mais aussi Ségolène Royal en France et Hillary Clinton aux États-Unis.

C’est cependant sur la question de la souveraineté que le changement de cap est nettement plus périlleux. Pauline Marois a fait un premier diagnostic : « Ce qu’ils nous ont dit le 26 mars dernier, les Québécois, c’est qu’ils n’étaient pas contre la souveraineté, mais ce qu’ils nous ont dit clairement, c’est qu’ils n’étaient pas prêts maintenant à tenir un référendum. » Une fois cela affirmé, que peut donc proposer de plus Pauline Marois ?

Ici, le débat est plus simple, plus dépouillé, plus symbolique que sur la question de la social-démocratie. Est-il plus déchirant ? Probablement ! Schématiquement, trois options se présentent : A) tenir un référendum pendant le prochain mandat ; B) ne pas tenir de référendum pendant le prochain mandat ; ou C) attendre et juger de l’opportunité de la question pendant le mandat.

La première option ramènerait le PQ à la situation qu’il a connue lors de la dernière campagne ; elle semble donc exclue, puisque les deux tiers des Québécois ne veulent pas d’un référendum. Jusqu’à présent, on n’a vu que Louis Bernard opter pour une radicalisation de cette option.

L’option B — renoncer à un référendum — n’est pas non plus sans danger pour plusieurs raisons : les radicaux pourraient d’abord y voir une preuve que le PQ n’est plus souverainiste et provoquer un schisme. Le débat serait inévitablement reporté à un éventuel deuxième mandat. Dernier inconvénient : des circonstances particulières pourraient, enfin, exiger la tenue d’un référendum —, ce que le PQ se serait empêché de faire de par sa promesse.

Quant à l’option C, elle pose des difficultés indéniables: le PQ serait ramené à la logique des « conditions gagnantes » de Lucien Bouchard ; comme par le passé, l’agenda référendaire serait tributaire de l’agenda gouvernemental. Enfin, un gouvernement du PQ semblerait, une fois de plus, porteur d’incertitudes. Si elle logeait à cette enseigne, Pauline Marois n’incarnerait pas le renouveau, mais un piétinement, du moins à ce chapitre.

Mais une quatrième option pourrait être envisagée par les souverainistes : transférer l’initiative référendaire au peuple lui-même. Ce n’est donc pas le gouvernement du PQ qui initierait l’agenda, mais la population qui, par voie de pétition, déclencherait un référendum. Ainsi, Pauline Marois ou d’autres dirigeants du PQ pourraient concilier leurs convictions avec la réalité. Camil Bouchard écrivait récemment : « On ne peut libérer un peuple malgré lui et à heure fixe. C’est de lui que doit venir le signal qu’il est temps de passer à autre chose. » Cette incertitude cesserait d’être problématique puisqu’elle relèverait du peuple et non des élus. John Locke n’écrivait-il pas : « Le peuple garde toujours le pouvoir souverain de se délivrer des entreprises de toutes sortes de personnes. » Avec un peu de recul, il ne fait pas de doute que cette dernière option inscrirait le projet souverainiste dans la longue durée tout en le libérant d’une offre partisane et gouvernementale. Et cela n’est pas nouveau : quand la classe politique d’une communauté semble incapable de résoudre, par ses mécanismes habituels, les énigmes qui la confrontent, il est normal qu’elle en déplace la responsabilité ultime dans les mains du premier décideur : le peuple.

Le mot d’ordre « écouter », répété par tous les ténors péquistes au lendemain du 26 mars, trouverait dès lors une transposition institutionnelle. Et à ce chapitre, les péquistes ne sont pas aussi seuls qu’ils le croient. Ils l’ont peut-être oublié, mais Mario Dumont a déposé en mai 2000 le projet de loi 192 sur l’initiative populaire qui répondrait tout à fait à ce type de défi ! À eux deux, puisque majoritaires, péquistes et adéquistes pourraient réaliser ce projet plus vite qu’on ne le pense. Reste à savoir s’ils relèveront cet autre défi. Ici, rien n’est sûr !

Jean-Herman Guay
Jean-Herman Guay is a professor in the School of Applied Political Studies at the Université de Sherbrooke.

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