À toutes fins pratiques, le gouvernement du Québec a déjà atteint l’équilibre budgétaire. Si on exclut des dépenses prévues la contribution au Fonds des générations ― qui n’est pas une dépense à proprement parler mais plutôt un versement permettant de réduire plus rapidement la dette nette du Québec ―, l’excédent des revenus sur les dépenses s’élève à 1,675 milliard de dollars pour 2015-2016. Ce n’est pas énorme, mais ce surplus devrait se répéter dans les années suivantes et ramener la situation d’équilibre que le Québec connaissait avant la crise financière de 2008.

Dans les circonstances, la ronde actuelle de compressions n’apparaît pas nécessaire. Il aurait été possible d’arriver à peu près au même résultat en allant moins -rapidement, ce qui aurait permis de préserver les services publics et les principaux acquis sociaux tout en soutenant davantage la croissance économique. La dette aurait diminué un peu moins vite, mais une fois l’équilibre budgétaire atteint, son poids par rapport au produit intérieur brut aurait décliné automatiquement, comme c’était le cas avant 2008, en dépit de la croissance des dépenses.

Si le virage est plus prononcé que nécessaire, et bien plus sévère que ce qui avait été annoncé en campagne électorale, c’est que le gouvernement vise d’autres objectifs. Il s’agit avant tout de remettre en question un modèle, une façon de faire propre au Québec.

En 2003, en prenant le pouvoir, Jean Charest avait déclaré vouloir en finir avec un « modèle de fonctionnement » dépassé, où l’État se permettait de « tout taxer » et de « se mêler de tout avec, pour résultat, de souvent faire les choses à moitié ». Le nouveau premier ministre avait aussitôt fait face à une grande résistance, qui l’avait forcé à reculer sur plusieurs fronts. Même son ministre de la Santé et des Services sociaux, Philippe Couillard, avait eu le dessus sur lui en prenant fait et cause pour la revendication populaire d’établir le nouveau centre hospitalier, le CHUM, au centre-ville.

Cette fois-ci, l’approche est différente. Sans en faire l’annonce, et sans dévoiler son itinéraire, le gouvernement Couillard s’active sur plusieurs fronts, remettant en question des acquis et des façons de faire dans la santé, l’éducation, la politique familiale et le développement des régions. L’approche est graduelle, mais elle est déterminée et procède d’une méthode. À terme, l’État québécois devrait en faire moins, le faire différemment et permettre au gouvernement d’annoncer des baisses d’impôt juste avant d’aller en élections. C’est le modèle Harper.

Pour éclairer la logique en cause, on peut se tourner vers un livre remarquable que vient de faire paraître Rodney Haddow, professeur de science politique à l’Université de Toronto, Comparing Quebec and Ontario: Political Economy and Public Policy at the Turn of the Millennium (University of Toronto Press, 2015). En mettant en parallèle l’évolution du Québec et de l’Ontario depuis le début des années 1980, Haddow fait bien ressortir les différences entre les deux plus grandes provinces du pays.

D’abord, on s’en doute, le Québec taxe plus et dépense plus que l’Ontario. Les Québécois bénéficient d’avantages et de services que les Ontariens ne possèdent pas, mais ils le doivent non pas aux transferts fédéraux, mais plutôt à des impôts et taxes nettement plus importants. Ensuite, les transferts aux personnes sont plus généreux au Québec, notamment pour les familles avec enfants. Les services le sont également, en commençant, bien sûr, par les services de garde. Enfin, l’État québécois intervient davantage, de toutes sortes de façons, pour soutenir le développement économique.

En conséquence, la société québécoise est devenue plus égalitaire que sa voisine, même si les résultats pour les plus pauvres s’avèrent encore insatisfaisants. Toutes proportions gardées ― c’est-à-dire en tenant compte du fait qu’une province ne contrôle qu’une partie des instruments nécessaires ―, la différence entre les efforts de redistribution du Québec et de l’Ontario se compare à l’écart qui sépare les pays scandinaves des autres États-providence.

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À la source de ces approches contrastées, explique Haddow, on trouve trois grands facteurs qui distinguent le Québec : premièrement, une tradition d’interventionnisme étatique bien enracinée, qui remonte à la Révolution tranquille et qui demeure soutenue par le nationalisme québécois ; deuxièmement, un système partisan qui est polarisé plus autour de la souveraineté que des enjeux droite-gauche conventionnels, sur lesquels les grands partis ont des positions finalement assez proches ; et troisièmement, une pratique bien établie de la concertation, ancrée dans une forte présence syndicale, et un réseau solide de mouvements communautaires et associatifs.

Contrairement à l’Ontario, le Québec n’a jamais eu de Mike Harris, qui s’était fait élire en dénonçant les assistés sociaux et les syndicats et en promettant surtout des baisses d’impôt.

Haddow insiste, notamment, sur l’importance de la mobilisation sociale au Québec, qui empêche les grands partis de défaire les consensus qui définissent le modèle québécois. On l’a constaté encore une fois lors de la grève étudiante de 2012, qui a prévenu une hausse majeure des droits de scolarité. Vue de l’Ontario, cette grève apparaissait tout simplement incompréhensible.

Et c’est ici que nous revenons au gouvernement Couillard, dont l’approche consiste justement à miner ces différents consensus sans les attaquer de front, en altérant graduellement les règles du jeu et en réduisant le financement des principaux programmes. Il s’agit en quelque sorte, en profitant de la faiblesse et de la division des partis d’opposition, de contourner la concertation et de faire échec à la mobilisation sociale. Ainsi, l’idée s’imposera peut-être qu’il vaut mieux que chacun pense à ses propres intérêts, auquel cas des baisses d’impôt pourraient apparaître séduisantes.

L’avenir dira si cette approche réussira. Pour le moment du moins, on peut y voir une volonté de remettre en question les fondements du modèle québécois, sans véritablement l’annoncer. Et un test pour la société québécoise, qui pourrait ne pas vouloir de ce virage.

Photo: meunierd / Shutterstock

Alain Noël
Alain Noël is a professor of political science at the Université de Montréal. He is the author of Utopies provisoires: essais de politiques sociales (Québec Amérique, 2019).

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