Dans un premier article « Le cyber gouvernement : un modèle d’efficience », (Options politiques, mars 2002) nous avons montré comment l’utilisation de la technologie Internet pouvait transformer l’organisation des administrations publiques pour le bénéfice de tous les contribuables. Toutefois, le passage au numérique n’est pas chose facile comme le démontre l’expérience récente de plusieurs entreprises. De plus, la nature bureaucratique des administrations publiques pose des défis additionnels.

Exception faite des nouvelles entreprises qui ont intégré d’emblée le numérique dans leur modèle de gestion, les cadres supérieurs doivent faire preuve de vision et de leadership pour changer, à l’aide de la technologie numérique, leur organisation. Ils font face dans cette démarche à des obstacles culturels, technologiques et structurels. Les obstacles au changement au niveau des gouvernements sont encore plus nombreux et importants :

  • Une organisation bureaucratique qui comporte des éléments culturels, de relations du travail, technologiques et autres fait preuve en général d’une forte résistance au changement.
  • Le fonctionnement en ministère fait aussi partie de la culture des politiciens et confère pouvoir, prestige et visibilité à un groupe ne restreint de personnes élues. Un gouvernement transparent, à travers un réseau fluide d’information, qui serait continuellement en contact avec les contribuables modifierait le pouvoir de ces personnes. De plus, le fonctionnement par thème plutôt que par ministère représenterait un changement profond de tout le fonctionnement des appareils d’État.
  • En l’absence de sanction de marché à court terme, les gouvernements n’ont pas la même perception de l’urgence d’agir que les organisations privées. De plus, de par leur fonction même, les élus sont absorbés par des problèmes de court terme alors que le projet d’un gouvernement numérique demande une réflexion à long terme et bien au-delà des échéances électorales.

En dépit de ces obstacles, le concept de gouvernement numérique a déjà fait beaucoup de progrès au cours des derniers mois. Comme c’est le cas des entreprises privées, il n’existe pas de modèle définitif pour faire la migration de l’organisation vers le numérique. Aussi, les gouvernements adoptent ils diverses stratégies pour transformer leur organisation. À ce stade-ci plusieurs administrations considèrent qu’elles sont en transition vers une numérisation de leur appareil.

On estime que le Japon, l’Australie et la Finlande sont parmi les pays les plus avancés en matière de numérisation de leur gouvernement. En Finlande, on peut accéder à son dossier à travers un portail et y modifier des données qui seront transmises à tous les ministères et organismes pertinents. Il y a donc déjà une forme de guichet unique et une interconnexion des diverses banques de données que le gouvernement finnois possède sur les entreprises et les citoyens. De plus, il n’est plus nécessaire de remplir de déclaration d’impôt puisque toute transaction ayant une incidence fiscale est électroniquement acheminée au dossier du contribuable.

Aux États-Unis, à la suite d’une directive présidentielle de décembre 1999, l’organisme « National Partner hip for Réinvention Gouvernement » a déployé tout un travail visant à offrir à la population américaine un guichet unique donnant accès à toutes les informations disponibles en ligne. Le portail First GO permet d’avoir accès à 27 millions de page Web du gouvernement fédéral et aux formulaires pour transiger avec ce dernier. Dans plusieurs cas, on peut remplir le formulaire en ligne ou sinon le faire sur le document imprimé. Un système élaboré de courriel permet de contacter ministères et organismes fédéraux. Cet exercice a déjà permis d’identifier les chevauchements de l’appareil fédéral. Enfin, on peut aussi accéder à un site recensant, à travers les États-Unis, les « meilleures pratiques de gestion » en matière de gouvernement numérique.

Les divers gouvernements aux États-Unis migrent rapidement leur système d’achat de biens et services sur des plateformes électroniques. De plus, les États américains se regroupent pour obtenir des économies d’échelle et de réseau. L’Arizona est un des États pionniers en matière de cyber gouvernement et son expérience permet d’établir que des transactions en ligne coutent jusqu’à quatre fois moins que les transactions traditionnelles. Ce résultat est comparable à ceux que l’on retrouve dans le secteur privé, notamment pour des transactions financières. Enfin, le modèle de partenariat avec le secteur privé est souvent utilisé par les États comme moyen de faire la transition vers le cyber gouvernement. À cet égard, plutôt que d’utiliser le système de taxation pour financer le déploiement d’un nouveau système de communication, certains États américains confient à des partenaires privés le soin de mettre en place le réseau nécessaire. La rémunération des partenaires provient de frais facturés aux usagers et également des économies de couts que l’état peut retirer du nouveau système. Le partenaire a donc intérêt à mettre en place un système avantageux et efficace pour les usagers puisque ses revenus augmenteront avec le volume de transactions et la réduction des couts de fonctionnement de l’appareil public.

Le gouvernement canadien a aussi amorcé son passage au numérique. À un niveau plus stratégique, le gouvernement fédéral a mis sur pied un groupe de réflexion qui a fait une consultation à travers le pays. Le gouvernement a comme objectif d’offrir en ligne tous ses services pour l’année 2004.

On estime que le passage en ligne permettrait de réduire le cout de livraison des services publics de 20 p. 100 environ, ce qui représenterait des économies de 15 milliards $ pour le gouvernement fédéral. De plus, en faisant ses achats de fournitures en ligne à travers un marché électronique, le gouvernement pourrait épargner des milliards additionnels. Il y aurait avantage d’ailleurs à ce que l’ensemble des gouvernements au Canada collabore à l’implantation d’un vaste marché électronique pour l’achat de fournitures. Ceci viendrait augmenter la concurrence entre les fournisseurs à l’avantage des contribuables. En contrepartie, les entreprises à travers le Canada auraient accès à un marché plus vaste et plus fluide. Il reste à voir si le passage en ligne du gouvernement fédéral s’accompagnera d’une véritable transformation de son organisation.

Les provinces se sont aussi engagées sur la voie de la numérisation de leurs services. Bien que l”Alberta est souvent considérée comme une province pionnière en cette matière, dans cet article, nous examinons de façon plus détaillée les efforts du gouvernement du Québec en matière de numérisation. Cette analyse de cas nous permet d’illustrer la complexité d’une transformation de l’administration publique vers un modèle numérique.

Une des voies de développement de sites Web pour les ministères s’articule autour du projet SERTIR (Serveur Transactionnel d’Information et de Repérage). Des experts en TI reliés à ce projet conseillent les ministères qui désirent offrir des services en ligne. Le serveur de SERTIR n’héberge toutefois qu’une partie (environ 45 p. 100) des sites des ministères et organismes publics.

Communications Québec a bâti un site pour répondre au moins en partie aux besoins des PME. Le site regroupe les liens qui conduisent à la fois au niveau fédéral et provincial aux programmes d’aide financière et aux organismes qui peuvent donner des conseils aux entreprises, notamment dans le cas de démarrage. Il s’agit ainsi d’une initiative qui pose un premier jalon dans le sens d’une intégration des informations de divers paliers de gouvernement.

Le développement d’un portail sur les services gouvernementaux offerts aux citoyens représente une autre initiative importante de Communications Québec. Sur ce portail, on retrouve des informations sur les services et programmes disponibles concernant divers aspects de la vie des citoyens. On ne retrouve toutefois qu’un nombre limité de sites offrant des liens transactionnels. À cet égard, on peut acheter des publications ou faire une déclaration d’impôt en ligne à condition d’utiliser un logiciel choisi par le ministère. Un site offrant des formulaires que l’on peut imprimer facilite les transactions.

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En conclusion, il ressort que le gouvernement du Québec a fait des efforts importants pour migrer enligne l’information sur ses activités et sur les services offerts aux contribuables. Mais comme c’est le cas pour d’autres gouvernements au Canada, il n’y a pas encore de stratégie d’ensemble qui viserait à une transformation de l’appareil public vers un modèle numérique. L’initiative d’aller en ligne appartient encore à chaque ministère et elle vise surtout la diffusion de l’information plutôt que la modification de la façon de livrer les services.

L’effort de réseautage du gouvernement et des secteurs sous sa juridiction est disséminé à travers divers réseaux. On peut constater ici une forme « d’inégalité numérique » à travers l’appareil gouvernemental du Québec. Certains ministères, comme le revenu, ou organismes (le Réseau de télécommunications socio-sanitaire ou RTSS) ont des réseaux parfois plus performants que celui d’autres ministères. Certains intervenants préfèrent bâtir leur propre réseau (RISQ pour les universités ou encore le réseau de la CSST en matière d’accidents du travail) plutôt que d’utiliser celui du gouvernement. Ceci disperse les efforts et ne permet pas d’obtenir les économies d’échelle et d’envergure qui pourraient être associées à l’utilisation d’une technologie commune qui procurerait des bénéfices pour l’ensemble des intervenants du secteur public québécois.

On peut résumer ainsi la situation touchant l’appareil public au Québec :

  • Le gouvernement du Québec est bien engagé sur la voie de la numérisation de l’appareil public. Le portail créé par Communication Québec représente un embryon de méga portail qui serait la porte d’entrée pour les contribuables à l’ensemble des services d’un futur cyber gouvernement. Ce portail peut déjà permettre une certaine réduction des couts de conformité et d’interaction pour les contribuables.
  • Certains sont plus performants que d’autres et il n’est possible de faire des transactions avec l’État que dans certains réseaux. Un projet de gouvernement numérique devrait nous amener vers une forme d’égalité numérique de façon à ce que l’ensemble des contribuables aient accès à une même qualité de service. Également, un projet numérique suppose une transparence de l’information qui conduirait à un passage fluide entre les divers réseaux d’information.
  • L’examen d’un récent appel d’offre portant sur un nouveau réseau de communications nous permet de voir où en est le gouvernement en matière de numérisation. Dans ce document, le gouvernement a démontré sa conviction de l’importance des technologies numériques pour assurer la compétitivité de l’économie et accroître la qualité des services. Les effets recherchés dans la proposition correspondent pour une large part à ceux résultant de l’implantation d’un modèle de gestion numérique des services publics.
  • L’approche du gouvernement, même si elle contient des éléments que l’on retrouve dans le modèle du cyber gouvernement décrit dans le premier article, est cependant demeurée, dans l’ensemble, traditionnelle. On retrouve ainsi la séquence suivante : l’appel vise à améliorer le réseau pour les clients que sont les ministères et organismes. Ce n’est donc qu’en bout de ligne, en fournissant des outils plus performants aux fonctionnaires, que l’on compte obtenir des avantages pour les contribuables.
  • En s’inspirant de l’approche qui place le client au centre des préoccupations de l’organisation, le gouvernement aurait pu inverser la démarche en proposant au fournisseur de l’accompagner dans une nouvelle façon de faire où le contribuable est le client qu’il faut servir et qui se retrouve au centre du réseau à déployer. C’est d’ailleurs cette approche qui est implicite dans l’élaboration du portail de Communication Québec. Ce ne sont donc plus les ministères qui sont ici les clients à desservir mais les contribuables.
  • La technologie du fournisseur viendrait alors supporter la nouvelle structure de livraison des services publics. Ceci suppose une réorganisation de l’appareil gouvernemental par grands thèmes plutôt que par ministère et une circulation fluide de l’information de façon horizontale et verticale à l’intérieur de l’appareil public. Il s’agirait d’une tâche complexe pour le fournisseur qui devrait proposer une solution pour répondre aux nouveaux objectifs. On imagine que cette tâche se ferait par étape avec un échéancier réparti sur quelques années. Comme le partenariat envisagé par le gouvernement peut porter sur une période allant jusqu’à dix ans, il y a donc dans la proposition un horizon temporel compatible avec l’implantation d’un modèle de gouvernement numérique.
  • Plutôt que d’axer l’alliance avec le fournisseur sur un partage des économies externes réalisées par ce dernier, le gouvernement aurait eu avantage, comme l’ont fait déjà certains États américains, de l’orienter plutôt sur les économies de couts et la qualité des services rendus aux clients. Une partie de la rémunération du fournisseur serait alors venue de la baisse des couts pour le gouvernement associé à la nouvelle façon de livrer les services. Le fournisseur aurait pu aussi recevoir certains bénéfices qui résulteraient de la baisse des couts d’interaction et de conformité encourus par les contribuables. Cette baisse de cout devrait se traduire par une amélioration de l’activité économique qui deviendrait en fait un indicateur de ces gains de productivité.
  • En liant la rémunération du fournisseur à la performance du gouvernement en terme de cout, on aurait créé ainsi pour le fournisseur une forte incitation à bien réaliser son mandat et à déployer un réseau très performant pour atteindre les objectifs. Il s’agit donc d’un levier important que le gouvernement devrait utiliser pour assurer la meilleure transition possible vers un cyber gouvernement.
  • Comme le passage à un modèle de cyber gouvernement impliquerait tout l’appareil gouvernemental, la mesure d’adhésion volontaire des ministères utilisée par le gouvernement devrait être abandonnée. La proposition du gouvernement ne joue pas à fonds la voie du gouvernement numérique, en considérant l’adhésion obligatoire comme une option qui devrait apporter des bénéfices additionnels à l’état.
  • La réorganisation de l’appareil d’État associée au passage vers le numérique suppose que l’on mobilise l’ensemble des ressources de l’appareil public pour assurer la meilleure transition vers une nouvelle façon de livrer les services publics. Les ressources humaines du gouvernement seront alors un maillon crucial dans le passage vers un cyber gouvernement. Les contrats de travail devront avoir la souplesse requise pour fonctionner dans un nouvel environnement. En contrepartie, le gouvernement devrait supporter des programmes de formation pour donner à ses employés tous les instruments pour fonctionner dans un nouvel environnement de travail. Pour faciliter la transition, les contrats de travail devraient contenir des mécanismes visant à créer une incitation chez les employés à modifier leurs façons de faire. La nécessité de modifier les façons de faire est d’ailleurs mentionnée dans la proposition de service du gouvernement, mais l’implantation d’une cyber organisation n’a pas fait partie des contrats de travail à ce jour.
  • Enfin, la proposition de mandat du gouvernement ne fait pas mention des achats de fournitures en ligne que l’administration pourrait faire pour réduire ses couts d’approvisionnement. Le Québec aurait intérêt à développer une place de marché électronique pour ses achats ou encore à se joindre à un éventuel projet pancanadien d’approvisionnements en ligne pour tous les gouvernements.

L’Internet a modifié les paradigmes de gestion et la convergence des modèles d’affaires supportée par la technologie numérique est devenue incontournable. Le modèle du cyber gouvernement qui vise à servir le contribuable à travers une nouvelle architecture organisationnelle est la contrepartie publique de ces transformations dans les modèles de gestion.

Le cyber gouvernement réduit de façon substantielle les couts de conformité et d’interaction avec l’État et ses propres couts de livraison des services. Ce dernier dispose alors d’une marge financière qu’il peut utiliser à des fins jugées prioritaires. Ces divers impacts améliorent la compétitivité de l’économie. Le retard à passer au numérique sera couteux et de plus en plus difficile à rattraper. Le passage vers une organisation numérique dans le secteur public se heurte à plusieurs obstacles. Les ministres et les cadres supérieurs de la fonction publique devront déployer le leadership nécessaire et avoir une vision de l’avenir pour déclencher de tels changements.

À l’échelle mondiale, plusieurs gouvernements considèrent qu’ils sont en transition vers une numérisation de leur structure. Divers pays ont déjà de l’avance sur ceux de l’Amérique du Nord. Aux États-Unis et au Canada, les gouvernements, à des rythmes différents et avec des stratégies variées, ont amorcé leur passage au numérique. Le gouvernement canadien s’est engagé sur la voie de la numérisation et entend mettre tous ses services en ligne d’ici 2004.

Au Québec, le gouvernement est aussi engagé sur la voie de la numérisation. Toutefois, les informations apparaissant dans un appel d’offre récent du gouvernement visant à mettre à jour son réseau de communications, nous permettent de constater, que l’approche demeure encore assez traditionnelle. Le cyber gouvernement place non pas les fonctionnaires mais plutôt le contribuable au centre de son organisation alors que la technologie vient supporter la nouvelle façon de livrer les services publics. Ce virage stratégique n’a pas encore été pris par le gouvernement du Québec même si la proposition comprend des éléments qui vont dans cette direction. De plus, plutôt que de laisser aux ministères le choix d’adhérer au nouveau réseau, le gouvernement devrait plutôt impliquer l’ensemble de l’appareil public pour entreprendre sur une période de quelques années la transformation numérique de son organisation pour le bénéfice des contribuables et de l’économie tout entière.

Une telle transformation ne pourra venir que des hommes politiques qui devront avoir maîtrisé les enjeux du numérique et faire preuve d’un grand leadership pour mobiliser toutes les ressources de l’appareil gouvernemental dans un tel projet. Il en va de la compétitivité du Québec.

Annelure Perne, étudiante graduée à l’École des sciences de gestion de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), a travaillé comme chargée de recherche dans la préparation de cet article.

 

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