Au cours des dernières années, de nombreux intervenants ont manifesté leur soutien à une plus grande présence de la science au Parlement et, de manière générale, à  une élaboration de politiques qui s’appuie sur des données probantes. La mise en œuvre de pratiques liées à cette conception du rôle des connaissances dans le processus d’élaboration des politiques publiques requiert la présence d’un ensemble de conditions favorables. Parmi ces conditions, l’une des premières, nécessaire mais non suffisante, est la volonté politique. À cet effet, l’élection du 19 octobre 2015 et la composition du cabinet de Justin Trudeau marquent assurément un changement de ton et une ouverture plus grande face à la science et à l’utilisation de données probantes dans le processus d’élaboration des politiques, à l’ouverture des données (open data) et au respect du travail scientifique de la fonction publique. On peut d’ailleurs lire, dans la plateforme électorale du Parti libéral du Canada : « Un gouvernement libéral s’assurera de rétablir la capacité de l’administration fédérale de prendre des décisions fondées sur les faits. » Mais, bien que cela semble parfaitement raisonnable et à propos, rappelons qu’une plateforme électorale n’est qu’un ensemble de déclarations d’intention.

Quels changements devrait-on observer pour se convaincre que cet engagement électoral s’est effectivement concrétisé dans la pratique ? De toute évidence, il y a beaucoup à faire pour remplir cette promesse, et les chercheurs qui travaillent en transfert et en mobilisation des savoirs sont bien placés pour faire état des difficultés que représente la mise en pratique de telles idées. L’objectif de cet article est donc de rappeler quelques-unes des grandes idées véhiculées dans la littérature afin d’en dégager les implications pratiques à considérer si l’on souhaite prendre au sérieux cette approche.

Avant toute chose, clarifions ce que nous entendons quand nous disons que l’élaboration des politiques doit s’appuyer sur des données probantes. Une première nuance : nous faisons ici référence à l’expression anglaise « evidence-informed policy-making », dans laquelle le mot « informed » a le sens d’« éclairé », et non de « fondé (exclusivement) sur »  les données probantes.  De la même façon, il importe de clarifier un certain nombre de malentendus courants à propos de cette approche :

  • Les données probantes ne seront jamais plus que l’un des intrants du processus d’élaboration de politiques – aux côtés de considérations éthiques, budgétaires, politiques, etc. ;
  • Les données probantes ne sont pas les seules sources d’informations qu’un analyste de politiques doit considérer ;
  • L’objectif n’est pas de réduire le processus d’élaboration de politiques à un exercice scientifique de résolution de problème ;
  • Les méthodes expérimentales ne sont pas les seules sources de données probantes valides et dont les décideurs doivent tenir compte ;
  • Les données probantes, même dans le meilleur des mondes, comportent un certain degré d’incertitude (que cette incertitude porte sur les conclusions mêmes d’une étude ou sur la façon d’interpréter des résultats et de les adapter à un contexte différent).

Considérée sérieusement, l’utilisation de données probantes a donc, en politiques publiques, des visées beaucoup plus modestes que dans le domaine des sciences, par exemple, mais elle reste néanmoins fondamentale pour réduire le risque d’erreurs, puisque l’on parle ici d’erreurs qui peuvent avoir des conséquences sociétales ou financières importantes. Comme l’indiquait déjà le philosophe John Dewey en 1927 dans The Public and Its Problems, le domaine politique et le processus d’élaboration de politiques publiques comportent une incontournable part d’expérimentation. Chaque politique est en fait une tentative, une hypothèse de travail qui nécessite une révision constante à la lumière de l’observation critique de ses conséquences. Autrement dit, l’élaboration et la mise en œuvre de politiques publiques supposent des connaissances importantes à la fois sur les acteurs concernés et le contexte politique et légal, mais aussi sur les impacts prévus et le mécanisme par lequel l’intervention livre ses effets. Bref, l’élaboration de politiques publiques est un domaine qui, par sa nature même, est appelé à mobiliser une variété de savoirs.

La proposition explicite de cette approche suggère qu’une plus grande mobilisation des savoirs scientifiques est souhaitable et bénéfique. Mais de quels savoirs parle-t-on exactement ? Selon la question à laquelle s’intéressent les décideurs, plusieurs types de données probantes peuvent être utiles pour éclairer la décision à prendre. Il importe ici de souligner que certains types de données probantes devraient être priorisés en fonction de la nature de la question posée : par exemple, une question de politiques publiques touchant l’efficacité d’une intervention devrait s’appuyer sur des données aptes à fournir des indications valides à cet effet, mais une question concernant les opinions d’acteurs concernés implique un registre d’études différent.

Par ailleurs, un type d’études se distingue par sa rigueur et sa pertinence pour les décideurs : les revues systématiques de littérature. Fréquemment vantées par des chercheurs (voir par exemple cet article de John N. Lavis) pour leur capacité à synthétiser un corps important de recherche, à réduire le risque de biais et à présenter de manière concise l’état des connaissances sur une question donnée, ce type de recherche demeure néanmoins peu connu et peu utilisé par les analystes de politiques publiques au sein de la fonction publique. Si l’on y avait recours, jusqu’à tout récemment, presque exclusivement en sciences de la santé (voir, par exemple, Cochrane Collaboration, Health Evidence), ce n’est plus le cas aujourd’hui. En fait, il est désormais possible de trouver des revues systématiques de littérature sur un vaste ensemble de thèmes : politiques sociales, criminologie, éducation et développement (voir, par exemple, Campbell Collaboration, EPPI, Health Systems Evidence, Education Endowment Foundation), et ce, dans les pays autant développés qu’en voie de développement (voir, par exemple, 3ie). De nombreuses ressources existent donc pour éclairer les décideurs ; le problème qui se pose est qu’il faut davantage faire connaître ces ressources et promouvoir leur utilisation quand c’est pertinent.

Ce qui nous amène à un deuxième ensemble de considérations. La mobilisation de données probantes dans le processus d’élaboration de politiques publiques n’est pas si aisée qu’il n’y paraît. La littérature sur le phénomène de mobilisation des savoirs fournit à cet effet plusieurs indications utiles. La capacité de l’État et de la fonction publique à mobiliser ces savoirs dépend de plusieurs facteurs, dont deux retiendrons ici notre attention. Premièrement, l’un des facteurs que l’on cite fréquemment comme étant un facilitant est la capacité individuelle à accéder à des données probantes, à les interpréter et à les utiliser (voir à ce sujet « A systematic review of barriers to and facilitators of the use of evidence by policymakers »). Mettre à profit des données probantes suppose un certain niveau de familiarité avec la recherche scientifique, ses principes et ses méthodes. Cela est nécessaire pour déterminer quelles données probantes sont pertinentes dans un contexte donné, quelle interprétation on peut donner aux résultats et quelle fiabilité possèdent les conclusions (en tenant compte du risque de biais possibles). Deuxièmement, en relation directe avec ce dernier point, la capacité de la fonction publique à mobiliser des données probantes nécessite une structure organisationnelle fournissant des ressources d’accès et de soutien (comme le montre cette étude). On peut penser ici à une infrastructure permettant l’accès physique aux données probantes, mais aussi à la présence de personnes clés capables de guider et de conseiller les utilisateurs et de faciliter l’acquisition et l’analyse de données probantes.

De manière générale, ces dimensions pratiques de l’approche impliquent une réforme sur le plan des ressources organisationnelles, des pratiques administratives et des modes d’analyse. On observe de telle tentatives de réformes dans d’autres pays, et l’exemple du Royaume-Uni est instructif, alors qu’il s’est récemment doté d’un plan à ce effet (Civil Service Reform Plan – 2012-2015). On peut entre autres y lire la suggestion suivante à propos des fonctionnaires : « […] they should have a clear understanding of what works based on robust evidence. » Dans un esprit de continuité avec les recommandations que l’on trouve dans la littérature à propos de la mobilisation des savoirs dont nous avons parlé plus haut, le plan insiste ensuite sur la nécessité de la formation et de l’acquisition d’expertise afin d’accroître la capacité de la fonction publique à soutenir le processus d’élaboration de politiques. Bien sûr, un tel plan de réforme est sensible aux aléas politiques et aux volatilités électorales, et sa réalisation n’est à ce jour que partielle, comme l’explique cet article paru dans The Guardian.

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Ouverture, transparence et utilisation de données probantes vont de pair avec une plus grande valorisation de la recherche. Toutefois, la valorisation des données probantes par les acteurs de la fonction publique devrait idéalement se traduire par un engagement substantiel à être partie prenante de ce processus de création de connaissances. Trois avenues peuvent être ici considérées.

La première implique de se donner les moyens d’évaluer rigoureusement les conséquences des actions mises en œuvre par les gouvernements et d’en communiquer les résultats. Plusieurs exemples peuvent être cités ici, mais le Royaume-Uni est encore une fois intéressant à ce niveau : on a en effet pu y observer la mise sur pied de différentes initiatives permettant l’évaluation systématique des effets des politiques (par exemple, What Works Network, Behavioral Insights Team – cette dernière idée ayant vraisemblablement été importée à l’échelle provinciale en Ontario). Bien qu’imparfaites, ces initiatives ont tout de même le mérite de tendre vers une plus grande institutionnalisation de l’inclusion de données probantes dans le processus d’élaboration de politiques.

Ensuite, afin de maximiser la pertinence de la recherche universitaire en matière d’analyse de politiques publiques, il est souhaitable d’accroître les interactions entre les acteurs de la communauté universitaire et les décideurs publics. Ce facteur, fréquemment cité dans la littérature sur la mobilisation des savoirs (voir entre autres cet article), est considéré important dans la mesure où de plus amples interactions permettent de faciliter la communication efficace des besoins de recherche, l’interprétation de résultats de recherche, et des préférences de présentation.

Enfin, beaucoup moins fréquemment évoquée, mais tout aussi importante pour les fins de la recherche, est l’ouverture face aux chercheurs eux-mêmes. Si le gouvernement actuel cherche à se définir par ses positions d’ouverture et d’inclusion face à la science et à la recherche, il est dès lors souhaitable qu’il ouvre un peu plus grandes ses portes à la recherche menée à l’intérieur même de la fonction publique. Les contributions théorique en matière de politiques publiques et de mobilisation des savoirs abondent, mais très peu d’études empiriques ont été menées pour décrire la nature des tâches professionnelles et les modes de fonctionnement liés à la mobilisation des savoirs dans l’élaboration de politiques publiques. Une plus grande compréhension des modes de fonctionnement de l’administration publique est, à notre avis, garante d’une plus grande capacité à orchestrer une collaboration efficace et pertinente entre décideurs publics et chercheurs universitaires et à concevoir, à l’intérieur l’administration publique, des innovations en matière de pratiques d’analyse et d’élaboration de politiques.

Il s’agit là d’un bref panorama des avenues à considérer pour mettre en œuvre une approche qui permette une élaboration des politiques publiques qui s’appuie sur des données probantes. En somme, prendre au sérieux cette idée implique une refonte majeure des pratiques courantes des acteurs politiques et administratifs, et une réallocation des ressources cognitives et organisationnelles. Bref, le gouvernement actuel ne manque pas de travail pour les prochaines années !

Cet article fait partie du dossier Sciences, technologies et politiques publiques.

Pierre-Olivier Bédard
Pierre-Olivier Bédard est détenteur d’un doctorat en science politique et vient de terminer un stage postdoctoral. Ses intérêts de recherche sont la mobilisation des savoirs, les méthodes de recherche et la causalité.

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