L’utilisation de l’outil militaire à des fins de politique étrangère est sans doute le geste le plus compliqué et le plus risqué qu’un gouvernement démocratique puisse poser. Il est compliqué, car il nécessite de la part des élus une évaluation prudente des circonstances, des enjeux, des objectifs à atteindre et, ce qui est sans doute le plus important, des appuis intérieurs et extérieurs. Plus souvent qu’autrement, tous ces facteurs ralentissent le processus de décision en semant la confusion et la controverse. C’est un geste risqué, car dès lors qu’il est posé, il peut avoir des conséquences politiques et militaires incalculables. Il n’est donc pas surprenant de voir les hommes et les femmes politiques tergiverser lorsque vient le moment de prendre une décision sur une question militaire ou, plus souvent, d’appeler les soldats sous les drapeaux et de les dépêcher au-delà des mers, dans des « pays lointains dont on ne sait rien », pour reprendre la phrase célèbre de Neville Chamberlain.

Ainsi, l’histoire du Canada depuis le début du siècle est jalonnée de crises politiques déclenchées par des décisions mettant en cause l’utilisation de l’outil militaire pour répondre à des impératifs de politique étrangère. Ces crises confirment la première partie du constat que dressait Alexis de Tocqueville sur la guerre lorsqu’il écrivait, dans son fameux De la démocratie en Amérique, qu’« il y a deux choses qu’un peuple démocratique aura toujours beaucoup de peine à faire : commencer la guerre et la finir ».

Voici quelques illustrations de ce constat. Les crises de la conscription de 1917 et de 1942 ont profondément marqué les relations entre francophones et anglophones et provoqué de vives dissensions au sein des partis politiques. En 1963, les hésitations du gouvernement conservateur de John Diefenbaker au sujet du déploiement de missiles nucléaires américains en sol canadien ont précipité sa chute et lui ont certainement coëté le pouvoir lors des élections générales qui ont suivi. Dans un passé plus récent, l’engagement du Canada dans la guerre du Golfe ou dans celle du Kosovo ou le rôle qu’a joué l’OTAN en Bosnie n’ont pas fait l’unanimité parmi les Canadiens, même si ces décisions n’ont jamais provoqué de crises similaires aux précédentes. Il y a pourtant des exceptions : la guerre de Corée et les missions de paix de l’ONU. En effet, le Canada s’est engagé dans la guerre en 1951 sans que cela ne provoque la moindre controverse au pays et plus particulièrement au Québec. Quant à la participation aux missions de l’ONU, elle a généralement été bien accueillie par tous.

Pouvons-nous tirer quelques leçons de ces expériences pour éclairer la démarche que devrait prendre le gouvernement canadien lorsqu’il évalue l’opportunité et les risques de s’engager dans des interventions militaires à l’étranger? Je pense que oui, et j’illustrerai mon propos par deux exemples : la guerre du Golfe et celle du Kosovo.

Lorsque l’Irak envahit le Koweit le 2 aoët 1990, le Canada réagit rapidement. Il s’associe aux condamnations internationales mais prend un soin particulier à convaincre le président George Bush de gérer cette affaire par l’entremise des Nations unies. L’appui du Canada est à ce prix, rappellera Brian Mulroney au président américain lors d’un dîner en tête-à-tête à la Maison-Blanche le 6 aoët. Les Américains, pressés par l’ensemble de la communauté internationale, vont jouer le jeu de la collaboration avec l’ONU.

Pendant les six premiers mois de la guerre du Golfe, c’est-à-dire du 2 aoët jusqu’au déclenchement de l’attaque de la coalition multinationale le 16 janvier 1991, le gouvernement canadien justifiera sa participation au conflit par le fait que l’ONU autorise toutes les actions de cette coalition. Malgré cela, les Canadiens n’ont pas été des supporters enthousiastes de l’engagement de leur pays dans ce conflit. En fait, durant toute cette période, l’appui des Canadiens à leur gouvernement va fluctuer entre 40 et 60 p. 100. Au Québec, l’opposition à la politique gouvernementale est constante malgré l’appui du Parti québécois aux actions de la coalition multinationale. Quelques jours avant le déclenchement de l’offensive aérienne de la coalition multinationale, une majorité de Canadiens s’oppose toujours à l’entrée en guerre du Canada. Ce n’est qu’au lendemain du 16 janvier, alors que les forces alliées ne rencontrent presque aucune opposition de la part des Irakiens, que les Canadiens et les Québécois appuient la guerre. Et encore, les sondages révèlent des majorités qui sont loin des scores obtenus par les gouvernements américain, britannique et français.

Il faut noter ici, que, au cours de ces six premiers mois, l’opposition à la guerre a aussi été importante aux États-Unis. Comme l’a bien démontré John Mueller dans un ouvrage sur l’opinion publique américaine et la guerre du Golfe, à la veille du déclenchement de l’attaque de la coalition multinationale des sondages Gallup indiquent qu’entre 40 à 48 p. 100 des Américains s’opposent au déclenchement d’une guerre. Après le début de l’engagement toutefois, plus de 80 p. 100 des Américains appuient l’attaque. Au Canada, cet appui plafonnera à 64 p. 100.

Je pense qu’on peut expliquer la tiédeur des Canadiens envers cette intervention militaire par deux raisons : la division des élites et la pression des pacifistes. Les élites politiques canadiennes n’ont jamais été unanimes dans leurs réactions face à la politique du gouvernement Mulroney pendant la guerre du Golfe. Lorsque la crise éclate, le 2 aoët 1990, le premier ministre commet deux indélicatesses : il ne consulte pas les leaders de l’opposition avant d’annoncer l’envoi de trois navires dans le Golfe et refuse de rappeler le Parlement, qui ne doit reprendre ses travaux que le 24 septembre. La réaction est toute différente en Grande-Bretagne et en France. Dès les premiers jours de la crise, Margaret Thatcher et François Mitterrand associent les leaders de l’opposition aux décisions. En France, le président socialiste va même demander à trois leaders de l’opposition de droite de jouer les émissaires dans les pays arabes. Soudées, les élites politiques françaises et britanniques, de gauche comme de droite, à l’exclusion du Front national, vont appuyer leur gouvernement jusqu’à la fin des hostilités. Au Canada, l’appui de l’opposition se fera au compte-gouttes. Les néo-démocrates votent presque toujours contre le gouvernement, alors que les libéraux vont se déchirer jusqu’au lendemain du déclenchement de l’attaque de la coalition multinationale. De leur côté, les mouvements pacifistes réussissent à mobiliser une fraction de l’opinion publique autour des slogans comme « pas de guerre pour le pétrole ». Même si les foules qui manifestaient contre la guerre du Golfe n’ont pas l’ampleur de celles qui s’opposaient aux euromissiles ou aux politiques militaires de Ronald Reagan, leur action a certainement eu un effet perturbateur.

Dix ans plus tard, la guerre déclenchée le 23 mars 1999 par l’OTAN contre la Yougoslavie pour venir en aide aux Kosovars, se présente différemment. Les sondages évoqués par Michel Fortman et Pierre Martin dans leur exposé (voir Options politiques, janvier-février 2001) révèlent un appui de taille des Canadiens à la politique gouvernementale. Ainsi, dans quatre sondages menés en avril et mai 1999, donc pendant la guerre, les répondants appuient à plus de 70 p. 100 l’action de l’OTAN et donc la participation du Canada. Chose surprenante, les Canadiens sont même prêts à un déploiement de troupes au sol pour combattre les forces yougoslaves, alors que pendant la guerre du Golfe, le gouvernement Mulroney avait écarté cette option après avoir, entre autres, tenu compte de l’opposition des Canadiens à une participation à une offensive terrestre. L’attitude des Canadiens face au rôle de l’ONU est plus étonnante encore. Le Canada s’est toujours fait un point d’honneur d’engager ses soldats dans le règlement de certaines crises internationales seulement si l’ONU participait ou autorisait l’action en question. Pourtant, en comparant la guerre du Golfe à celle du Kosovo, on remarque que les Canadiens n’ont pas été ébranlés par cette doctrine. Mulroney a justifié toute son action par l’appui de l’ONU mais les Canadiens sont restés opposés à la guerre du Golfe jusqu’au 16 janvier 1991. Dans le cas du Kosovo, l’ONU a été contournée, ce qui n’a guère troublé les Canadiens, comme l’indique leur appui aux frappes de l’OTAN.

Sur le plan politique, le gouvernement Chrétien n’a pas été en butte à l’hostilité systématique des partis d’opposition ou même de mouvements organisés dans l’opinion publique, comme ce fut le cas pour le gouvernement Mulroney pendant la guerre du Golfe. Au contraire. Dès le début des frappes, le 23 mars 1999, tous les partis d’opposition ont appuyé le gouvernement. À de rares exceptions, et malgré la demande du NPD de suspendre les frappes aériennes, politiciens, pacifistes, intellectuels et journalistes ont soutenu l’action de l’OTAN, même pendant les épisodes les plus difficiles, comme les bavures contre des civils ou le bombardement de l’ambassade de Chine.

Comment expliquer cette différence de comportement durant les deux interventions? Il est difficile de donner une réponse définitive. J’ai déjà évoqué des variables comme la division des élites et l’action des mouvements pacifistes. Peut- être faudrait-il en ajouter une autre, extrêmement subjective je l’admets, qui porte sur la perception publique de la moralité de l’action militaire. Dans le cas du Koweit, l’opinion publique n’a pas été touchée par le sort réservé aux Koweïtiens, d’abord vus comme un peuple riche, anti-démocratique et très conservateur. Si les populations occidentales ont finalement appuyé l’action de leur gouvernement, il faut sans doute trouver la réponse dans les arguments portant sur le contrôle des réserves de pétrole, l’illégalité de l’annexion du Koweit, la menace que constituait l’arsenal chimique et nucléaire irakien. Au contraire, le sort des Kosovars a attiré la sympathie immédiate du public au détriment, sans doute, de toutes questions légales ou politiques.

Cela m’amène à parler du rôle que joue les médias dans l’orientation que prennent les décisions gouvernementales ou l’opinion publique. Il serait important, pense-t-on souvent en regardant CNN, de méditer ce que le magnat de la presse américaine William Randolph Hearst disait à son correspondant à Cuba lors de la guerre américano-espagnole de 1898 : « You furnish the pictures and I’ll furnish the war ». Il est vrai que Hearst avait un gros ego. Je pense que le rôle des médias est négligeable et accessoire, même si, de plus en plus, les gouvernements et les institutions doivent cultiver de bonnes relations avec les médias.

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Depuis une dizaine d’années, de nombreux observateurs, comme le chercheur John Mueller, et les journalistes Nick Gowing, de Channel 4, Johanna Neuman, de USA Today et Warren P. Strobel du Washington Times, ont analysé le rôle des médias durant les conflits. Mueller a étudié la guerre du Golfe alors que les trois journalistes ont analysé l’impact et le rôle des médias dans plusieurs guerres et interventions militaires. La conclusion générale qu’ils tirent de leurs études respectives est que les médias, particulièrement la télévision qui diffuse en direct des images de bombardements, n’ont pratiquement aucune influence sur le cours des événements. En fait, écrivent-ils, ils sont souvent à la traîne des gouvernements et, parfois, dans des conflits comme la Bosnie, ils poussent les preneurs de décision à seulement s’agiter ou à faire semblant de faire quelque chose. Comme l’a si bien noté Nick Gowing dans son étude sur les réactions occidentales à la crise bosniaque entre 1992 et 1995, « lorsque les gouvernements sont résolus à s’en tenir à une stratégie minimaliste, impliquant le moins de risques et de coëts possibles, les reportages télévisés sont impuissants à les contraindre à s’engager davantage ». Pour Johanna Neuman, ce qui a vraiment changé depuis quelque temps, c’est la vitesse avec laquelle les événements sont connus du grand public. Pour le reste, les diplomates et les décideurs en font toujours à leur tête.

Les organisateurs du colloque ont posé deux questions : Quelle doit être la réaction d’un gouvernement lorsque l’opinion publique réclame une intervention humanitaire dont on ne connaît suffisamment ni les coëts ni les conséquences? Et par quels moyens un gouvernement peut-il inciter l’opinion publique à soutenir des interventions qu’il estime conformes à l’intérêt national, alors même que leurs coëts sont difficiles à mesurer et encore plus difficiles à expliquer à la population?

À partir des exemples déjà cités, on peut affirmer qu’il ne sera jamais aisé pour un gouvernement démocratique de susciter l’appui général et constant du public envers une intervention militaire. Tout est question de circonstances internes et externes, d’enjeux, du lieu où l’intervention doit se dérouler, etc. Ainsi, à chaque étape de la crise du Golfe, le président George Bush et le premier ministre Brian Mulroney ont dë utiliser toutes leurs ressources politiques et diplomatiques et faire preuve d’un remarquable leadership pour rallier une partie, et une partie seulement, de leurs concitoyens à leur politique d’intervention contre l’Irak. Pour leur part, le président Clinton et le premier ministre Chrétien n’ont pas eu les mêmes soucis en ce qui concerne l’intervention de l’OTAN au Kosovo.

Il reste que l’on peut tirer quelques leçons des exemples déjà cités pour répondre aux deux questions des organisateurs du colloque.

Premièrement, le gouvernement doit faire preuve de leadership politique. Il est essentiel qu’il adopte dès le début d’une crise qui conduira à une intervention militaire une position claire, ferme et déterminée.

Deuxièmement, il faut s’assurer que le gouvernement est uni dans sa position sur la question. Paul Tellier, ancien secrétaire du Conseil privé pendant la guerre du Golfe, a déjà déclaré que le gouvernement Mulroney a traversé cette épreuve, sans trop de difficultés, grâce à la grande discipline que les ministres s’étaient imposée pendant la guerre. Ils ont livré un seul message, sans jamais se contredire.

Troisièmement, dès le début d’une crise, un gouvernement devrait toujours s’assurer de l’appui des partis d’opposition. En général, au Canada, il existe un consensus parmi les principaux partis sur les grandes orientations de politique étrangère et de défense.

Quatrièmement, il ne faut pas croire que l’opinion publique est réfractaire à l’idée de voir des soldats mourir lors d’une opération militaire. Dans un article publié au printemps dernier dans la revue World Policy Journal sur l’institution militaire aux États-Unis, Don M. Snider rappelle que la population américaine n’est pas hostile aux pertes militaires. Il cite une étude du Triangle Institute of Security Studies, de Chapel Hill, en Caroline du Nord, qui révèle que dans le cas de missions humanitaires ou de maintien de paix, la population est moins réticente que les leaders militaires ou politiques à voir des soldats mourir.

Cinquièmement, comme l’indiquent les recherches du Triangle Institute mais aussi celles présentées par Fortman et Martin, le gouvernement canadien doit s’appuyer sur le fort consensus qui existe dans l’opinion publique au sujet du maintien d’un rôle internationaliste pour le Canada, rôle qui comprend des interventions sous forme de missions de paix ou d’actions humanitaires musclées. Le public est moins frileux que certains politiciens, chercheurs et journalistes ne le croient.

Sixièmement, si les relations avec les médias sont importantes, il ne faut pas croire que ce sont eux qui peuvent changer les orientations de politique étrangère et de défense. Au contraire. Le gouvernement doit apprendre à utiliser les médias pour défendre systématiquement sa position et bien l’expliquer à la population. En ce sens là, Jamie Shea, porte-parole de l’OTAN pendant la guerre du Kosovo, avait raison lorsqu’il disait que les dirigeants de l’Alliance devaient s’occuper de toujours communiquer avec le public. Toutefois, il reste que n’importe quelle stratégie médiatique ne remplacera jamais un leadership vigoureux et un message clair. En leur absence, les médias ne feront que refléter le vide, la confusion et la division qui se seront installés dans les lieux de pouvoir.

Jocelyn Coulon
Jocelyn Coulon est chercheur au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM). Il a été conseiller politique du ministre des Affaires étrangères en 2016-2017. Il vient de publier À quoi sert le Conseil de sécurité des Nations unies ? aux PUM.

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